Full text of "Salons"
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FR ba. h'So
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IRANSFERRED TO
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HARVARD
COLLEGE
LIBRARY
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OEUVRES
DE
DENIS DIDEROT
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SALONS
TOME II.
A PARIS,
CHEZ J. L. J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE sâirt'-andré-des-arts, k'. 68.
M DCCC XXI.
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SALON DE 1767.
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SiLOKS. TOMI II.
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SALON DE 1767.
A MON AMI M. GRiMM.
Nb vous attendez pas ^ mon ami ^ que je sois
aussi riche ^ aussi Tarie ^ aussi sage^ aussi fou,
aussi fécond cette fois que j'ai pu Tétre aux Sa-*
Ions précédeots. Tout s'épuise. Les artistes di-*
Tersifierout leurs compositions à l'infini; mais les
règles de l'art^ ses principes et leurs applications,
resteront bornés. Peut-être avec de nouTclles cou**
naissaaices acquises > d'autres secours, le choix
d'une forme originale , réussirais-je à conserrer
le charme de l'intérêt à une matière usée : mais
je n'ai rien acquis; j'ai perdu Falconet; et la
forme originale dépend d'un moment qui n'est
pas venu. Supposezr-moi île retour d'un voyage
d'Italie , et l'imagination pleine des chefs-d'œu«*
vre que la peinture ancienne a produits dans cette
contrée. Faites que les ouvrages des écoles fla-
mande et française me soient familiers. Obtenes
des personnes opulentes , auxquelles vous desti-
nex mes cahiers , l'ordre ou la permission de faire
prendre des esquisses de tous les morceaux dont
j'aurai à les entretenir ; et je yofBki^ r(^nds d'uat
I.
4 SALON DE i7(^.
Salon tout nouveau. Les artistes des siècles passés
mieux connus ^ je rapporterais la manière et le
faire d'un moderne ^ au faire et à la manière de
quelque ancien la plus analogue à la sienne ; et
vous auriez tout de suite une idée plus précise de
la couleur , du style et du clair-obscur. S'il y
avait une ordonnance, des incidents , une figure,
une tête , un caractère , une expression empruntés
de Raphaël , des Carraches , du Titien , ou d'un
autre, je reconnaîtrais le plagiat, et je vous le
dénoncerais. Une esquisse, je ne dis pas faite avec
esprit , ce qui serait mieux pourtant , mais un
simple croquis , suffirait pour vous indiquer la
disposition générale , les lumières , les ombres ,
la position des figures, leur action , les masses,
les groupes, cette ligne de liaison qui serpeiite
et enchaîne les différentes parties de la composi-
tion; vous liriez ma description, et tous auriez
ce croquis sous les yeux ; il m'épargnerait beau-
coup de mots; et vous entendriez davantage. J'es-
père biep que nous ^étirerons des greniers de
notre ami ces immenses portefeuilles d'estampes ,
abandonnés aux rats , et que nous lés feuilleterons
encore quelquefais : mais qu'est-ca qu'une estampe
en comparaison d'un tableau? Connaît-on Virgile,
Homère , quand on a lu Desfontaines ou Bitaubé?
Pour ce voyage d'Italie si souvent projeté , il ne
se fera jamais. Jamais , mon ami , nous ne nous
embrasserons dans cette demeure antique , silen^
r
SALON DE 1767. 5
cieuse et sacrée ^ où les hommes sont venus si
souvent accuser leurs erreurs ou exposer leurs
besoins ; sous ce Panthéon ^ sous ces voûtes obs-^
cures où nos âmes devaient s'ouvrir sans réserve^
et verser toutes ces pensées retenues , tous ces
sentiments secrets ^ toutes ces actions dérobées j
tous ces plaisirs cachés^ toutes ces peines dévoréesy
tous ces mystères de iiotre vie , dont l'honnêteté
scrupuleuse interdit la confidence à l'amitié même
la plus intime et la moins réservée. Eh bien ! mon
ami^ nous mourrons dohc sans nous: être parfai<^
tement connus ; et vous n'aurez point obtenu de
moi toute là justice que vous méritiez. Consolez-
vous ; j'aurais été vrai , et j'y aurais peut-être
autant perdu que vous y auriez gagné. Combien
de côtés en moi, que je craindrais de montrer
tout nus! Eùcore une fois, consolez-vous ; il* est
plus doux d'estimer infiniment son ami , que d'en
être infiniment estimé. Une autre raison de la
pauvreté de ce Salon-ci, c'est que plusieurs ar-
tistes de réputation ne sont plus , et que d'autres
dont les bonnes et les mauvaises qualités m'au-
raient fourni une récolte abondante d'observa-
tions, ne ^'y sont pas montrés cette année; It^'jr
avait rien ni de Pierre> ni de Boucher > ni de La
Tour , ni dé Bachelier , ni de Greuze. Ils ont^dit,
pour leurs raisons , qu'ils étaient las de s'exposer
aux bêtes , et d'être déchirés. Quoi'! M. Boucher,
vous à qui les progrès et la durée de l'art devraient
^ SALON DE 1^7.
être specialemait k cœur , en qualité de premier
pantre du roi , c'^st au moment ou tous obtenez
<2e titre 9 que tous donnes la première atteinte à
une de nos plus utiles institutions^ et cela par la
cramte d'entendre une Terité dure ? Vous n'ayei^
pas conçu quiclle p^uTait être la ^te de votre
exemple ! Si les grands maîtres se retijnefit , lt&
aabaltemes se retireront > ne fût-ce que pour se
donner un air de grands maîtres ; imntèi les muxvs
du Leurre seront tout &is , on ne seront couver^
xpxe du barboftuUage de polissons > qui ne ^s'expo-
seront que parce qu'ils n Wt rien i perdre k ae
laisser voir ; ^ cette Intte annuelle et pnJ^Uque
des artistes venant à cesser , Tart s'acheminera
rapidement à sa décadence. Mais, A «cette considé-
ration la plus importante 9 il s'en joint une lantre
qui n'est pas k négliger. Voici comment raisonnait
la plupart des hommes opulents qui pocupent las
grands artistes. La somme que je vais mettre en
dessins de Boucher , en tableaux de Vernet , d^
Casanove , de Louthei^Kmrg, est placée au plus
haut intérêt.- Je jouirai toute ma vie de la vue
d'un excellent morceau. L'artiste mourra ; et mes
enfants ou moi nous reUrerons de ce morceau
vingt fois le prix de son premier achat. Et c'est
très-bien raisonné; et les héritiers voient sans
chagrm un pareil emploi de la rich^se qu'ils
convoitent. Le cabinet de M. de Julienne a rei^du
k la vente beaucoup au-delà de ce qu'il avait
i
- SALON DE 1767. 7
^oAté» J'ai À présent sous mes yeux un paysage
que Yeruet fit à Rome paur un habit ^ Teste et
culotte^ etqui yient d'être acheté mille ëeus. Quel
rapport y a-4*il entre le salaire qu'on accordait
aux maît^s anciens ^ et la Taleur que nous mett-
ions à ieuk*s ouTrages? Ils ont donne ^ pour un mor*
ceau de pain , telle composition que nous offri^-
rioBS inutilement de couvrir d'or. Le broeantewr
ne TOUS lâchera pas un tableau du Corrège pour
un sac d'argent dix fois aussi lourd que le sac de
liards sous lequel un infâme cardinal le fit mou-
rir (i). Mais à quoi cela reTtent-il^ me direc-
TOUS? Qu'estH^e que l'histoire du Corrège et la
▼enle des tableaux de M. de Julienne ont de com-
mun àyec l'exposition publique et le Salon ? vous
allez l'entendre. L'homme habile y k qui l'homme
riche denuinde un m^ceau qu'il puisse laisser à
sop enfaut , à scm héritier , comme un effet pré-
cieux , ne sera plus arvêié par mon jugement >
par le vôtre; par le respect qu'il se portera à
lui-même > par lax^raintede perdre sa réfmtatkm :
ee n'est plus pour la nation ^ c'est pour un par-
ticulier qu'il travaillera , et vous n'en obtiendres
(i) Antoine Allcgridit if0C(yr9ég», mourut m fS54« pif nile
à^vate fièrrç qu'il ga^gna & son i^tour 4o Parme où il âai^ allé T0r
cevoir le prix d'un tableau pour le d6ine de 1# cathédrale. Ije cha-
pitre , peu reconnaissant^ le lui avait payé 300 lirTes en monnaie
de euirre <[Ue te Corrège eut Tempressement de porter 4 9a famille
pendant la plus grande dia]|ftir det'été. ia^tf.
8 SALON DE 1767.
qu'un ouvrage médiocre, et de nulle valeur. On
ne saurait opposer trop de barrières à la paresse ,
à l'avidité , à l'infidélité ; et la censure publique
est une des plus puissantes. Ce serrurier, qui
avait femme et enfants , qui n'avait ni vêtement
ni pain k leur donner , et qu'on ne put jamaiis ré-
soudre, à quelque prix que ce fût, à faire une
onauvaise gâche, fut un enthousiaste très -rare.
Je voudrais donc que M. le directeur des aca-
démies obtînt un ordre du roi, qui enjoignît, soi:^
peine d'être exclus , à tout artiste , d'envoyer au
Salon deux morceaux au moins , au peintre <leux
tableaux ,- au sculpteur une statue ou deux mode*-
les. Mais ces gens, qui.se moquent de la gloire
de la nation , des progrès et de la durée de l'art,
de l'instruction et de l'amusement publics,, n'en-
tendent rien à leur propre intérêt. Combien de
tableaux seraient demeiinés des années entières
dans l'ombre de l'atelier , s'ils n'avaient point été
exposés? Tel particulier va promener au Salon
son désoeuvrement et son ennui , qui y prend ou
reconnaît en lui le goût de la peinture. Tel autre
qui en a le goût ,' et n'y était allé chercher qu'un
quart-d'heure d'amusement , y laisse une somme
de deux mille écus. Tel artiste médiocre s'annonce
en un instant à toute la ville pour un habile
homme. C'est là que cette si belle chienne d'Où-
dry, qui décore adroite notre synagogue(i), atten-
(i) La maison du baron dTIolbach. £dit'.
SALON DE 1767. 9
dait le baron notre ami . Jusqu'à lui personne ne l'a-
Tait regardé^; personne n'en avait senti le mérite ;
et l'artiste était désolé. Mais ^ mon ami , ne nous
refusons pas au récit des procédés honnêtes. Cela
vaut encore mieux que la critique ou l'éloge d'un
tableau. Le baron voit cette chienne , l'achète ; et
à l'instant voilà tous ces dédaigneux amateurs
furieux et jaloux. On vient ; on l'obsède ; on lui
propose deux fois lé prix de son tableau. Le baron
va trouver l'artiste, et lui demande la permission
de céder sa chienne à son profit (1). Non , mon-
sieur. Non , lui dit l'artiste. Je suis trop heureux
que mon meilleur ouvrage appartienne à un
homme qui en connaisse le prix. Je ne consens à
rien , je n'accepterai rien ; et ma chienne vous
restera. Ah ! mon ami ^ la maudite race que celle
des amateurs ! Il faut que je m'en explique y et
que je me soulage ^ puisque j'en ai l'occasion.
Elle commence à s'éteindre ici , où elle n'a que
trop duré et fait trop de mal. Ce sont ces gens-là
qui décident à tort et à travers des réputations ;
qui ont pensé faire mourir Greuze de douleur et
de faim ; qui ont des galerie^ qui ne leur coûtent
guères; des lumières ou plutôt des prétentions
qui ne leur coûtent rien ; qui s'interposent entre
l'homme opulent et l'artiste indigent; qui font
(i) Ce trait de générosité du baron d'Holbach est à ajouter
à ce que nous rapportons de lui dans la note des pages 1 15 et sui-
vantes du tome xii. Ëoit*.
1
lO SALON OS iTÔf.
payer au talent la protection qu'ils lut aecordent ;
qui lui ouvrent ou ferment les portes; qui se
serrent du besoin qu'il a d'eux pour disposer de
son tenaps; qui le mettent à contribution; qui lui
arrachent à vil prix ses meilleures productions ;
qui sont i TâffiU^ embusqués derrière son cheTalet;
qui l'ont condamné secrètement à la mendicité ,
pour le tenir esclave et dépendsmt ; qui prêchent
sans cesse la modicité de fortune comme un ai^
guillon nécessaire k Tartiste et k l'homme de let-
tres p parce que , si la fortune se réunissait une
fois aux ^lents et aux lumières , ils ne seraient
plus rien ; qui décrient et ruinent le peintre et le
Statuaire 9 s'il a de la hauteur et qu'il dédaigne
leur protection ou leur conseil ; qui le gênent ^ le
troublent dans son atelier ^ par l'importunité de
leur présence et l'ineptie de leurs conseils; qui
le découragent , qui l'éteignent , et qui le tiennent
tant qu'ils peuvent dans l'alternative cruelle de
sacrifier ou son génie , ou sa fierté y ou sa Ibrtune.
J'en ai entendu ,■ moi qui vous parle ^ un de ces
hommes > le dos appuyé contre la cheminée de
l'artiste 9 le condamner impudemment^ lui et
tous ses semblables ^ au travail et à l'indigence ;
et croire par la plus malhonnête compassion ré-
parer les propos les plus malhonnêtes ^ en pro-
mettant l'aumône aux enfants de l'artiste qui
l'écoutait. Je. me tus , et je me reprocherai toute
ma vie mon silence et ma patience. Ce seul in-
SALOK DE 1767. 11
cony^aient suffirait pour hâter la décadence de
Tart, surtout lorsque Ton considère que Tachar-
oement de ces amateurs contre les grands artistes^
▼a quelquefois jusqu'à procurer aux artistes mé-
diocres f le profit et l'honneur des ouyrages pu-
lilics. Mais comment voulez-Tous que le talent
résiste et que l'art se conserve y si tous joignez à
cette épidémie vermineuse la multitude de sujets
perdus pour les lettres et pour les arts^ par la
juste répugnance des parents à abandonner leurs
enfants à un état qui les menace d'indigaice? L'art
demande une certaine éducation ; et il n'y a que
les citoyens qui sont pauvres , qui n'ont presque
^aucune ressomice , qui manquent de toute pers-
pective y qui permettent à leurs en&nts de pren-
dre le crayon. Nos plus grands artistes sont sortis
des plus basses conditions. U faut entendre les
cris d'une famille honnête ^ lorsqu'un enfant y en-
trainé par son goût y se met à^ dessiner ou à faire
des Ters# Demandez à un père y dont le fils donne
4lans l'un ou l'autre de ces travers ^ que fait votre
fils ? Ce qu'il fait ? il est perdu ; il dessine y il fait
des vers. N'oublies pas parmi les obstacles à la
perfection et à la durée des beaux arts y je ne dis
pas la richesse d'un peuple y mais ce luxe qui dé-
grade les grands talents y on les assujétissant à
de petits ouvrages y et les grands sujets en les ré-
duisant à la bambochade ; et pour vous en con-
vaincre y voyez la Vérité , la Vertu , la Justice , la
" SALON HE 1767.
Religion ajustées par La Grénée , pour le boudoir
d'un financier. Ajoutez à ces causes la déprava-
tion des moeurs , ce goût effréné de galanterie
universelle , qui ne peut supporter quç les ou-
vrages du vice , et qui condamnerait un artiste
moderne à la mendicité^ au milieu de cent chefs-
d'œuvre dont les sujets auraient été empruntés
de l'histoire grecque ou romaine. On lui dira :
oui ; cela est beau^ mais cela est triste ; un homme
qui tient sa main sur un brasier ardent , des
chairs qui se consument , du sang qui dégoutte :
ah fi ! cela fait horreur ; qui voulez-vous qui re-
garde cela ?. Cependant on n'en parle pas moins
-chez ce peuple de l'imitation de la belle nature;
et ces gens qui parlent sans cesse de Fimitation
de la belle nature , croient de bonne foi qu'il y a
une belle nature subsistante , qu'elle est , qu'on
la voit quand on veut , et qu'il n'y a qu'à la co-
pier. Si vous leur disiez que c'est un être tout-à-
£siit idéal , ils ouvriraient de grande yeux , ou ils
vous riraient au nez ; et ces derniers seraient peut-
être des artistes plus imbéciles que les premiers,
en ce qu'ils n'entendraient pas davantage qu^eux ,
et qu'ils feraient les entendus. Dussiez-vous^ mon
ami ^ me comparer à ces chiens de chasse mal
disciplinés , qui courent indistinctement t^ut le
gibier qui se lève devant eux; puisque le propos
en est jeté, il faut que je le suive et que je me
mette aux prises avec un de nos artistes les plus
I
i
SALOIf DE 1567- x5
éclairés. Que cet artiste ironique hoche du nez
quand je me mêlerai du technique dé son métier^
à la: bonne heure ; niais s'il me contredit y quand
il s'agira de l'idéal de son art ^ il pourrait bien
me donner ma revanche. Je demanderai donc à
cet artiste : si tous aviez choisi pour modèle la
plu6 belle femme que vous connussiez ^ et que
vous eussiez rendu avec le plus grand scrupule
tous les charmes de son visage^ croiriez - vous
avoir représenté la beauté ? Si vous me répondez
que oui \ le dernier de vos élèves vous démentira,
et vous dira que vous avez fait un portrait. Mais
s'il y a un portrait du visage , il y a un portrait
de Toeil , il y a un portrait du cou , de la gorge,
du ventre , du pied, de la main, de Torteil, de
l'ongle : car , qu'est - ce qu'un portrait , sinon la
représentation d'un être quelconque individuel ?
Et ^i vous ne reconnaissez pas aussi promptement,
aussi sûrement , à des caractères aussi certains ,
l'ongle portrait que le visage portrait, ce n'est
pas que la chose, ne soit, c'est que vous l'avez
moins étudiée j c'est qu'elle offre moins d'étendue;
c'est que ses caractères d'individualité sont plus
petits, plus légers et plus fugitifs. Mais vous m'en
imposez , vous vous en imposez à vous-même , et
vous en savez plus que vous ne dites. Vous avez
aenti la différence de l'idée générale et de la chose
individuelle jusque dans les moindres parties ,
puisque vous n'oseriez pas m'assurer , depuis le
i4 SALON DE 1767.
moment oh tous prîtes le pinceau jusqu'à ce jour^
de TOUS être assujëti à Timitation rigoureuse
d'un chereu. Vous y avez. ajouté^ vous en avez
supprime ; sans quoi vous n'eussiez pas fait une
image première ^ une copie de la Térité , mais un
portrait ou une copie de copie, (pa/laurfialoç , aux
et}afieicLç, le fantôme et non la chose ; et vous n'au-
riez ëtë qu'au troisième rang, puisqu'entre la
vëritë et Totre ouvrage , il y aurait eu la vérité
ou le prototype , son fantôme subsistant qui vous
sert de modèle , et la copie que vous faites de
cette ombre mal terminée de ce fantôme. Votre
ligne n'eût pas été la véritable ligne , la ligne de
beauté, la ligne idéale , mais une ligne quelcon-
que altérée , déformée , portraitique , indivi-
duelle ; et Phidias aurait dit de vous rpiroç i&li
d^d nniç xoAîfe ywdLOtoç luù d?^y0iiaç ^ vous n^êtes
qu^au troisième rang après la belle femme et la
beauté; et il aurait dit vrai : il y a entre la vé-
rité et son image ^ la belle femme individuelle
qu'il a choisie pour modèle. Mais , me dira Far-
ttste qui réfléchit avant que de contredire , où
est donc le vrai modèle , s'il n'existe ni en tout ni
en partie dans la nature ; et si l'on peut dire de
la plus petite et du meilleur choix , (papicia'fietloç ,
(mdhBdaçl A cela , je répliquerai : et quand je
ne pourrais J>as vous l'apprendre , en aurîez-vous
moins senti la vérité de ce que je vous ai dit ?
En serait-il moins vrai que pour un œil micros-
SALON DE 1767. i5
copiqne , Fîmitatioii rigoureuse d'uH ongle , d'un
cheveu ^ ne Ait un portrait ? Mais je vais tous
montrer que tous avez cet œil^ et que tous tous
en serrée sans cesse. Ne couTenezs-TOus pas que
tout être , surtout animé , a ses fonctions^ ses pas-
sions déterminées dans la Tie ; et qu'aTec l'exer*
cice et le temps , ces fonctions ont dû répandre
sur toute son organisation une altération si mar-
quée quelquefois ^ qu'elle ferait dcTiner la fonc-
tion? Ne couTenez-Tous pas que cette altération
n'affecte pas seulement la masse générale; mais
qu'il est impossible qu'elle affecte la masse gé-
nérale y sans affecter chaque partie prise séparé- ~
ment ? Ne conTenez-TOus pas que , quand tous
aTez rendu fidèlement , et l'aftération propre à la
masse y et l'altération conséquente de chacune de
ses parties , tous aTez fait le portrait ? Il y a donc
une chose qui n'est pas celle que tous aTez peinte>
et une chose que tous ATez peinte qui est entre
le modèle premier et Totre copie? — Mais du est
le nuxièle premier ? — Un moment , de grâce, et
nous y Tiendrons peut^tre. Ne couTcnez - tous
pas encore que les parties molles intérieures de
l'animal ^ les premières déTcIoppées , disposent
de la forme des parties dures? Ne conTCnez-Tôus
pas que cette infli^ence est générale sur tout le
système ? Ne conTcnez-Tous pas qu'indépendam-
ment des fonctioais journalières et habituelles qui
anrïiient bientôt gâté ce que Nature aifrait supé-
l6 SALON DE 1767.
rieurement fait , il est impossible d'imaginer ,
entre tant de causes qui agissent et réagissent dans
la formation , le développemept , l'accroissement
d'une machine aussi compliquée ^ un équilibre
si rigoureux et si continu ^ que rien n'eût péché
d'aucun côté , ni par excès, ni par défaut? Con-
venez que , si vous n'êtes pas frappé de ces obser-
vations ^ c'est que vous n'avez pas la première
teinture d'anatomie ^ de physiologie , la première
notion de la nature. Convenez du moins que , sur
cette multitude de têtes dont les allées de nos jar-
dins fourmillent un beau jour , vous n'en trouve-
rez pas une dont un des profils ressemble à l'autre
profil; pas une dont un des côtés de la bouche
ne diffère sensiblenlent de l'autre côté ; pas une
qui 9 vue dans un miroir concave, ait un seul
point pareil à un autre point. Convenez qu'il
parlait en grand artiste et en homme de sens , ce
Vernet , lorsqu'il disait aux élèves de l'école oc-
cupés de la caricature ' : oui, ces plis sont grands^
larges et beaux; mais songez que vous ne les re-
verrez plus. Convenez donc qu'il n'y a et qu'il ne
peut y avoir ni un animal entier subsistant , ni
aucune partie de l'animal subsistant que vous
puissiez prendre à la rigueur pour modèle pre-
' Â Vécole , une fois la semaine , les élèves s'assemblent. Un
d'çux sert de modèle. Son camarade le pose et Tenveloppe ensuite
d'une pièce d'étoffe blanche , la drapant le mieux qu'il peut ; et
c'est là ce qu»on appelle faire la caricature.
SALON DE 1767. ï?
mier. Convenez donc que ce modèle est purement
ide'al , et qu'il, n'est emprunté directement d'au-
cune image individuelle de Nature , dont la copie
scrupuleuse vous soit restée dans l'imagination y
et que vous puissiez appeler derechef, arrêter
sous vos yeux et recopier servilement , à moins
que vous ne veuillez vous faire portraitiste* Con-
venez donc que , quand vous faites beau , vous
ne faites rien de ce qui est , rien même de ce qui
peut être. Convenez donc que la différence du
portraitiste et de vous , homme de génie , consis-
tant essentiellement en ce que le portraitiste rend
fidèlement Nature comme elle est , et se fixe par
goût au troisième rang ; et que vous qui cherchez
la vérité y le premier modèle , votre effort continu
est de vous élever au second.— Vous m'embar-
rassez : mais tout cela n'est que de la métaphysi-
que,—Eh ! grosse bête , est-ce que ton art n'a pas
sa métaphysique? Est-ce que cette métaphysique,
qui à pour objet la nature , la belle nature , la
vérité y le premier modèle auquel tu te conformes
sous peine de n'être qu'un portraitiste , n'est pas
la plus sublime métaphysique? Laisse -là ce re-
proche que les sots y qui ne pensent point y font
aux hommes profonds qui pensent, — Tenez, sans
m'alambiquer tant l'esprit , quand j^ veux faire
une statue de belle femme , j'en fais déshabiller
un griand nombre ; toutes m'offrent de belles par-
ties et des parties difformes; je prends de chacune
SalOMS. tome II. .2
î8 SALON DE 1767.
ce qu'elles oht de beau.— ^ Eh! à quoi le recon-
nais-tu?-—Mais à Irf conformité avec l'antique ,
que j'ai beaucoup étudie'. — Et si l'antique n'était
pas y comment t'y prendrais-tu ? Tu ne me ré-
ponds pas. Ecoute-moi donc y car je vais tâcher
de t'expliquer comment les Anciens^ qui n'avaient
pas d'antiques , s'y sont pris ,• comment tu es de-
venu ce que tu es , et la raison d'une routine
bonne ou mauvaise que tu suis sans en avoir ja-
mais recherché l'origine. Si ce que je te disais,
tout à l'heure est vrai , le modèle le plus beau ,
le plus parfait d'un homme ou d'une femme , se-
rait un homme ou une femme supérieurement
propre à toutes les fonctions de la vie , et parvenu
à Tâge du plus entier développement^ sans en
avoir exercé aucune. Mais comme la nature né
nous montre nulle part ce modèle y ni total ni
partiel ; comme elle produit tous ces ouvrages
viciés; comme les plus parfaits qui sortent de
son atelier ont été assujétis à des conditions y des
fonctions , des besoins qui les ont encore défor-
mésj comme par la seule nécessité sauvage de se
conserver et de se reproduire , ils se sont éloignés
de plus en plus de la vérité , du modèle premier,
de l'image intellectuelle, en sorte qu'il n'y a point,
qu'il n'y eut jamais , et qu'il ne peut jamais y
avoir ni un tout, ni par conséquent une seule
partie d'un tout qui n'ait souffert j sais-tu , mon
ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont
SALON DE 1767. 19
fait ? Par une longue observation , par une expé-
rience consommée ^ par la comparaison des or-
ganes a^ec leurs fonctions naturelles , par un tact
exquis , par un goùt^ un instinct ^ une sorte d'ins-
piratiqp donnée à quelques rares génies, peut-être
par un projet naturel à un idolâtre, d'élever
l'homme au-dessus de sa condition , et de lui im-
primer un caractère divin , un caractère exclusif
de toutes les servitudes de notre vie chétive ,
pauvre > mesquine et misérable, ils ont commencé
par sentir les grandes altérations, les difformités
les plus grossières, les grandes souffrances. Voilà
le premier pas qui n'a proprement réformé que
la masse générale du système animal , ou quel-
ques unes de ses portions principales. Avec le
temps , par une marche lente et pusillanime, par
un long et pénible tâtonnement , pat* une notion
sourde , secrète d'analogie , le résultat d'une in-
finité d'observations successives dont la mémoire
s'éteint et dont Feffet reste , la réforme s'est éten-
due à de moindres parties, de celles-ci à de moin-
dres encore , et de ces dernières avix plus pe-
tites , à l'ongle , à la paupière , aux cils , aux che-
veux , effaçant sans relâche et avec une circons-
pection étonnante les altérations et difformités
de Nature viciée , ou dans son origine , ou par les
nécessités de àa condition, s'éloignant sans cesse
du portrait , de la ligne fausse , pour s'élever au
vrai modèle idéal de la beauté , à la ligne vraie ;
2.
30 SALON DE 1767.
ligne vraie^ modèle idéal de la beauté^ qui n'exista
nulle part que dans la tête des Agasias y des Ra-
phaël^ des Poussin^ des Pujet, des Pigal, des Fal-
connet ; modèle idéal de la beauté y ligne vraie y
dont les artistes subalternes ne puisent des notions
incorrectes y plus ou moins approchées y que dans
- l'antique ou dans les ouvrages incorrects de la
nature; modèle idéal de la beauté^ ligne vraie ^
que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs
élèves aussi rigoureusement qu'ils la conçoivent ;
modèle idéal de la beauté y ligne vraie y au-dessus
de laquelle ils peuvent s'élancer en se jouant y
pour produire le chimérique y le Sphinx^ le Cen-
taure y THippogryphe y le Faune y et toutes les na-
tures mêlées y au-dessous de laquelle ils peuvent
descendre pour produire les différents portraits
de la vie, la charge, le monstre, le grotesque,
selon la dose de mensonge qu'exige leur composi-
tion et l'effet qu'ils ont à produire ; en sorte que
c'est presque une question vide de sens, que de
chercher jusquoîi il faut se tenir approché ou
éloigné du modèle idéal de la beauté , de la ligne
vraie; modèle idéal de la beauté, ligne vraie
non traditionnelle, qui s'évanouit presque avec
l'homme de génie j qui forme pendant im temps
•l'esprit, le caractère, le goût des ouvrages d'un
peuple, d'un siècle , d'une école; modèle idéal de
la beauté y ligne vraie , dont l'homme de génie
aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon
^
SALON DE 1767. ^i
le climat y le gouyernement , les l'ois 5 les cif cons-
tances qui l'auront tu naître ; modèle idéal de là
beauté^ ligne vraie , qui se corrompt^ qui se perd
et qui ne se retrouyerait peut-être parfaitement
chez un peuple , que par le retour à Fétat de bar-
barie ; car c'est la seule condition où les hommes^
convaincus de leur ignorance , puissent se résou-;
dre à la lenteur du tâtonnement ; les autres res-
tent médiocres^ précisément parce qu'ils naissent^
pour ainsi dire , savants. Serviles et presque stu-
pides imitateurs de ceux qui les ont précédés ,
ils étudient la nature comme parfaite^ et non
comme perfectible; ils vont la chercher, non
pour approcher du modèle idéal et de la ligne
vraie 9 mais pour . approcher de plus près de la
copie de ceux qui l'ont possédée. C'est du plu^
habile d'entre eux , que le Poussin a dit qu'il était
un ange en comparaison des modernes , et un àiie
en comparaison des Anciens. Les imitateurs scru-
puleux de l'antique ont sans cesse les yeux atta-
chés sur le phénomène ; mais aucun d'eux n'en a
la raison. Us restent d'abord un peu au-dessous
de leur modèle ; peu à peu ils s'en écartent davan-
tage , du quatrième degré de portraitiste , de co-
piste, ils se ravalent au èentième. Mais , me
dirœ-vous , il est donc impossible à nos artistes
d'égaler jamais les Anciens? Je le pense , du
moins en suivant la route qu'ils tiennent , en n'é-
tudiant la nature , en ne la recherchant, en ne
V
rv->
sr
33 SALON DE 1767.
la trouvant belle que d'après des copies antiques ^
quelques sublimes qu'elles soient 5 et quelque fi-
dèle que puisse être l'image qu'ils en ont. Ré-
former la nature siir l'antique, c'est suivre la
route inverse des Anciens qui n'en avaient point ;
c'est toujours travailler d'après une copie. Et
puis, mon ami , croyez- vous qu'il n'y ait aucune
différence entre être de l'école primitive et du
secret , partager l'esprit national , être animé de
la chaleur, et pénétré des vues, -des procédés,
des moyens de ceux qui ont fait la chose , et voir
simplement la chose faite ? croyez-vous qu'il n'y
ait aucune différence entre Pigal et Falconnet à
Paris , devant le gladiateur , et Pigal et Falconnet
dans Athènes , et devant Agasias? C'est un vieux
conte , mon ami , que pour former cette statue
vraie ou imaginaire que les Anciens appelaient
la règle , et que j'appelle le modèle idéal ou la
' ligne vraie , ils aient parcouru la nature , em-
pruntant d'elle dans une infinité d'individus les
plus belles parties dont ils composèrent un tout.
Comment est-ce qu'ils auraient reconnu la beauté
de ces parties? De celles surtout qui, rarement
exposées à nos yeux , telles que le ventre , le haut
des reins , l'articulation des cuisses ou des bras ,
où le poco più et le pocç mena sont sentis par un
si petit nombre d'artistes , ne tiennent pas le nom
de belles de l'opiiiion populaire, que l'artiste
trouve établie en naissant, et qui décide son ju-
^
SALON DE 17Ô7. ^5
gement* Entre la beauté d'une forme et sa diffor-
mité ^ il n'y a que l'épaisseur d'un cheyeu ; com-
ment aTaient--ils acquis ce tact qu'il faut avoir ^
ayant que de rechercher les formes les plus belles
éparses^ pour en composer un tout? Voilà ce
dont il s'agit. Et quand ils eurent rencontré ces
formes 9 par quel moyen incompréhensible les
réunirent-ils ? Qu'est-ce qui leur inspira la véri-
table échelle à laquelle il fallait les réduire ?
Avancer un pareil paradoxe^ n'est-ce pas pré-
tendre que ces artistes avaient la connaissance
la plus profonde de la beauté ^ étaient remontés
à son vrai modèle idéal ^ à la ligne de foi , avant
que d'avoir fait une seule belle chose? Je vous
déclare donc que cette marche est impossible y
absurde. Je vous déclare que ^ s'ils avaient pos*-
sédé le modèle idéal ^ la ligne vraie , dans, leur
imagination ^ ils n'auraient trouvé aucune partie
qui les eût contentés à la rigueur. Je vous déclare
qu'ils n'auraient été que portraitistes de celle
qu'ils auraient servilement copiée. Je vous dé-»
clare que ce n'est point à l'aide d'une infinité de
petits portraits isolés^ qu'on s'élève au modèle
original et premier ^ ni de la partie ni de l'ensem-
ble et du tout ; qu'ils ont suivi une autre voie^ et
que celle que je viens de presciire est celle de
Fesprit humain dans toutes ses recherches. Je ne
dis pas qu'une nature grossièrement viciée ne leur
^it inspiré la première pensée de réforme, et
ir
H SALON DE 1767.
qu'ils n'aient long^-temps pris pour parfaites des
natures dont ils n'étaient pas en état de sentir le
vice léger, à moins qu'un génie rare et yiolent
ne se soit élancé tout à coup du troisième rang ,
où il tâtonnait avec la foule , au second. Mais
je prétends que ce génie s'est fait attendre, et
qu'il n'a pu faire lui seul ce qui est l'ouvrage du
temps et d'une nation entière. Je prétends que
c'est dans cet intervalle du troisième rang, du
rang de portraitiste de la plus belle nature sub-
sistante , soit en tout , soit en partie , que sont
renfermées toutes les manières possibles défaire^
avec éloge et succès , toutes les nuances impercep-
tibles du bien, du mieux et de l'excellent. Je
prétends que tout ce qui est au-dessus est chi-
mérique f et que tout ce qui est au - dessous est
pauvre , mesquin , vicieux. Je prétends que^ sans
recourir aux notions que je viens d'établir , on
prononcera éternellement les mots d'exagération,
de pauvre nature , de nature mesquine , sans en
avoir d'idées nettes.^ Je prétends que la raison
principale pour laquelle les arts n'ont pu , dans
aucun siècle , chez aucune nation , atteindre au
degré de perfection qu'ils ont eu chez les Grecs ,
c'est que c'est le seul endroit connu de la terre où
ils ont été soumis au tâtonnement ; c'est que, grâce
aux modèles qu'ils nous ont laissés, nous n'avons
jamais pu^ comme eux, arriver successivement
et lentement à la beauté de ces modèles ; c'est
J
SALON DE 1767. aS
que nous nous en sommes rendus plus ou moins
servilement imitateurs y portraitistes y et que nous
n'ayons jamais eu que d'emprunt^ sourdement^
obscurément le modèle idéal ^ la ligne vraie ;
c'est que ^ si ces modèles avaient été anéantis , il
y a tout à présumer qu'obligés comme eux à nous
traîner d'après une nature difforme , imparfaite,
viciée , nous serionis arrivés comme eux à un mo-
dèle original et premier, à une ligne vraie qui
aurait été bien plus nôtre , qu'elle ne l'est et ne
peut l'être ; et , pour tramAer le mot , c'est que
les chefs-d'œuvre des Anciens me semblent faits
pour attester à jamais la sublimité des artistes
passés, et perpétuer à toute éternité la médiocrité
des artistes à venir. J'en suis fâché ; mais il faut
que les lois inviolables de Nature s'elécutent;
c'est que Nature ne fait rien par saut , et que cela
n'est pas moins vrai dans les arts que dans l'uni-
vers. Quelques conséquences que vous tirerez
bien de là sans que je m'en mêle, c'est l'impos-
sibilité confirmée par l'expérience de tous les
temps et de tous les peuples , que les beaux-arts
aient, chez un même peuple, plusieurs beaux
siècles ; c'est que ces principes s'étendent égale-
ment à l'éloquence , à la poésie , et peut-être aux
langues. Le célèbre Garrick disait au chevalier
de Chastelux : quelque sensible que Nature ait pu
vous former , si vous ne jouez que d'après vous-
même , ou la nature subsistante la plus parfaite
^6 SALON DE 1767.
que TOUS connaissiez^ tous ne serez que mé-
diocre. — Médiocre ! et pourquoi cela ? — C'est
qu'il y a pour, vous , pour moi , pour le specta-
teur , tel homme idéal possible qui ^ dans la po-
sition donnée ^ serait bien autrement affecté que
TOUS. Voilà Têtre imaginait^ que vous devez
prendre pour modèle. Plus fortement vous l'aurez
conçu f plus vous serez grand ^ rare ^ merveilleux
et sublime. — Vous n'êtes donc jamais vous ? — Je
m'en garde bien. Ni^oi , monsieur le chevalier,
ni rien que je connl||lise précisément autour de
moi. Lorsque je m'arrache les entrailles ^ lorsque
je pousse des cris inhumains ^ ce ne sont pas mes
entrailles ^ ce ne sont pas mes cris , ce sont les
entrailles 5 ce sont les cris d'un auti^e ^ que j'ai
conçu 9 et qui n'existe pas. Or ^ il n'y a ^ mon ami^
aucune espèce de poète à qui la leçon de Garrick
ne convienne. Son propos bien réfléchi ^ bien ap-
profondi y contient le secundua a naturâ et le ter^
tiua ah idea de Platon > le germe et la preuve de
tout ce que j'ai dit. C'est que les modèles , les
grands modèles , si utiles aux hommes médiocres,
nuisent beaucoup aux hommes de génie. Après
cette excursion , à laquelle , vraie ou fausse 5 peu
d'autres que vous seront tentés de donner toute
l'attention qu'elle mérite^ parce que peu saisiront
la différence d'une nation qu'on fait ou qui se fait
d'elle-même y je passe au Salon ou aux différentes
productions que nos artistes y ont exposées cette
SALON DE 1767. ^7
année. Je vous ai prëvenu sur ma stérilité ^ où
plutôt sur l'état d'épuisement où les, Salons pré-
cédents m'ont réduit ; mais ce que vous perdrez
du côté des écarts ^ des vues , des principes y des
réflexions^ je tâcherai de tous le rendre par l'exac-
titude des descriptions , et l'équité des jugements.
Entrons donc dans ce sanctuaire. Regardons , re-
gardons long-temps ; sentons et jugeons. Surtout ^
mon ami , comme il faut que je me taise ou que je
parle selon la franchise de mon caractère ^ M. le
maître de la boutique du Houx toujouwa vert (i)^
obtenez de vos pratiques le serment solennel de
la réticence. Je ne veux contrister personne ^ ni
l'être à mon tour. Je ne veux pas ajouter à la
nuée de mes ennemis une nuée de surnuméraires.
Dites que les artistes s'irritent facilement^
Genus irritabile vatum {p).
Dites que y dans leur colère , ils sont plus violents
et plus dangereux que les guêpes. Dites que je ne
yeux pas être exposé aux guêpes. Dites que je
manquerais à l'amitié et à la confiance de la plu-
part d'entre eux'. Dites que ces papiers me donne-
raient un air de méchanceté^ de fausseté^ de
noirceur et d'ingratitude. Dites que les préjugés
nationaux n'étant pas plus respectés dans mes
(i) Voyez y pour Texplication de ces mots , la note du tome viir ,
page 86. Êdit'.
(a) HoKAT. Epistol. lib. n. EpisL 11. Edit*.
^8 SALON DE 1767.
lignes^ que les mauvaises manières de peindre;
les yices des grands^ que les défauts dés artistes;
les extravagances de la société^ que celles de TA-
cadémie^ il y a de quoi perdre cent hommes mieux
ëtayés que moi. Dites que, s'il arrivait qu'un
petit service, qui vous est rendu par Famitié,
devint pour moi la source de quelque grand cha-
grin, vous ne vous en consoleriez jamais. Dites
que, tout inconvénient à part, il faut être fidèle
au pacte qu'on a consenti. Présentez -mon trçs-
humble respect à madame la princesse de Nassau-
Saar-Bruck, et envoyez-lui toujours des papiers
qui l'amusent. La première fois, mon ami, nous
ëpouste|*ons Michel Yan-Loo.
r
SALON DE 1767. 39
Sine ira et studio quorum caussas procul habeo *,
Voici mes critiques et mes éloges. Je loue y je
blâme y d'après ma sensation particulière y qui ne
fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la
sincérité avec nous-mêmes. Les artistes voudront
bien n'être pas plus exigeants. On a bientôt dit :
cela est beau; cela est mauvais; mais la raison
du plaisir ou du dégoût se fait quelquefois atten-
dre; et je suis commandé par un diable d'homme^
qui ne lui donne pas le temps de venir. Priez Dieu
pour la conversion de cet homme-là ; et le front
incliné devant la porte du Salon y faites amende
honorable à l'Académie des jugements inconsi-
dérés que je vais porter.
MICHEL VAN-LOO.
Deux tableaux oyales de trois pieds huit pouces de large , sur trois pieds
un pouce de large.
Ce n'est pas Carie, c'est Michel. Carie est mort.
Il y a de Michel deux ovales représentant , l'un la
Peinture y l'autre la Sculpture^
*La Sculpture est assise. On la voit de face y la
tête coiffée à la romaine, le regard assuré, le bras
droit retourné , et le dos de la main appuyé sur la
* Tàcit. Annal» Hb. i , cap. i. £dit'.
3o SALON DE 1767.
hanche ; l'autre bras posé sur la selle à modeler^
Fëbauchoir à la main. Il y a sur la selle un buste
commencé.
Pourquoi ce caractère de majesté? Pourquoi
ce bras sur la hanche? Cette attitude d'atelier
cadre -t- elle bien avec Tair de noblesse? Sup-
primez la selle y l'ébauchoir et le buste ; et tous
prendrez la figure symbolique d'un art pour une
impératrice. '
Mais elle impose. — D'accord. — Mais ce bras
retourné et ce poignet appuyé sur la hanche donne
de la noblesse^ et marque le repos. — Donne de
la noblesse^ si vous voulez. Marque le repos ^
certainement. — Mais^ cent fois le jour^ l'artiste
prend cette position^ soit que la lassitude sus-
pende son travail , soit qu'il s'en éloigne pour en
juger l'effet. — Ce que vous dites ^ je l'ai vu. Que
s'ensuit- il? en est-il moins vrai que tout symbole
doit avoir un caractère propre et distinctif ? que
si vous approuvez cette Sculpture impératrice^
vous blâmerez du moins cette Peinture bour-
geoise^ qui lui fait pendant? — Cette première
est de bonne couleur* •— Peut - être un peu sale.
— Très-bien drapée^ d'une grande correction de
dessin , d'un assez bon effet» -— Passons ^ passon»;
mais n'oublions pas que l'artiste qui traite ces
sortes de sujets s'en tient à l'imitation de Nature
ou se jette dans l'emblème y et que ce dernier parti
lui impose la nécessité de trouver une expression
r
SALON DE 1767. 5i
de génie ^ Une physionomie unique^ originale et
d'ëtat, l'image énergique et forte d'une qualité
individuelle. Voyez cette foule d'esprits incoerci-
bles et véloces sortis de la tête de Bouchardon ^
et accourant à la voix d' Ulysse qui évoque V ombre
de Tirésias^ voyez ces Naïades abandonnées^
molles et fluantes de Jean Goujon. Les eaux de la
fontaine des Innocents ne coulent pas mieux. Les
symboles serpentent comme elles. Voyez un cer-
tain amour de Van-Dick. C'est un enfant ; mais
quel enfant! c'est le maître des hommes; c'est le
maître des dieux. On dirait qu'il brave le ciel et
qu'il menace la terre. C'est le quos ego du poète,
rendu pour la première fois.
Et puis , je vous le demande , n'aimeriez-vous
pas mieux cette tête coiffée d'humeur, sa draperie
lâche et moins arrangée , et son regard attaché
sur le buste ?
La Peinture de Michel est assise devant son
chevalet; on la voit de profil. Elle a la palette et
le pinceau à la main. Elle travaille; elle est com-
mune d'expression. Rien de cette chaleur du génie
qui crée. Elle est grise ; elle est fade; la touche en
est molle , molle , molle.
Après ces deux morceaux viennent des portraits
sans nombre, à les compter tous; quelques por-
traits , à ne compter que les bons.
Celui du cardinal de Choiseul est sage, res-
semblant, "bien assis, bien de chair; on ne sau-^
. I
32 SALON DE 1767.
rait mieux posé ni mieux habillé; c'est la nature
et la vérité même. Ce sont ces vétements-là qui
n'ont pas été mannequinés. Plus on a de goût et de
vrai goût y plus on regarde ce cardinal. Il rappelle
ces cardinaux et ces papes de Jules -Romain , de
Raphaël et de Van-Dick, qu'on voit dans les pre-
mières pièces du Palais-Royal ( i ). Sa fourrure n'est
pas autrement chez le fourreur.
l'abbé de breteuil.
L^abbé de Breteuil tout aussi ressemblant^ plus
éclatant de couleur : mais moins vigoureux, n^oins
sage, moins harmonieux. Du reste, l'air facile et
dégagé d'un abbé grand seigneur et paillard.
M. DIDEROT.
Moi. J'aime Michel; mais j'aime encore mieux
la vérité. Assez ressemblant ; il peut dire à ceux
qui ne le reconnaissent pas, comme le jardinier de
Fopéra-comique : c'est qu'il ne m'a jamais vu sans
perruque. Très- vivant, c'est sa douceur, avec sa
vivacité! mais trop jeune, tête trop petite, joli
comme une femme, lorgnant, souriant, mignard,
faisant le petit bec , la bouche en cœur ; rien de
la sagesse de couleur d^ cardinal de Choiseul;
et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre lit-
térateur , si le receveur de la capitation vient à
ï'imposer sur sa robe-de-chambre. L'écritoire,
(i) Se voient aujourd'hui au ilfu5^. Edit'.
SALON DE 1767. 55
\es livres^ les accessoires aussi bien qu^il est pos-
sible y quand on a youIu la couleur brillante et
quW Teut être harmonieux. Pétillant de. près ^
rigoureux de loin y surtout les chairs. Du reste^ de
bellesmains bien modelées^ excepté la gauche qui
n'est pas dessinée. On le voit de face; il a la tête
nue; son toupet gris> arec sa mignardise^ lui donne
l'air d'une vieille coquette qui £ait encore l'ainaa-
ble ; la position d'un secrétaire d'État et non d'un
philosophe. La fausseté du premier moment a
influé sur tout le reste. C'est cette folle de ma-
dame Van-Loo qui venait jaser avec lui^ tandis
qu'on le peignait^ qui lui a donné cet air-là^ et
qui a tout gâté. Si elle s'était mise à son clavecin^
et qu'elle eût préludé ^ou chanté ,
« • .
Non ha ragione , ingrato ,
Un ùore abbemdonato ,
OU quelque autre morceau du même genre ^ le
philosophe sensiblilf eût pris un tout autre carac-
tère ; et le portrait s'en serait ressenti. Ou mieux
encore ^ il fallait le laisser seul ^ et l'abandonner
à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entr'ou-
verte , ses regards distraits se seraient portés au
loin , le travail de sa tête , fortement occupée^ se
serait peint sur son yisage; et Michel eût fait une
belle chose. Mon joli philosophe^ vous me serez à
jamais un témoignage précieux de l'amitié d'un
artiste^ excellent artiste^ plus excellent homme.
34 SALON DE 1767.
Mais que diront mes petits^nfants^ lorsqu'ils Tiair
dront à comparer mes tristes ouyrages avec ce
riant ^ mignon^ efTéminé^ vieux coquet-là? Mes
enfants ^ je vous préTiens que ce n'est pas moi»
J'avais ea une journée cent physionomies diverses^
mIou la chose dont j'étais affecté. J'étais serein >
triste y reTeur ^ tendre , violent ^ passionné > en-
thousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me
V0}/te2 là. J'avais un gi^and fronts des yeux très-vi&9
d'assea grands traits y la tête tout-à-fait du carac*
tère d'un ancien orateur^ une bonhomie qui
touchait de bien près à la bêtise^ à la rusticité des
anciens temps. Sans l'exagération de toii3 les traits
dans la gravure qu'on a faite d'après le craycm de
Greuze ^ je serais infiniment mieux. J'ai un mas-«
que qui trompe l'artiste ; soit qu'il y ait trop de
choses fondues ensemble ; soit que , les impres-
sions de mon ame se succédant très-rapidement et
aie peignant toutes sur mon visage^ l'œil du peintre
ne me retrouvant pas le même d'un instant à Tau-*
tre/sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu'il
ne la croyait. Je n'ai jamais été bien fiiit que par
un pauvre diable appelé Garant, qui m'attrapa,
comme il arrive à un sot qui dit un bon mot. Ce-
lui qui voit faiito portrait par Garant , me voit.
JEcco il pero Polichinetlo. M. Grimm l'a feit gra-
ver,« mais il ne l<e communique pas. Il attend tou*
jours une inscription qu'il n'aura que quand
j'aurai produit quelque chose qui m'immtortalise.
— El quand l'a«ira«-t-il ? — Quand ? demain peut-
^tre; et q«î sait ce que je puis? Je n'ai pas la
conscience d'avoir encore employé la moitié de
mes forces. Jusqu'à présent je n'ai que bague^^
aaudé. J'oubliais parmi lep boUs portraits de moi^
le buste de mademoiselle Collet^ surtout le der-
nier, qui aj^rtient à M. Grimm^ mon ami. H
est bieo^ il est tràs^bten ; il a pris ckez lut la place
d'un autre^ que sou maître M* Falconet avait fait,
et qui n'était pas bkjs. Lorsque Falconet eut tu
le buste de son élève ^ il prit un marteau ^ et cassa
le sien devant elle. Cela est franc et courageux*
Ce buste ^ en tombant en morceaux sous le coup
de l'artiste , mit à découvert deux belles oreilles
qui s'étaient conservées entières sous une indigne
perruque dont maiiam^jkfiritt m^avait fkit af-
fiibWr après ixMip. M. (SntLiB n'avait jamais pu
{)«irdooQ6r eette perruque k madame GeoSrin.
Dieu merci , lés voilà réconciliés; et ce Faleooeti
4
<:et artiste si peu jaloux de la réputation dans l'a-
venir ^ ce contempteur si déterminé de l'immer-^
talité y cet homme si éUêrêspeétuêUX dé la postée
rite 9 délivré du souci de lui transmettre un
mauvais busfe. Je dirai cependant de ce mauvais
buste , qu'on y voyait les traces d'une peine d'ame
secrète dont j'étais dévoré ^ lorsque l'artiste le fit.
Coœment se fiiit-il que l'artiste manque les ti^aits
^«asiers d'uoe physionomie qu'il a sous les yeuXj
et fiasse passer sur sa toile ou sipr sa terfre^glaise
3.
36 SALON DE !')&].
les sentiments secrets , les impressions cachées au
fond d'une ame qu'il ignore. La Tour ayait fait
le portrait; d'un ami. On dit à. cet ami qu'on lui
jiyait donné un teint brun qu'il n'avait pas. L'ou-
vrage est rapporté dans l'atelier de l'artiste , et
le jour pris pour le retoucher. L'ami arrive à
l'heure marquée. L'artiste prend ses crayons. Il
travaille^ il gâte tout; il s'écrie : J'ai tout gâté.
Vous avez l'air d'un homme qui lutte, contre le
sommeil; et c'était en effet l'action de son modèle^
qui avait passé la nuit à côté d'une parente in*
disposée.
MADAME LA PRINCESSE DE GHIMAI^ M. LE CHEVALIER DE
FITZ- JAMES, SON FRÈRE.
• > ^ ....
Vqus êtes mauvais, |É|^aitement mauvais ; vous
êtes plats, mais par^Rement plats; au garde-
meuble; point de nuances, point de passages ,
nulles teintes danis les chairs. Princesse, dites^
moi., ne sentez-vous .pas combien ce rideau que
vous tirez est lourd ? Il est difficile de dire lequel
du fr(^re et de la sœur est le plus raide et le plus
, froid.
' NOTRE AMI COCHIN.
Il est vu :de profil. Si la figure était achevée-,
les jambes .s'en iraient- sur le fpnd. Il a le bras
p93aé sur .le dos d'une chaise de paille; l'attitude
esti)ien pittoresque ; il est ressemblant; il est fin;
r
SALON DE 1767: 37
il Ta dire une ordure ou une malice. Si Ton com-
pare ce portrait de Van-Loo, avec les portraits que
Cochin a faits de lui-même , on connaîtra la phy-'
sionomie qu'on a^ et celle qu'on Tondrait avoir.
Du reste , celui-ci est assez bien peint y mais il
n'approche de près ni de loin du cardinal de Choi-^
seuL
Les autres portraits de Michel sont si médio-
cres^ qu on ne les croirait pas du même maître.
D'où Tient cette inégalité qui ^ dans un interTalle
de temps assez court; touche les deux extrêmes du
bon et du mauvais? Le talent serait-il si journa-
lier? y aurait-il des figures ingrates? je l'ignore.
Ce que je sais, ce que je Tois, c'est qu'il n'y à
gnères de physionomies plus déplaisantes, plus
hideuses que celle de l'oculiste Demours, et que
La Tour n'a pas fait un plus beau portrait; c'est à
fiiire détourber la tête à une femme grosse , et à
faire dire à une élégante : Ab l'horreur ! Je crois
que la santé y entre pour beaucoup.
Le petit jeune homme en pied^ habillé à l'an-
cienne mode d'Angleterre , est très-beau de dra-
perie, de position naturelle et aisée; charmant pair
sa simplicité , son ingénuité ; d'une belle palette ;
satin et bottes à raTir; étoffes qui ne sont pas plus
vraies dans le inagasin de soierie. Très-beau mor-
ceau; tout-à-fait à la manière de Van-Dîck. Il est
de quatre pieds sept pouces de haut, sur deux
pieds trois pouces de large.
S9 $AtaN DE X7tf7.
M icbel Vau«Loo est Traîmeat un artiste ; il cnr
twd la grande machine; témdin quelcpes tableaux
de famiUe^ oȈ les figures sont grandes eomme na-
ture^ et louables par toutes les parties de la pein-
ture. Celui-^i est bien rinverse de La Grénée. Son
talent a'étend ^n raison de la grandeur de son
cadre. Conyenons toutefois qu'il ne sait pas ren-
dre la finesse de la peau des fianmes ; que pour
toute cette Tariété de teintes que nous j Toycma ^
il n'a que du blanc, du rouge et du gris 5 et qu'il
réussit mieux aux portraits d'hommes. Je l'aime,
parce qu'il est simple et honnête , parce que c'est
la douceur et la bien&isance personnifiées. Per*-
sonne n'a plus que lui la physionomie de son ame»
Il aTait un ami en Espagne* Il prit envie à cet ami
d'éqniper un vaisseau. Michel lui confia toute sa
fortune. Le vaisseau fiiit naufrage ; la fortune con-
fiée fut perdue > et l'ami noyé» Michel apprend ce
désastre, et le premier mot qui lui vient à la
bouche , c'est : J*ai perdu un bon ami. Cela vaut
bien un bon tableau. .
Mais laissona^là la peinture, mon ami; et fai-
sons un peu de morale. Pourquoi le récit de ces
actions nous saisit-il Tame subitement , de la
manière la plus forte et la moins réfléchie; et
pourquoi laissons'^ n<^us apercevoir aux autres
toute Timpression que nous en recevons? Croire
avec Hutcheson, Smith et d'autres* que nous
ayons un sens moral propre à discerner le bon et
r
$A.LON DE 1767. S9
le beau ^ c'est uii6 viston doat la poésie peut sac-*
oommoder> itiaîs qae la' philosophie rejette» Tout
est. expérimental en nous. L'enfi&Dt Yoit de boantf
heure que la politesse le read agréable aux autres;
^t il se plie à ses singeries. Dans un âge plus avan-
cé^ il saura que ces démonstrations extérieures
promettent de la bienfaisance et de l'humanité. Au
récit d'une grande action^ notre ame s'embarrasse:^
notre cœur s'émeut^ la voix nous manque^ nos
larmes coulent. Quelle éloquence ! quel éloge ! on
a excité notre admiration. On a mis en jeu notre
sensibilité; nous montrons cette sensibilité; c'est
une si belle qualité ! Nous invitons fortement les
autres à être grands; nous y avons tant d'intérêt!
Nous aimons mieux encore réciter une belle action
que la lire seul. Les larmes qu'elle arrache de nos
yeux^ tombent sur les feuillets froids d'un livre;
elles n'exhortent personne; elles ne nous recom-
mandent à personne; il nous faut des témoins
vivants. Combien de motifs secrets et compliqués
dans notre blâme et nos éloges ! Le pauvre > qui
ramasse iip louis ^ me voit pas tout à coup tcms
les avantages de sa trouvaille ; il n'en est pas moins
vivement affecté. Nos habitudes sont prises de si
bonne heure ^ qu'on les appelle naturelles > In-
lëes ; mais il n'y a rien â» naturel^ rien d'inné que
des fibres plus flexibles^ plus raides^ pltt6 ou moins
-mobiles y plas ou moins disposées à osciller. Est-
ee un bonheur? est^^e un malheur^ que de sentir
4o SALO'N DE 1767.
Tivement? Y a-t-il plus de biens, que de maux
dans la vie? Sommes-nous plus malheureux par
le mal^ qu'heureux par le bien? Toutes questions
qui ne diffèrent que dans les termes.
HALLE.
Il règne ici une secte de faiseurs de pointes y
dont M. le chevalier de Chastelux est im des pre-
miers apôtres ; elles sont si mauvaises j que c'est
jpresque un des caractères d'un bon esprit que de
ne pas les entendre. Un jour, Wilks disait au che-
valier : u Chevalier, 6 quantum est in rébus inane;
i< le rébus est une chose bien vide. » Le fils de
Vernet est un des pointus le^ plus redoutables ; il
entre au Salon ; il voit deux tableaux : il demande
de qui ils sont: on lui répond, de Halle; et il
ajoute, vous-en* Allez-vous-en : cela est aussi
bien jugé que mal dit. Je vous le répète sans
jpointe , M. Halle , si vous n'en savez pas faire da-
vantage , allez-vous-en •
MINERVE CONnmSANT LA PAIX A L'HOTEL-nE- VILLE.
Tableau de qnatorse pieds de large, sur dix pieds de haut.
Énorme composition, énorme sottise. Imaginez
au milieu d'une grande salle une table carrée. Sur
cette table , une petite écritoire de. cabinet , et
un petit porte-feuille d'académie. Autour, le Pré-
vôt des marchands, ou une monstrueuse femme
r
SALON DE 1767. 4<
grosse déguisée , tout Técheyinage , tout le gou-
Temement de la Tille ^ une multitude de longs ra-
bats^ de perruques effrayantes 5 de yolumiaeuses
robes rouges et noires ^ tous ces gens debout y
parce qu'ils sont honnêtes , et tous les yeux tour-
nés vers l'angle supérieur droit de la scène y où
Minerve descend accompagnée d'une petite Faix^
que l'immensité du lieu et des autres personnages
achèyent de rapetisser. Cette rapetissée et petite
Paix laisse tomber^ d'une corne d'abondance ^ des
fleurs sur quelques génies des sciences et des
arts^ et sur leurs attributs.
Pour yaincre la platitude de tous ces person-
nages y il aurait fallu l'idéal le plus étonnant ^ le
faire le plus^nerveilleux ; et M. Halle n'a ni l'un
ni l'autre. Aussi sa composition est -elle aussi
maussade qu'elle pouvait l'être : c'est une vérita-
ble charge ; c'est encore uïie esquisse tristement
coloriée ; c'est un tableau à moitié peint , sur le-
quel on a passé un glacis. Toutes ces figures vapo-
reuses^ vagues^ soufflées^ ressemblent à celles que
le hasard ou notre imagination ébauche dans les
nuées. Il n'y. a pas jusqu'à la salle et à son archi-?
tecture grisâtre et nébuleuse , qui ne puisse se
prendre pour un château en l'air. Ces échevins ne
sont que des sacs de laine ^ ou des colosses ridi-
cules de crème fouettée; ou^ si vous l'aimez mieux^
c'est comme si l'artiste avait laissé^ une nuit d'hi-
ver, sa toile exposée dans sa cour^ et qu'il eût
43 frÂLON DE 1767.
neigé dessus toute cette compoi^tion* Cela se fou-'
dra au pi^emier rayon du soleil ; ceU se bnmiUera
au premier coup de veut ; cela va se dissiper par
pièces^ comme la robe du commissaire de la
Soirée des Boulevards.
On dirait que M. le Prévôt des Marckanda
invite Minerve et la Paix à prendre du chocolat.
Toutes leg têtes de la mênie touche^ et coulées
dans le même creux ; les robes rouges bien symé^
triquement distribuées entre les robes noires;
Minerve crue de ton; Génies d'un vert jaunâtre.
Même couleur aux fleurs ; elles sont lourdement
touchées^ et sans finesse. Monotonie si générale
du reste 5 si insupportable > qu'on ne saurait y te-
nir un peu de temps y sans avoir envie de bAiller •
Autour de la Minerve ^ ce n'est pas un nuage ^
c'est une petite fumée ou vapeur gris-de-Un ; et
les figuras qu'elle soutient sont tournées^ contour-
nées^ mesquines 9 maniérées^ sans noblesse. Ces
fleurettes jetées devant ces gros et lourds ventres
de personnages ^ rappellent y malgré qu'on en a^it^
lé proverbe, mnrgaritas anteporMs. Et^es mar^
mots à physionomie commune , mal groupés ,
mal dessinés , vous les appelez des Génies ? Ah {
M. Halle , vous n'en avez jamais vu. Les attributs
dispersés sur le tapis sont dans intelligence et sans
goût.
Dans ce mauvais tableau , il y a pourtant de la
perspective, et les figures fuient bien du côté de
^
SA](iON D£ 1767. 4?
la porte du fond. 11 y a un autre mérite^ que peu
d'artistes auraient eu ^ et que beaucoup nioiiis de
spectateurs auraient «enti ; c'est dans une multi-
tude de figures^ toutes debout^ toutes vêtues de
même^ toutes rangées autour d'une table car-
T^ y toutes les yeux attaches vers le même point
de la toile 5 des positions naturelles^ des mouye-
saents de bras> de jambes ^ de téte^ de corps ^
si' variés^ si simples^ si imperceptibles > que tout
y contraste ; mais de ce contraste , inspiré par
l'organisation particulière de chaque individu >
par sa place ^ par son ensemble ; de ce contraste
non étudié y non académique ; de ce contraste de
oatore : ces vilaines figures ont je ne sais quoi
de coulant^de fluant^ depuis la tête aux pteds, qui
àehève par sa vérité de faire sortir le ridicule des
grosses têtes ^ des grosses perruques et des gros
ventres. C'est le cérémonial et l'étiquette y qui
fagotent ces gens**là comme vous les voyez. Une
Ugne d'exagération de plus y et vous auriez eu
ane assemblée de figures à Calot ^ qui vous au*-
ittient &it tenir les cê>tés de rire, ftien ne serait
plus aisé^ avec un peu de verve ^ que d'en faire
ime excellente chose en ce genre : tout s'y prête.
44 SALON DE 1765.
LA FORGE DE L UNION , OU LA FLECHE ROMPUï: PAR LES PLUS
JEUNE DES EI^FANT DE SCILURUS; ET LE FAISCEAU DE.
FLÈCHES RÉSISTANT A l'^FORT DES AÎNÉS RÉUNIS.
j
Tableau de neuf pieds deux pouces de haut^ sur quatre pieds huit
pouces de large, appartenant au ro'i de Pologne.
Belle leçon du roi des Scythes expirant! Ja-
mais plus belle leçon ne fût donnée; jamais plus
mauvais tableau ne fut fait. J'en suis fâche pour
le roi de Pologne. Le meilleur des trois tableaux
qu'il a demandes à nos artistes est médiocre. Ve-
nons à celui de Halle.
Mais 9 dites- moi, je vous prie, qui est cet
homme maigre , ignoble y. sans expression , sans
caractère • couché sous cette tenté? — C'est le roi
Scilurua* — Cela, c'est un roi , c'est un roi scythe.;
Où est la fierté, le sens, le jugement, la raison in-
disciplinée de l'homme sauvage? C'est un gueux.
Et ces trois maussades, hideuses, plates figures
emmaillotées dans leurs draperies jusqu'au bout
du nez , pourriez-vous m'apprendrè si ce sont des
personnages réels de la scène , ou de mauvaises
estampes enluminées , comme noiis en voyons sur
nos quais, dont ce pauvre diable a décoré le de-
dans de sa tente? Et vous appellerez cela la femme,
les filles de Scilurus? Et ces^ trois autres figures
nues, assises en dehors, à droite, en face de l'hom-
me couché, sont-ce trois galériens, trois roués,
\
SALON DE 1767. 45
trois brigands échappes de la conciergerie ? Us
sont affreux. Us font horreur. Quelles contorsions
de corps ! quelles griibaces de visages ! Us sont à
la rame. Qu'on couvre le faisceau de flèches, et je
défie qu'cm en juge autrement. Tableau détestable
de tout point, de dessin, de couleur, d'effet, de
composition, pauvre, sale, mou de touche, pa-
pier barbouillé sous la presse de Gautier; ce n'est
que du jaune et du gris. Aucune différence entre
la couverture du lit et les chairs des enfants ; les
jambes des rameurs grêles à faire peur, à effacer
avec la langue. Dans nos campagnes les mieux ra-
vagées par l'intendance et la ferme , dans la plus
misérable de nos provinces, la Champagne pouil-
leuse ; là , où Fimpôt et la corvée ont exercé toute
leur rage ,• là , où le pasteur, réduit à la portion
congrue, n'a pas un liat*d à donner à ses pauvres,
à la porte de l'église ou du presbytère; sous la
chaumière où le malheureux manque de pain pour
vivre, et de paille pour se coucher, l'artiste au-
rait trouvé de meilleurs modèles.
Et vous croyez qu'on aura le front d'envoyer
cela à un roi? Je vous jure que si j'étais , je ne
vous dis pas le ministre , je ne vous dis pas le di-
recteur de l'académie , mais pur et simple agréé,
je protesterais pour l'honneur de mon corps et de
ma nation; et je protesterais si fortement, que
M. Halle garderait ce tableau pour faire peur à
ses petits-enfants, s'il en 'a , et qu'il en exécuterait
46 SALOK DE 1767.
un autre qui répondit mieuT au boo goût^ aux in*-
teotions de sa ifuajestë Paloûaise.
Son mauvais tableau de la Paix est excusable
par Fingratitade du sujet; mais que dire pour
eicuser le Scllurus qui prête à Tart^ et qui est
intintment plus mauvais? Mon ami^ ee pauvre
Halle s'en va tant qu'il peut.
VIEN.
SAIKT DmiS PRÊCHANT Ll FOI BU ^ilAfCS.
Tiiblciiu aintséy de vingt-nm pieds trois potiess ds baot , snr dease
pieds ({ttstre pouces de large* Ç^est pour une des xibapelles de SaiBif
Koch.
Le public a été partagé entre ce tableau de
Vien et ^^elui de Poyen > sur V épidémie des Ar^
dents ^ destiné pour la même église; et il est cer-
tain que ce sont deux beaux tableaux, deux grandes
machines. Je vais décrire le premier; on trouvera
la description de l'autre à son rang.
A droite , c'est une fabrique d'architecture j la
façade d'un temple ancien y avec sa plate-forme
au-devant. Au-dessus de quelques marches qui
conduisent à cette plate-forme , vers l'entrée du
temple^ on voit l'apôtre des Gaules préchant. De-
bout f derrière lui > quelques-uns de ses disciples
ou prosélytes; à ses pieds ^ en tournant de la
droite de l'apôtre^ vers la gauche du tableau > um
peu sur le fond^ quatre femngtes agenouillées^
assises ^ accrou^es^ dont l'une pleure ^ la seconde
j
SALON DE 1767. 47
ëcottte^ la troisième médite^ la quatrième regarde
arec jim : celle-ci retient devant ell$ son enfant
qu'elle embrasse du bras droit. Derrière ces fem^
mes y debout , tout-à-iait sur le fond ^ trois yieil-
lards , dont deux cooTersent ^ et semblent n'être
pas d'accotd. Continuant de tourner dans lé même
sens ^ une £>ule d'auditeurs ^ hommes ^ femmes ,
enfants, assis, debout, prosternes, accroupis,
agenouillés, faisant passer la même eipression
par toutes ses différentes nuances , depuis l'incer--
titude qui hésite, j jusqu'à la pei^uasion qui ad--
mire ; depuis l'attention qui pèse , jusqu'à l'ëton-
nement qui se trouble; depuis la componction
qui s'attendrit, jusqu'au repentir qui s'afflige.
Pour TOUS faire une idée de cette foiite qui
occupe le coté gauche du tableau , imaginez , vue
par le dos , accroupie sur les dernières marches,
une femme en admiration , les deux bras tendus
vers le Saint. Derrière elle , sur une marche plus
basse , et un peu plus sur le feod, un homme age-
nouillé, écoutant, incliné et acquiesçant de la
tête, des bras, des épaules et du dos. Tout*à-fait
à gauche , deux grandes femmes debout. Celle qui
est sur le devant est attentive ; l'autre est grou-r
pée avec elle par son bras droit posé sur l'épaule
gauche de la première;. elle regarde, file montre
du doigt un de ses frèves apparemment , parmi
ce groupe de disciples ou de prosélytes plaeés
debout derrtfr^leSaitit* Sur^ un plan, entre elles
/
48 SALON DE 1767.
et les deux figures qui occupent le devant^ et
qu'on Yoit par le dos y la tête et les épaulés d'un
vieillard étonné^ prosterné ^ admirant. Le reste
du corps de ce personnage est dérobé par un en-^
faut y y u par le dos ^ et appartenant à Tune dés
deux grandes femmes qui sont debout. Derrière
ces femmes j le reste des auditeurs dont on n'a-
perçoit que les têtes. Au centre du tableau^ sur
le fond, dans le lointain y une fabrique de pierre
fort élevée, avec différents personnages , hommes
et femmes, appuyés sur le parapet, et regardant
ce qui se passe sur le devant. Au haut, vers le
ciel , sur des nuages, la Religion assise, un voile
ramené sur son visage, tenant un calice à la main.
Au-dessou3 d'elle , les ailes déployées , un grand
auge qui descend avec une couronne qu'il se pro*
pose de placer sur la tête de Denis.
. Voici donc le chemin de cette composition. La
Religion, l'ange, \à saint, les femmes qui sont à
ses pieds,, les auditeurs qui sont sur le fond , les
deux grandes figures de femmes qui sont debout^
le vieillard incliné à leurs pieds, et les deux fi-
gures, l'une d'homme , l'autre de femme, vues
par le dos et placées tout-à-fait sur le devant; ce
chemin descendant mollement et serpentant lar-
gement depuis la Religion jusqu'au fond de' la
composition à gauche , où il se replie pour former
circulairement et à distance , autour du Saint ,
une espèce d'enceinte qui s'iiiterrompt à la femme
SALON DE 1767. 49
placée sur le devant, l«s bras dirigés vers le Saint,
et découvre toute l'étendue intérieure de la scène :
ligne de liaison allant clairement, nettement, fa-
cilement, chercher les objets principaux de la
composition, dont elle ne néglige que les fabri-
ques de la droite et du fond, et les vieillards in-
discrets interrompant le Saint , conversant entre
eux et disputant à l'écart.
Reprenons cette coniposition. L'apotre est bien
posé; il a le bras droit étendu, la tête un peu
portée en avant; il parle. Cette tête est ferme,
tranquille , simple , noble , douce , d'un caractère
un peu rustique et vraiment apostolique. Voilà
pour l'expression. Quant au faire , elle est bien
peinte, bien empâtée ; la barbe large et touchée
d'humeur. La draperie ou grande aube blanche
qui tombe en plis parallèles et droits , est très-
belle. Si elle njiontre moins le nu qu'on ne dési-
rerait , c'est qu'il y a vêtement sur vêtement. La
figure entière ramasse sur elle toute la force,
tout l'éclat de la lumière , et appelle la première
attention. Le ton général en est peut--être un peu
gris et trop égal.
Le jeune homme, qui est derrière le Saint, sur
le devant , est bien dessiné , bien peint ; c'est une
figure de Raphaël pour la pureté , qui est mer-^
veilleuse pour la noblesse et pour le caractère de
tête qui est divin. Il est tr.ès-fortement colorié.
On prétend que sa draperie est un peu lourde :
Salons, tome ii. 4
4o SALO'N DE 1767.
Tivement? Y a-t-il plus de biens, que de maux
dans la vie? Sommes-nous plus malheureux par
le mal^ qu'heureux par le bien? Toutes questions
qui ne diffèrent que dans les termes.
HALLE.
Il règne ici une secte de faiseurs de pointes ^
dont M. le cheyalier de Chastelux est im des pre-
miers apôtres ; elles sont si mauvaises y que c'est
presque un des caractères d'un bon esprit que de
ne pas les entendre. Un jour, Wilks disait au che-
valier : « Chevalier, ô quantum est in rébus inane^
i< le rébus est une chose bien vide. » Le fils de
Vernet est un des pointus le^ plus redoutables ; il
entre au Salon; il voit deux tableaux: il demande
de qui ils sont: on lui répond, de Halle; et il
ajoute, vous -en* Allez -vous -en : cela est aussi
bien jugé que mal dit. Je vous le répète sans
jpointe , M. Halle , si vous n'en savez pas faire da-
vantage, allez-vous-en.
MINERVE CONnmSANT LA PAIX A l'hÔTEL-UE- VILLE.
Tableau de qnatorce pieds de large, sur dix pieds de haut.
Énorme composition, énorme sottise. Imaginez
au milieu d'une grande salle une table carrée. Sur
cette table , une petite écritoire de. cabinet , et
un petit porte-feuille d'académie. Autour, le Pré-
vôt des marchands, ou une monstrueuse femme
r
SALON DE 1767. 41
grosse déguisée, tout Tëcheyinage^ tout le.gou-
yernement de la Tille ^ une multitude de. longs ra-
bats y de perruques effrayantes y de yolumineuses
robes rouges et noires , tous ces gens debout ,
parce qu'ils sont honnêtes , et tous les yeux tour-
nés yers l'angle supérieur droit de la scène , oii
Minerve descend accompagnée d'une petite Faix^
que l'immensité du lieu et des autres personnages
achèvent de rapetisser. Cette rapetissée et petite
Paix laisse tomber, d'une corne d'abondance, des
fleurs sur quelques génies des sciences et des
arts 9 et sur leurs attributs.
Pour vaincre la platitude de tous ces person-
nages , il aurait fallu l'idéal le plus étonnant , le
faire le plus^nerveilteux ; et M. Halle n'a ni l'un
ni l'autre. Aussi sa composition ^^ est -elle aussi
maussade qu'elle pouvait l'être : c'est une vérita-
ble charge; c'est encore uïie esquisse tristement
coloriée ; c'est un tableau à moitié peint , sur le-
quel on a passé un glacis* Toutes ces figures vapo-
reuses, vagues, soufflées, ressemblent à celles que
le hasard ou notre imagination ébauche dans les
nuées. Il n'y. a pas jusqu'à la salle et à son archi-^
tecture grisâtre et nébuleuse , qui ne puisse se
prendre pour un château en l'air. Ces échevins ne
sont que des sacs de laine , ou des colosses ridi-
cules de crème fouettée; ou, si vous l'aimez mieux,
c'est comme si l'artiste avait laissé, une nuit d'hi-
ver, sa toile exposée dans sa cour^ et qu'il eût
43 ftALON DE 1767.
neigé dessus toute cette compoiûtion. Cela se fou-*
dra au pi^emier rayon du soleil ; cela se brouiltem
au premier coup de veut ; cela va se dissiper par
pièces^ comme la robe du commissaire de la
Soirée des Boulevards*
On dirait que M* le Prëvôt des Marckanda
invite Minerve et la Paix à prendre du ckoco^lat.
Toutes IcB têtes de la mênie touche^ et coulées
dans le même creux ; les robes rouges bien symé^
triquement distribuées entre les robes noires ;
Minerve crue de ton ; Génies d'un vert jaunâtre*
Même couleur aux fleurs ; elles sont lourdement
touchées^ et sans finesse. Monotonie si générale
du reste 5 si insupportable > qu'on ne saurait y te-
nir un peu de temps ^ sans avoir envie de bAiller*
Autour de la Minerve ^ ce n'est pas un nuage ^
c'est une petite fumée ou vapeur gris-de-lin ; et
les figures qu'elle soutient sont tournées^ contour-
nées^ mesquines 9 maniérées^ sans noblesse. Ces
fleurettes jetées devant ces gros et lourds ventres
de personnages ^ rappellent ^ malgré qu'on en ait^
le proverbe, marg^ritas ante poreos. Et ces mai^
mots à phyjsionomie commune , mal groupés,
fiial dessinés, vous les appelez des Génies? Ah (
M. Halle , vous n'en avez jamais vu. Les attributs
dispersés sur le tapis sont dans intelligence et sans
goût.
Dans ce mauvais tableau , il y a pourtant dé la
perspective, et les figures fuient bien du côté de
SA](iON DE 1767. 4^
la porte du fond. U y a un autre mérite^ que peu
d'artistes auraient eu y et que beaucoup moins de
spectateurs auraient «enti ; c'est dans une multi-
tude de figures^ toutes debout^ toutes vêtues de
méme^ toutes range'es autour d'une table car-
rée y toutes les yeux attachés vers le même point
de la toile ^ des positions naturelles^ des mouye-
mcnts de bras> de jambes 9 de tête 9 de corps ,
si'Yariës^si simples ^ si imperceptiblet^ que tout
y contraste ; mais de ce contraste ^ inspiré par
Forganisation particulière de chaque individu-,
par sa place ^ par son ensemble; de ce contraste
non étudié 9 non académique ; de ce contraste de
nature : ces vilaines figures ont je ne sais quoi
de coulant^de fiLuant^ depuis la tête aux p^ds, qui
aehève par sa vérité de faire sortir le ridicule des
grosses têtes ^ des grosses perruques et des gros
▼entres. C'est le cérémonial et l'étiquette , qui
fioigotent ces gais**là comme vous les voyez. Une
ligne d'exagération de plus 9 et vous auriez eu
Une assemblée de figures à Calot 9 qui vous au**
nient ùàt tenir les c6tés de rire. Kien ne serait
plus aise 9 avec un peu de verve 9 que d'en fair^
une excellente chose en ce genre : tout s'y prête.
44 SALON DE 1769.
LA FORGE DE L^UNIOIi , OU LA FLÈCHE BOMPUE PAR LES PLUS
JEUNE DES EI^FAITT DE SCILURUS; ET LE FAISCEAU DE.
FLÈCHES RÉSISTANT A l'^FORT DES AÎNES RÉUNIS.
»
Tableau de neuf pieds deux pouces de haut^ sur quatre pieds huit
pouces de large, appartenant au rc^ de Pologne.
Belle leçon du roi des Scythes expirant! Ja-
mais plus belle leçon ne fiit donnée; jamais plus
mauvais tableau ne fut fait. J'en suis fâche pour
le roi de Pologne. Le meilleur des tréis tableaux
qu'il a demandes à nos artistes est médiocre. Ve-
nons à celui de Halle.
Mais 5 dites- moi, je vous prie, qui est cet
homme maigre , ignoble ^ sans expression , sans
caractère • couché sous cette tente? — C'est le roi
Scilurus. — Cela , c'est un roi , c'est un roi scy the.;
Où est la fierté , le $ens , le j ugement , la raison in-
disciplinée de l'homme sauvage? C'est un gueux.
Et ces trois maussades, hideuses, plates figures
emmaillotées dans leurs draperies jusqu'au bout
du nez , pourriez-vous m'apprendrë si ce sont des
personnages réels de la scène, ou de mauvaises
estampes enluminées , comme nous en voyons sur
nos quais , dont ce pauvre diable a décoré le de-
dans de sa tente? Et vous appellerez cela la femme,
les filles de Scilurus? Et ces* trois autres figures
nues, assises en dehors, à droite, en face de l'hom-
me couché, sont-ce trois galériens, trois roués.
X
SALON DE 1767. 45
trois brigands échappes de la conciergerie ? Ils
sont affreux. Us font horreur. Quelles contorsions
de corps ! quelles griibaces de visages ! Us sont à
la rame. Qu'on couvre le faisceau de flèches ^ et je
défie qu'on en juge autrement. Tableau détestable
de tout point 9 de dessin ^ de couleur, d'effet, de
composition, pauvre, sale, mou de touche, pa-
pier barbouillé sous la presse de Gautier; ce n'est
que du jaune et du gris. Aucune différence entre
la couverture du lit et les chairs des enfants; les
jambes des rameurs grêles à faire peur, à efface
avec la langue. Dans nos campagnes les mieux ra«
vagées par l'intendance et la ferme , dans la plus
misérable de nos provinces, la Champagne pouil-
leuse; là , où l'impôt et la corvée ont exercé toute
leur rage; là, où le pasteur, réduit à la portion
congrue, n'a pas un liard à donner à ses pauvres,
à la porte de l'église ou du presbytère; sous la
chaumière où le malheureux manque de pain pour
vivre, et de paille pour se coucher, Tartiste au-
rait trouvé de meilleurs modèles.
Et vous croyez qu'on aura le front d'envoyer
cela à un roi? Je vous jure que si j'étais , je ne
vous dis pas le ministre , je ne vous dis pas le di-
recteur de l'académie , mais pur et simple agréé,
je protesterais pour l'honneur de mon corps et de
ma nation; et je protesterais si fortement, que
M. Halle garderait ce tableau pour faire peur à
ses petits-enfants, s'il en 'a, et qu'il en exécuterait
46 SALOIR DE 1767.
un autre qui répondit mteu^ au boa goùt^ aux ii>-
teutions de sa imajeslë Polouaise.
Son mauvais tableau de la IPaix est excusable
par l'ingratitude du sujet; mais que dire pour
eiM:user le Scilurus qui prête à Fart ^ et qui est
infiniment plus mauvais? Mon ami^ ee pauvre
Halle s'en va tant qu'il peut.
VIEN.
SAINT DENIS PRÂGHANT Là. FOI BV VaAfCS,
Tubtcau ceintré, de vingt-tm pied* trcû» poueti d« IiMit , snr dosée
pîç4s quatre pauces de large. C'est pour une des ^^p^lles de Saiut»*
Koch.
Le public a été partagé entre ce tableau de
Vien et >pelui de ï)ayen > sur Vépidétnie des Ar^
dents j destiné pour la même église; et il est cer-
tain que ce sont deux beaux tableaux, deux grandes
machines. Je vais décrire le premier; on trouvera
la description de l'autre à son rang.
A droite, c'est une fabrique d'architecture, la
fa.çade d'un temple ancien y avec sa plate-forme
au-devant. Au-dessus de quelques marches qui
conduisent à cette plate-forme , vers l'entrée du
temple, on voit l'apôtre des Gaules prêchant. De-
bout y derrière lui > quelques-uns de ses disciples
ou prosélytes ; à ses pieds , eh taornajpt de la
droite de l'apôtre > vers la gauche du tableau, ua
peu sur le fond, quatre femngies agenouillées,
assises , accroupies , dont l'une pleure > la seconde
SALON DE 1767. 47
écoute^ la troisième médite^ la quatrième regarde
arec joie : celle-ci retient devant ellç son enfant
qu'elle embrasse du bras droit. Derrière ces fem-
mes , debout , tout-4Hfait sur le fond ^ trois vieil-
lards , dont deux conversent ^ et semblent n'être
pas d'accottl. €ontinuant de tourner dans le même
sens^ une foule d'auditeurs ^ hommes , femmes,
enfants, assis, debout, prosternes, accroupis,
agenouillés, faisant passer la même expression
par toutes ses différentes nwances , depuis l'incer-
titude qui késite, jusqu'à la persuasion qui ad-
mire; depuis l'attention qui pèse, jusqu'à l'éton-
nement qui se trouble; depuis la componction
qui s'attendrit, jusqu'au rep^atir qui s'afflige.
Pour vous faire une idée de cette foule qui
occupe le cote gauche du tableau , imaginez , vue
par le dos , accroupie sur les dernières marches^
une femme en admiration , les deux bras tendus
vers le Saint. Berrière elle > sur une marche plus
basse , et un peu plus sur le fend, un homme age-
nouillé, écoutant, incliné et acquiesçant de la
tête, des bras, des épaules et du dos. Tout^à-fait
à gauche, deux grandes femmes debout. Celle qui
est sur le devant est attentive ; l'autre est grou-
pée avec elle par son bras droit posé sur l'épaule
gauche de la première; elle regarde, file montre
du doigt un de aès frères apparemment , peranii
ce groupe de disciples ou de prosélytes plaeés
debout derrîf ne le- Saint « Sur un plan , entre elles
/
48 SALON DE 1767.
et les deu2C figures qui occupent le devant^ et
qu'on voit par le dos^ la tête et les épaulés d'un
vieillard étonne^ prosterne ^ admirant. Le reste
du corps de ce personnage est dérobe par un en-^
faut 9 vu par le dos y et appartenant à l'une dés
deux grandes femmes qui sont debout. Derrière
ces femmes y le reste des auditeurs dont on n'a-
perçoit que les têtes. Au centre du tableau ^ sur
le fond^ dans le lointain , une fabrique de pierre
fort élevée 9 avec différents' personnages^ hommes
et femmes 9 appuyés sur le parapet ^ et regardant
ce qui se passe sur le devant. Au haut^ vers le
ciel 9 sur des nuages^ la Religion assise^ im voile
ramené sur son visage^ tenant un calice à la main.
Au-dessous d'elle , les ailes déployées ^ un grand
auge qui descend avec une couronne qu'il se pro-
pose de placer sur la tête de Denis.
. Voici donc le chemin de cette composition. La
Religion, l'ange , le saint, les femmes qui sont à
ses pieds., les auditeurs qui sont sur le fond , les
deux grandes figures de femmes qui sont debout,
le vieillard incliné à leurs pieds, et les deux fi-
gures , l'une d'homme , l'autre de femme , vues
par le dos et placées tout-à-fait sur le devant; ce
chemin descendant mollement et serpentant lar-
gement depuis la Religion jusqu'au fond de la
composition à gauche , où il se replie pour former
cirçulairement et à distance , autour du Saint ,
une espèce d'enceinte qui s'interrompt à la femme
SALON DE 1767. 49
placée sur le devant, les bras dirigés vers le Saint,
et découvre toute Fétendue intérieure de la scène :
ligne de liaison allant clairement, nettement, fa-
cilement, chercher les objets principaux de. la
composition, dont elle ne néglige que les. fabri-
ques de la droite et du fond, et les vieillards in-
discrets interrompant le Saint , conversant entre
eux et disputant à l'écart.
Reprenons cette composition. L'apôtre est bien
posé; il a le bras droit étendu, la tête un peu
portée en avant; il parle. Cette tête est ferme,
tranquille, simple, noble, douce, d'un caractère
un peu rustique et vraiment apostolique. Voilà
pour l'expression. Quant au faire , elle est bien
peinte, bien empâtée; la barbe large et touchée
d'humeur. La draperie ou grande aube blanche
qui tombe en plis parallèles et droits , est très-
belle. Si elle njontre moips le nu qu'on ne dési-
rerait , c'est qu'il y a vêtement sur vêtement. La
figure entière ramasse sur elle toute la force,
tout l'éclat de la lumière , et appelle la première
attention. Le ton général en est peut-être un peu
gris et trop égal.
Le jeune homme, qui est derrière le Saint, sur
le devant, est bien dessiné, bien peint; c'est une
figure de Raphaël pour la pureté , qui est mer-
veilleuse pour la noblesse et pour le caractère de
tête qui est divin. Il est très-fortement colorié.
On prétend que. sa draperie est un peu lourde :
Salons, tome ii. 4
r
m
60 SALON DE 1767.
Les expressions , les passions , les actions ^ et
par conséquent les mouvements sont en raison
inverse de Fexpërience , et en raison directe de la
faiblesse. Donc une scène où toutes les figures sont
arëopagitiques (i) ne saurait être troublée jusqu'à
im certain point. Or , telles sont la plupart des
figures de Raphaël. Telles sont aussi les figures
du statuaire. Le module du statuaire est commu-
nëment grand; la nature du choix de cet art est
exagërëe. Aussi sa composition comporte-t-elle
moins de mouvement. La mobilitë convient à Ta-
tome^ et le repos au monde. L'assemblëe des dieux
ne sera pas tumultueuse comme celle des hommes,
ni celle des hommes faits comme celle des enfants-
Un grand personnage sëmillant est ridicule; un
petit personnage grave ne Test pas moins.
On voit, parmi des ruines antiques , au-dessus
des colonnes d'un temple , une suite des travaux
d'Hercule , représentes en bas-reliefs. L'-exëcution
du /oiseau et le dessin en sont d'une pureté mer-
veilleuse ; mais les figures sont sans mouvemient,
sans action, sans expression. L'Hercule de ces
bas-reliefs n'est point un luteur furieux quiëtreint
fortement et étouffe Antée ; c'est un homme vi-
goureux qui écrase la poitrine à un autre , comme
vous embrasseriez votre ami. Ce n'est point un
chasseur intrépide , qui s'est précipité sur un
lion et qui le dépèce; c'est un homme tranquille
(1) On lit dans toutes les éditions aéropagitiques. Edit».
SALON DE 1767., 6f
qui tient un lion entre ses jambes^ comme un
pâtre y tiendrait le gardien de son troupeau. On
prétend que les arts ayant passé de iTgypte en
Grèce, ce froid symbolique est un reste du goût
de rhiéroglyphe. Cest ce qui me paraît difficile à
croire; car, à juger des progrès de Fart par la
perfection de ces figures , il avait été poussé fort
loin; et Ton a de Fexpression long-temps avant que
dWoir de l'exécution et du dessin. En peinture ,
en sculpture , en littérature , la pureté de style ,
la correction et Fharmonie sont les dernières cho-
ses qu'on obtient. Ce n'est qu'un long temps, une
longue pratique , un travail opiniâtre , le con-
cours d'un grand nombre d'hommes successive^
ment appliqués,, qui amènen^pes qualités qui ne
sont pas du génie , qui l'enchament au contraire^ ,
et qui tendent plutôt à tempérer et éteindre qu'à
irriter et allumer la verve. D'ailleurs , cette con-
jecture est réfutée par les mêmes sujets tout au-
trement exécutés par des artistes antérieurs au
même contemporains. Serait-ce que cette tran-
quillité du dieu , cette facilité à faire de grandes
choses, en caractériseraient mieux la puissance?
ou , ce que j'incline davantage à croire , ces mor-
ceaux n'étaient-ils qlje purement commémoratifs,
un catéchisme d'autant plus utile aux peuples ,
qu'on n'avait guères que ce moyen de tenir pré-
sentes à leur esprit et à leurs yeux , et de graver
dans leur mémoire les actions des dieux, la théo-
N
62 SALON DE 1767.
logîe du temps? Au fronton d'un temple ^ il ne
s'agissait pas de montrer comment l'aigle avait
enleTe Ganymède ^ ni comment Hercule avait
déchiré le lion ou étouffé Antée; mais de rappeler
au peuple ^ par un bas-relief agiograpfae (1)9 et
de lui conserver le souvenir de ces faits* Si vous
me dites que cette froideur d'imitatkm était une
i^oanière de ces siècles ^ je vous demanderai pour-
quoi cette manière n'était pas générale , pourquoi
la figure qu'on adorait au dedans du temple avait
de l'expression ^ de la |»ission ^ du mouvement ;
et pourquoi celle qu'on exécutait en bas^relief au
dehors en était privée ; pourquoi ces statues qui
peuplaient le Portique > le Céramique ^ les jar-
dins et autres end||its publics ^ ne se recomman-
daient pas seulement par la correction et la pu-^
relé du dessin; et pourquoi elles se faisaient
encore admirer par leur expresisLon. Voyez^ adop-
tez quelques unes de ces opinions ; ou ^ si toutes
vous déplaisent y mettez quelque chose de mieux
à l^ur place.
S'il était perâiis d'appliquer ici l'idée de l'abbé
Galiani , que l'histoire moderne n'est que l'his-
toire ancienne sous d'autres noms y je vous dirais
que ces bas-reliefs si purs ^ si corrects , n'étaient
que des copies de mauvais bas-reli«fs anciens y
dont on avait gardé toute la platitude y pour leur
(1) Agiographe , qui écnt sur les sabits ; de iyttr y saint ; et de
y^ii^ , j'écris. Edit*.
SALON DE 1767. 65
conserver la yënëration des peuples. Chez nous , ce
n'est pas la belle vierge des Carmes-Dëchaux qui
fait des miracles (i); c'est cet informe morceau
de pierre noire qui est enferme dans une boite
près du Petit-Pont, Cest devant cet indigne fé-
tiche y que des cierges allumés brillent sans cesse.
Adieu toute la vénération , toute la confiance de
la populace y si l'on substitue à cette figure go-^
thique un chef-d'œuvre de Figal ou de Falconnet.
Le prêtre n'aura qu'un moyen de perpétuer une
portion de la superstition lucrative y c'est d'exiger
du statuaire d'approcher son image le plus près
qu'il pourra de l'image ancienne. C'est une chose
bien singulière y que le dieu qui fait des prodiges
n'est jamais une belle chose ni l'ouvrage d'un ha-
bile homme y mais toujours quelque mégot ^ tel
qu'on en adore sur la côte du Malabar y ou sous
la feuillée du Caraïbe. Les hommes courent après
les vieilles idoles y et après les opinions nouvelles.
Je vous ai dit que le public avait été partagé
sur la supériorité des tableaux de Doyen et de
Vien ; mais comme presque tout le monde se con->
naît en poésie , et que très-peu de personnes se
connaissent en peinture, il m'a semblé que Doyen
avait plus d'admirateurs que Vien. Le mouvement
frappe plus que le repos. Il faut du mouvement
(1) Cette vierge a passé de Téglise des Carmes-Déchaussés au
Musée des monuments français , et de là k Notre-Dame où on la
Toit aujourd*faiii. KDIT^
\
64 SALON DE 1767.
aux eofatits ; et il y a beaucoup d'enfants. On sent
mieux un forcené qui se déchire le flanc fie ses
propres mains ^ que la simplicité^ la noblesse^
la .vérité , la grâce d'une grande figure qui écoute
en silence. Cependant celle-ci est peut-être plus
difficile à imaginer; et imaginée^ plus difficile à
rendre. Ce ne sont pas les morceaux de passion
violente , qui marquent , dans l'acteur qui dé-
clame , le talent supérieur^ ni le goût exquis dans
le spectateur qui frappe des mains.
Dans un de nos entretiens nocturnes , le con-
traste de ces deux tableaux nous donna ^ à M. le
prince de Galitzin et à moi ^ occasion d'agiter
quelques questions relatives à Fart , l'une des-
quelles eut pour objet les groupes et les massés.
J'observai d'abord qu'on confondait à. tout mo*-
mentces deux expressions^ grouper et faire masse^
quoiqu'à mon avis il y eût quelque difFérepce.
De quelque^ manière que des objets inanimés
soient ordonnés , je ne dirai jamais qu'ils grou-
pent, niais je dirai qu'ils font masse.
De quelque^ manière que des objets animés
soient combinés j, avec des objets inanimés , je ne
dirai jamais qu'ils groupent, mais^ qu'ils font
masse.
De quelque manière que des objets animés
soient disposés les uns à côté des autres, je ne
dirai qu'ils groupent , que quand ils seront liés
ensemble par quelque fonction commune.
SALON DE 1767. 65
Exemple. Dans le tableau de La Manne (i) du
Poussm^ les trois figures qu'on voit à gauche^ dont
l'une ramasse de la maniie^ la seconde en ramasse
aussi y et la troisième debout en goûte j toutes
trois occupées à des actions diverses, isolées les
unes des autres , n'ayant qu'une proximité locale,
ne groupent point pour moi. Mais cette jeune
femme assise à terre , qui donne sa mamelle à
téter à sa vieille mère , et qui console d'une main
son enfant qui pleure debout devant elle de la
privation d'une nourriture que la nature lui a
destinée , et que la tendresse filiale , plus forte
que la tendresse maternelle, détourne; cette jeune
femme groupe avec son fils et sa mère , parce
qu'il y a une action commune , qui lie cette figure
avec les deux autres , et celles-ci avec elles.
Un groupe fait toujours masse; mais une masse
ne fait pas toujours groupe.
Dans le même tableau du Poussin, cet Israélite,
qui ramasse d'une main et qui en repousse un .au-
tre qui en veut au même tas de manne , groupe
avec lui.
Je remarquai que, dans la composition de
Doyen , où il n'y avait que quatorze figures prin-
cipales , il y avait trois groupes , et que dans celle
de Vien , oii il y en avait trente-trois et peut-être
davantage , toutes étaient distribuées par masse ,
(i) Ce tableau fait partie de la collection du Musée au IjOu-
▼re. Edit*.
Saloks. tome II. ^
66 SALON DE 1767.
et qu'il n'y ayait proprement pas un groupe ; que
daqs le tableaii de La Manne du Poussin il y
avait plus de cent figures ^ et à peine .quatre grou^
pes , chacun de ces groupes de deux ou trois fi-
gures seulement ; que dans le Jugement de Sa--
lomon (;) , du i^ême artiste y tout était par masse ;
et qu'à l'exception du soldat qui tient l'enfant et
qui ie menace de son glaive^ il n'y avait p^s un
groupe.
J'observai qup , dans I9 plaine des Sablons y un
jour de revue qi;e la curiosjité badaude y ras*
semble cinquante mille honimes , le nombre des
masses y serait infini eu comparaison des groupes ;
qu'il en seraitde mên^e à l'église^ le jpur de Pâques;
^ la promenade ^ une belle soirée d'été ; au spec-
tacle^ un JQur de première représenfiation ; dans
les rues , un jour d^ réjouissance publique / même
au bal de l'Opéra^ un jour de lundi-gras ; et qu^^
pour faire naître des groupes dans ces nombreuses
£|^$embl^es ^ il fallait sfippqser quelque événe-
ment subit qui les mienaçàt* Si , aii milieu d'ube
représentation ^ par exemple y le feu prend, à la
sitlie y alors chacun so93geant à son salut 9 le pré*
fér£^nt ou Ip sacrifiant au salut d'un autre y toutes
ces figures > un moment auparavant attentives y
isolées et tranquilles y s'agiteront^ ^ précipite-
ront les un^s sur le^ autres; ; des femmes s'éva-
nouiront entre les brs^s de leurs amants ou de
(i) Ce tableau se yoit aussi au Musée, Éoit*.
\
SALON DE 1767. 67
leurs époux ; de$ fiUes recourront leurs mère^ ou
seront secourues par leurs pères ; d'autres se pré-
cipiterout des loges dans le parterre > où je vois
des bras tendus pour les recevoir; il y aura des
hommes tués, étouffés > foulés aux pieds ^ une
infinité d'incident^ et de groupes divers.
Tout étant ég^l d'ailleurs , c'est le mouvement ^
le tumulte qui engendre les groupes.
Tout étant égal d'ailleurs , les natures exagé-
rées prennent moins aisément le mouvement^ que
les natures faible et communes.
Tout étant égal d'ailleurs ^ il y aura moins de
mouvement et moins de groupes dans les compo-
sitions QÙ les natures seront exagérées.
D'où je conclus que le véritable imitateur de la
nature y l'artiste sage était économe de groupes ;
et que celui qui , sans égard au mouvement et
au sujet , sans égard au module et à sa nature ,
cherchait à les multiplier dans s^ composition ^
ressemblait à un écolier de rhétorique ^ qui met
t<5ut soipi discours en apostrophes et en figures ; que
l'art de groupeic était de la peinture perfectionnée ;
que la fureur de grouper était de la peinture en
décadence , des temps non de la véritable élo-
quence j mais des temps de la déclamation ^ qui
succèdent toujours aux premiers ; qu'à l'origine
de l'art le groupe devait être rare dans les com-
posi^ons; et que je n'étais pas éloigné de croire
que les sculpteurs > .qui groupent presque nécesrr
5.
68 SALON DE 17(57.
w
sairement^ en ayaient peut-être donné la pre-
mière idée aux peintres.
Si mes pensées sont justes^ tous les fortifierez
de raisons qui ne me viennent pas ; et de conjec-
turales qu'elles sont , vous les rendrez évidentes
et démontrées. Si elles sont fausseï^ , vous les dé-
truirez. Vraies ou fausses^ le lecteur y gagnera
toujours quelque chose.
césar ^ débarquant a cadix ^ trouve dans le l'emple
d'hercule la statue d'Alexandre^ et gémit d'être
INCONNU A l'âge OU CE HÉROS s'ÉTAIT DÉJÀ COUVERT
DE GLOIRE.
Tableau ceintrë, de huit pieds neuf pouces de haut sur quatorze pieds
neuf pouces de large , appartenant au roi de Pologne.
Il était écrit au livre du destin ^ chapitre des
peintres et des rois ^ que trois bons peintres fe-
raient un jour trois mauvais tableaux pour un bon
roi ; et au chapitre suivant des Miscellanées fa-
tales , qu'un littérateur pusillanime épargnerait
à ce roi la critique de ces tableaux; qu'un philo-
sophe s'en offenserait , et lui dirait : Quoi ! vous
n'av€z pas de honte d'envoyer aux souverains la
satire de l'évidence ; et vous n'osez leur envoyer
la satire d'un- mauvais tableau? Vous aurez le
fi:*ont de leur suggérer que les passions et l'intérêt
particulier mènent ce monde ; que les philoso-
phes s'occupent en vain à démontrer la vérité et
SALON DE 1767. 69
à démasquer Terreur; que ce ne sont que desba-
yards inutiles et importuns ; et que. le métier des
Montesquieu est au^essous du métier de cor-
donnier ; et TOUS n'oserez pas leur dire : On vous
a fait un sot. tableau? Mais laissons cela ; et venons
au César de Vien.
Au milieu d'une colonnade à gauche , on voit
sur un piédestal un Alexandre de bronze. Cette
statue imite bien' le bronze; mais elle est plate.
Oii est la noblesse? où est la fierté? c'est un enfant.
C'était la nature de Vjipollon du Belpédèrè qu'il
fallait choisir; et je ne sais quelle nature on a
prise. Fermez les yeux sur le re$te de la composi-
tion; et dites-moi si vous reconnaissez là l'homme
destiné à être le vainqueur et le maître du monde.
César à droite est debout. C'est César que^ cela ?
ah l parbleu y t'était bien un autre bougre que
celui-ci. C'est un fesse-mathieu ^ un pisse-^froid ^
un morveux dont il n'y a rien à attendre de
grand. Ah ! mon ami^ qu'il est rare de trouver un
artiste ^ qui entre profondément dans l'esprit de
son sujet; et conséquemment nul enthousiasme ^
nulle idée ^ nulle convenance , nul effet ; ils ont
des règles qui les tuent ; il faut que le tout pyra-
mide; il faut une niasse de lumière au centre;
il faut de grandes masses d'ombres sur les côtés ;
il faut des demi-teintes sourdes ^ fugitives , pas
noires ; il faut des figures qui contrastent ; il faut
dans chaque figure de la cadence dans les mem-
70 SALOIR DE 1767.
bres ; il faut s'aller faire foutre , quand ou ne sait
que cela. Cësàr a le bras diroit étendu , Tautre
tombant , les regards attendris et tournés Vers le
tîel. Il fne Semble , maître Vien , qu'appuyé con-
tre le piédestal , les yeux attachés sur Alexandre,
et pleins d'admiration et de regrets ; ou , si tous
l'aimiez mieux, la tête penchée , humiliée , pen-
sive , et les bras admiratifs / il eût mieux dit ce
qa il avait à dire. La tête de Céçar est donnée par
mille antiques; pourquoi ènWoir fait une d'ima-
gination qui n'est pas si belle , et qui , sans Fins-
tription , rendrait le sujet inintelligible ? Plus sur
la droite et sur le detant , on voit un vieillard ,
la main droite ^oséé sur le bras de César; Tautre,
dans l'action d'un homme qui parlé. Que fait là
cette espèce de Cicérone? Qui est-il? que dit-il?
iliaîtrè Vien , est-ce que vous n'auriez pas dû
sentir que le César devait être isolé , et qUe ce
bavard épisodique détruit tout le sublime du mo-
ment? Sur le fond, derrière ces deux figures,
quelques soldats. Plus encore vers la droite, dans
le lointain, autres soldats à terre vus par le doS,
avec un vaisseau en rade et voiles déployées. Ces
voiles déployées font bien , d'accord ; mais s'il
vient un coup de vent de la mer , au diable le
vaisseau. A gauche , au pied de la statue , deux
femmes accroupies. La plus avancée sur le devant,
vue par le dos , et le visage de profil ; l'autre ,
vue^ de profil , et attentive à la scène. Elle a sur
SALON DE 1767. il
ses g6nomx uû p^it énfanf qui tient une rosé ; là
première parait lui iÈÊip^srér silence. Que fbnt là
ces femmes ? qtté dgûifie cet épisode du petit en-
fant à la rose ? Quelle stérilité ! quelle pauvreté !
et puis cet enfant eët trdp tn ignaîil , trop ^âit y
tr6p joli, trop pWit ; c'est Un Enfatit-Jésu^. Tout-
à-fait à gauche , sur le foud , en tournant autour
du piédestal > encore deâ sN>ldàts. Atîtres défauts :
cru je me trmipe fort , où la mdîn droîié de César
est trop petite , \t pied de la femme acéroupie sur
le devant y informe , surtout aux orteils , vilain
pied de modèle 1 le vêtement dcfs cuissds de César,
mince et sec comme du papier bleu. Composition
de tout poiiift insignifiauté. Sujet dVxpressioti ,
sujet grand , où tout ^^ froid et petit ; tableau
sans atK^uti mérite que le technique. ^-^Stfais n'est-
il pas hanfflôttieUi et d^Un pinceau spirituel ?— Je
le veux ; plus harmô^ui^Ux même et plus vigou-
reux c[d!t\t Saint-Dènisi Après? — ^N'es<-Ce pas
une jolie figuré, que César ?-^ Eh! oui, bour-
reau; et c'est ce dont je me plains. — ^Cet ajustenïent
n'est-il pas riche et bien touché? cette broderie
ne fait-elle pas bien l'or ? ce vieillard n'est-ii pas
bien drapé? sa tête n'est-élle pas belle? celles des
soldats interposés , mieux encore? celle surtout
qmî est calquée , d'un esprit infini pour là forme
et la touche? ce piédestal, de bonne forme? cette
architecture grande ? ces leiïimes sur lé devant ,
bien coloriées? — Bien coloriées ! mais ne faudrait-
7^ SALON DE 1767.
il pas qu'elles fussent coloriées plus fièrement y
puisqu'elles sont au premier rang? *— Voilà les
, propos des artistes : intarissables sur le technique
qu'on trouve partout , muets sur Fidéal qu'on ne
trouve nulle part* Ils font cas de la chose qu'ils
ont ; ils dédaignent celle qui leur manque ; cela
est dans l'ordre. Eh bien I gens de l'académie y c'est
donc pour vous une belle chose que ce tableau?
— Très-bellç ; et pour vous ? — Pour moi , ce n'est
rien ; c'est un morceau d'enfant , le prix d'un éco-
lier qui veut aller à Rome y et qui le mérite.
V La tète de Pompée présentée à César ^ César
aux pieds de la statue d^Alexcmdre ; la leçon de
Scilurus à ses enfants j trois tableaux à cogner le
nez contre à ces maudits amateurs qui mettent
le- génie des artistes en brassières. On avait de-
mandé à Boucher la continence de Scipion^ mais
on y voulait ceci ^ on y voulait cela y et cela en-
core; on emmaillotait si bien mon homme ^ qu'il
a refusé de travailler. U est excellent à entendre
là-dessus. \
SAINT-GRÉGOIRE 9 PAPE.
Tableau (Tenviron neuf piecU de haut sur cinq pieds de large, pou^r la
sacristie de IVglise Saint-Louis, à Versailles.
Supposez 5 mon ami 9 devant ce tableau , un
artiste et un homme de goût. Le beau tableau ^
dira le peintre ! La pauvre chose y dira l'homme
de lettres! et ils auront raison tous les deux.
SALON DE 1767. 75
Le Saint'-Grégeire est l'unique figure. 11 est
assis dans son fauteuil p vêtu des habits pontifi-
caux > la tiare sur la tét:e , la chasuble sur le sur-
plis. Il a devant. lui un bureau soutenu par. un
ange de bronze. Il y a sur cette table ^ plume ^
encre y papier y livres. On voit le Saint de profiL'
Il a le visage tranquille et tourné vers une gloire^
qui éclaire l'angle supérieur gaucjie de la toile.'
U y a dans cette gloire y dont la lumière tombe sur
le Saint y quelques têtes de chérubins.
Il est certain que la figure est on ne peut plus
naturelle et simple de position et d'expression y
quoique un peu fade ; qu'il règne dans cette com-
position un calme qui plaît; que cette main droite
est bien dessinée , bien de chair^ du ton de cou-
leur le plus vrai y et sort du tableau ; et que sans
cette chape qui est lourde y sans ce linge qui n'i-
mite pas le linge y sous lequel le vent s'enfourne-
rait inutilement pour le séparer du corps; qui n'a
aucuns tons transparents y qui n'est pas soufflé
comme il devrait l'être^ et qu'on prendrait faci-
lement pour une étofie blanche épaisse ; san»tout
ce vêtement qui sent un peu le mannequin y celui
qui s'en tient au technique y et qui ne s'interroge
pas sur le reste y peut être content. Belle tête y
belle pâte y beau dessin y bureau soutenu par un
ange de bronze bien imité et de^bon goût. Tout
le tableau bien colorié. — Oui^ aussi bien qu'un
artiste qui ne connaît pas l'art des glacis peut
74 SALON DE 1767.
faire. Une figure ^'acquiert de la vigueur qu'au-
tant qu'on la ré|^reiid , cherchant coàtiilûtnenf à
l'approcher de fe nature , comme fàht GreuÉé et
Chardin . — ^Màîs c'éislt un tràtail long; et un dessinat-
teur s'y rëdOut difficilement , pat ce <jtte ce techfii-
que nuit à la sëvërité du dessiil i raisoil pont la-
quelle le desrsin , la couleur et le clair-obâcur vont
rarement ensemble. Doyen est ôoloriàte ; mais il
ignore les grands effets de lurnière : si Son moineau
avait ce mérite^ ce serait un cheM'œuvite.— ^Mon-
sieur l'artiste^ laissons là Doyen ; nous en parlerons
à son tour. Venons à te Sàint-Of-égoire qui né vous
extasie qtie pârf^cè ^Ue vous n'atez pas vu un cer-
tain Sairit-BruHa^é Rubens> qui appartient à
Mk Wttlelel Mais ittoi , je l'ai vu , et je ih'en sou-
viens ; fct, lôrsique je regarde cette gloire , dont là
lumière ëclàiré votre 8ùifit'Grégoif*e , lie puis^je
pas vous demander que fait cette figure? quel est
sur dette tête l'èfffet dé la prësencé ditinc ? Nul.
Nft ipegaicde-t^elle pas l'Espt*it-Saint aussi froide-
ment qu'une araignée suspendue à l'angle de son
oratoire? Ott est la chaleur d'aiiié^ l'élan^ lé
transport , l'ivreôsé , que l'esprit vitîflaht doit
produire?-^Un autre qtîe jfnoi ajoutera i pourquoi
ces habits pontificaux? le Saint-père est chez lui y
dans son oratoire^ tout me l'annoncé : il me sem-
ble que la convenance dethandait un vêtement
domestique ; q«Éé la tiare / là érossé et ]a ci'ôil
fhssent jetées dans tm coin^ à la bonne hetiré.
SALON DE 1767. 7^
Carie Van-Loo s'est bien garde de commettre cette
ikate danâ l'esqulssè t)ii le mime Saint dicté ses
homélies à son ëetrètaire (i). Mais, dît Fartiste,
le tableau est pour une sacristie. Mais, rëpottd
Fhomme de goût, lorsqu'on portera le tableau
dans la sacristie , est-ce que le Saint entrera tout
seul? est-te que son oratoire restera à la porte?
L'bomme de lettres aura donc raison de dire : la
pauvre chôsie ; et Tartiste : la belle chose que ce
tableau f Ils auront liaison tous les deul.
Le livret annonce plusieurs autres tableaux de
Vîen sous Un même numéro. Cependant il n'y en
à point, à moins qu'on ne comprenne parmi lès
ouvrages du mari ceux de sa femme.
LA GRÉNÊE.
A'iÈiiuin né crede eolorf.
Il me prend envie , mon ami , de vous démon-
trer, que , sans mentir, il estcependant bien rare
que nous disions la vérité. Pour cet effet , je
prends l'objet le pluç simple, un beau buste
antique de Socrate , d'Aristide , de Marc-Aurèle
ou de Trajan , et je place devant ce buste l'abbé
Morellet, Marmontel et Naigeon , trois corres-
pondants qui doivent le lendemain vous en écrire
leur pensée : vous aurez trois éloges très-diffé-
(i) Salon de i']65, tôm. y m , pàg. 100 et suiv. Êdit',
7^ SALON DE 1767.
rents ; auquel vous en tiendrez-vous ? Sera-ce
au mot froid de l'abbé ^ ou à la sentence ëpi-
grammatique ^ à la phrase ingénieuse de Ta-
cadémicien ^ ou à la ligne brûlante du jeune
homme? Autant d'hommes ^ autant de jugements.
Nous sommes tous diversement organisés. Nous
n'avons aucun la même dose de sensibilité.
Nous nous servons tous à notre manière d'un
instrument vicieux en lui-même , l'idiome qui
rend toujours trop ou trop peu; et nous adres-
sons les sons de cet instrument à cent auditeurs
qui écoutent , entendent , pensent et sentent di-
versement. La nature nous départit à tous ^ par
l'entremise des sens ^ une multitude de petits
cartons sur lesquels elle a tracé le profil de la
vérité. La découpure belle , rigoureuse et juate^
serait celle qui suivrait le trait délié dans tous
ses points ^ et qui le diviserait en deux. La dé-
coupure de l'homme d'un grand sens et d'un
grand goût en approche le plus. Celle de l'en-
thousiaste , de l'homme sensible , de l'esprit
chaud 5 prompt^ violent, malintentionné ^ jaloux^
blesse le trait. Son ciseau , conduit par l'igno-
rance ou la passion , vacille et se porte tantôt
trop en dedans , tantôt trop en dehors. Celui de
l'envie taille en dedans du profil une image qui
ne ressemble à rien.
Or^ il ne s'agit pas ici , mon ami , d'un buste^
d'une figure^ mais d'une scène où il y a quel-
SALON DE 1767. 77
quefois quatre y cinq ^ huit , dix , vingt figui^es :
et TOUS croyez que mon ciseau suivra rigoureu-
sement le contour délie de toutes ces figures*? A
d'autres ^ cela ne se peut. Dans un moment^ l'œil
est louche j dans un autre ^ les lames du ciseau
sont ëmoussées , ou la main n'est pas sûre ; et
puis jugez d'après cela de la confiance que tous
devez à mes découpures : et^ que cela soit dit en
passant ^ pour l'acquit de ma conscience et la
consolation de M. La Grénée.
Commençons par ses quatre tableaux de même
gfl^deur^ représentant les quatre états , le Peu^
pie y le Clergé , la Robe et l^Épée.
l'ÉPÉE^ ou BELLONE PRÉSENTANT A MARS LES RENES DE
SES CHEVAUX.
Tableau de ^atre pieds de haut, sur deux et demi de large.
• Qu'est-ce que cela signifie ?Rien^ ou pas grand'-
chose. On voit à 'gauche un petit Mars de quinze
ans y dont le casque rabattu fort à propos dérobe
la physionomie mesquine. Il est renversé en ar-
rière, comme s'il avait peur de Bellône ou de ses
chevaux. Il a le bras droit appuyé sur son bou-
clier, et l'autre porté en avant, vers les rênes qui
lui sont présentées. A gauche , une grosse , lourde,
massive, ignoble palfrenière de Bellone se ren-
verse en sens contraire de Mars , en sorte que les
pieds de ces deux figures prolongées venant à se
78 SALON DE 1767.
rencontrer^ elles formeraient un grand V CQn^
sonne. JBell^ manière de grouper ! N'ei^t41 p^ été
mii^ox de laisser le Mars fièrement debout , et dç
montrer la déesse violente s'élançant vers lui > et
lui présentant les rênes ? Derrière Bellone , sur le
fond , deux chevaux de bois qui voudraient hen-
nir s écumer de la bouche j vivre des naseaux ^
lU^is qui ne le peuvent ^ parce qu'ils sont d'un
bois bien dur^ bien poli , bien raide et bien lissé*
liC morceau , du reste , surtout le Mars , est très-
vigoureux j» et le tout d'une touche plus décidée que
de coutume. Mais où est le caractère du dieu^M
batailles? où est celui de Bellqne? où est la verve?
Comment reconnaître dans ce morceau le dieu
dont le cri est comme celui de dix mille hommes f
Comparez ce tableau avec celui du poète qui dit :
Sa tête sortait d'entre les nuées , ses yeux étaient
ardents 9 sa bouche était entr'ouverte , ses chevaux
soufflaient le feu de leurs narines ^ et le fer da
sa lance perçait la nue* Et cette Bellone , est-ce
la déesse jiorrible qui ne respire que le sang et
le carnage^ dont les dieux retiennent les bras
retournés sur son dos , et chargés* de chaînes ^
qu'elle secoue sans cesse , et qui ne tombent que
quand il plaît au ciel irrité de cbâtier la terre ?
Rien n'est plus {(iQlcile k imaginer que ces $^rtes
de ligures ; il faut qu'elles soient de graud ca-*
r^et^e ; il faut qu'elle^ ^ient belles ^ et ce-
pendant qu'elles inspirent l'effroi. Peintres mo-
SALON DE 1767^ 79
dwMS y abandonnez ces symboles à la fureur et
9U pinceau de lli^b^ns. Il n'y a que la force de
sop expression et de sa couleur qui puisse les faire
supporter.
Li ROBE ^ OU LA JUSTICE y QUE L'iNHOCprCE D^RV^ y
ET A QUI LA PRUDENCE APPLAUPIT.
M4me dimension que le prëcédent.
Était-il possible d'imaginer rien de plus pau-
vre y de plus froid y de plus plat? et si Ton n'écrit
pas une légende au-dessous du tableau , qui est-ce
qui en entendra le sujet? Au centre , la Justice y
si TOUS youlez y M. La Grenée ; car tous ferez de
cette tête jeune et gracieuse tout ce qu'il tous
plaira y une vierge y la patronne de N^terre y
une nymphe y une bergère > puisqu'il ne s'agit que
de donner des noms. On la voit de £)ce. Elle
tient de sa main gauche une baUnce suspendue y
dont les plats de niveau sont également charges
de lauriers. Un petit génie placé sur la droite y
debout ^t sur le devant proche d'elle y lui ôte son
glaive des mains. A gauche^ derrière la Justice ,
la Prudence éteudue k terre , le corps appuyé
sur le coude y SQn n^iroir à U main , coiisidère les
deux autr^ figura a^eç satisfaction ; et j'y con-
sens y si ell^ se connaît en peinture ; c|ir tout y
est du plus beau faire ; mais peu de caractère y
mesquin^ sau^ jugenptfut^ sans idée. Cela parle
8o SALON DE 1767.
aux yeux; mais cela ne dit pas le mot à l'esprit
ni au cœur. Si l'on pense y si l'on rêve à quelque
chose 9 c'est à la beauté de la touche ^ aux drape-
ries , aux têtes y aux pieds ^ aux mains et à la froi-
deur^ à l'obscurité ^ à l'ineptie de la composition.
Je veux que le diable m'emporte > si je comprends
rien à ce génie , à ces lauriers ^ à cette épée. Mau-
dit maitre à écrire ^ n'écriras-tu jamais une ligne
qui réponde à la beauté de ton écriture.
LE CLERGÉ^ OU LA REU6I0N QUI CONVERSE 4YEG LA
YÉRITÉ.
Même dimension que le précëdeut.
C'est pis que jamais. Autre logogryphe plus
froid , plus impertinent ^ plus obscur encore que
les précédents. Ces deux figures rappellent la
scène dePanurgeet de l'Anglais qui arguaient par
signes en^^Sorbonne.
A droite , une petite Religionette de treize à
quatorze ans , accroupie à terre , voilée , le bras
gauche posé sur un livre ouvert et plus grand
qu'elle ; l'autre bras pendant ^ et là main suf*
le genoux ; l'index de cette main , je croîs ^ di-
rigé vers le livre. Devant elle une Vérité , son
aînée de quelques années ^ toute nue ^ sèche^ bla^
farde ^ sans tétons; le corps hommasse, le bras
et l'index de la main droite dirigés Ters le ciel ;
et ce bras dont le raccourci n'est pas assez senti ^
SALON DE 1767. 8ï
de trois ou quatre ans plus jeune cpie le reste de
la figure ; derrière cette Vérité , un petit génie
renversé sur un nuage. Eh bien ! mon ami , y
a\ez-vous jamais rien compris? Çà, mettez
votre esprit à la torture , et dites-moi le sens
qu'il y a là-dedans. Je gage que La Grénée n'en
sait pas là-dessus plus que nous. Et puis^ qui s'est
jamais avisé de montrer la Religion y la Vérité^ la
Justice , les êtres les plus vénérables , les êtres
du monde les plus anciens , sous des symboles
aussi puérils? De bonne foi ^ sont-ce là leur ca-
ractère y leur expression ? M. La Grénée , si un
élève de l'école de Raphaël ou des Çarraches en
avait fait autant^ n'en aurait*il pas eu les oreilles
tirées d'un demi-pied; et le maître ne lui aurait-
il pas dit : Petit bélître , à qui donneras-tu donc
de la grandeur^ de la solennité , de la majesté ,
si tu n'en donnes pas à la Religion^ à la Justice , à
la Vérité? Mais , me répond l'artiste , vous ne sa-
vez donc pas que ces vertus sont des dessus de
porte pour un receveur-généi*al des finances. Je
hausse les épaules^ et je me tais^ après avoir dit
à M. de La Grénée un petit mot sur le genre al-
légorique.
Une bonne fois pour toutes y sachez ^ M. de La
Grénée , qu'en général le symbole est froid , et
qu'on ne peut lui ôter ce froid insipide , mortel ,
que par la simplicité y la force , la sublimité de
ridée.
Salons, tomc ii. . 6
K
8q salon de 1767.
Sachez qu'en général le symbole est obscur, et
cpi'il n'y a sorte de précaution qu'il ne faille
prendre pour être clair.
Voulez-vous quelques exemples du genre al-
légorique , qui soient ingénieux et piquants ? je
les prendrai dans le style satirique et plaisant ^
parce que je m'ennuie d'être triste.
Imaginez un enfant qui vient de souf&er une
grosse bulle. La bulle vole ; l'enfant qui l'a souf-
flée tremble , baisse la tête ; il craint que la buUé
ne l'écrase en tonibant ènr lui. Cela parle^, cela
s'entend , c'est l'emblème du superstitieux.
Imaginez un autre enfant qui s'enfuit devant
un essaim d'abeilles dont il a frappé la ruche du
pied , et qui le poursuivent. Cela parle , et cela
s'entend ; c'est l'emblème du méchant.
Imaginez un atelier de sculpteur en bois ; il a
le ciseau à la main , il est devant son atelier , il a
ébauché un ibis dont on commence à discerner le
bec et les pâtes. Sa femme est prosternée devant
l'oiseau informe , et contraint son enfant à fléchir
>
le genou comme elle. Cela parle encore , et cela
s'entend sans dire lé mot.
Imaginez un aigle qui cherche à s'élever dans
les airs , et qui est arrêté dans son essor par un
soliveau ; ou , si vous l'aimez mieux , imaginez
dans un pays où il y aurait une loi absurde qui
défendrait d'écrire sur la finance , au bout d'un
pont, un charlatan ayant derrière lui <, au haut
SALON DE 1767. 85
d'une perche , une pancarte oii on lirait : De
par le roi et M. le contrôleur'général , et derant
lai une petite table avec des gobelets entre deux
flambeaux. Tandis qu'un grand nombre de spec-
tateurs s'amusent à lui voir faire ses tours ^ il
souffle les bougies ; et au même instant tous les
spectateurs mettent leurs mains sur leurs poches.
M. de La Grénëe , sachez qu'une allégorie com-
mune f <juoique neuve ^ est mauvaise ; et qu'une
allégorie sublime n'est bonne qu'une fois. Cest
un bon mot usé , dès qu'il est redit.
•
LE TI£BS-*ÉT1T^ OU l'aOBICULTURB ET LE COilIlEaGS
QUI AMÉIfEHT L'âBOKDANCE.
Même dimension que le précédent.
Au centre ^ sur le fond , Mercure , le bras
gauche jeté sur les épaules de l'Abondance ,
l'autre bras tourné vers la même figure , dans la
position et l'action d'un protecteur qui la pré-
sente à l'Agriculture. Mercure tient son caducée
de la main gauche ; il a aux deux côtés de sa tête
deux ailes éployées y d'assez mauvais goût. L'A-
bondance f sa corne sous son bras gauche^ s'avance
vers l'Agriculture. Il tombe de cette corne tous
les signes de la richesse. A gauche du tableau ,
l'Agriculture , la tête couronnée d'épis , offre ses
bras ouverts à Mercure et à sa compagne. Der-
rière l'Agriculture , c'eist un enfant vu par le
6.
\
84 SALON DE 1767.
dos, et charge d^une gerbe qu'il emporte. Tra-
duisons cette composition. Voilà le Commerce
qui présente l'Abondance à l'Agriculture. Quel
galimatias! Ce même galimatias pourrait tout
aussi bien être rendu par l'Abondance qui pré-
senterait le Commerce à l'Agriculture 9 ou par
l'Agriculture 9 qui présenterait le Commerce à
l!Abondance ; en un mot y en autant de façons
qu'il y a de manières de combiner trois figures.
Quelle pauvreté I quelle misère ! Attendez-vous ,
mon ami , à la répétition fréquente de cette ex-
clamation. Du reste y tableau peint à merveille.
L'Agriculture est une figure charmante, mais
tout-à-fait charmante , et parla grâce de son
contour , et par l'effet de la demi-teinte. Tout le
monde accourt : on admire ; mais personne ne
se demande qu'est-ce que cela signifie ? Ces quatre
morceaux sont d'un pinceau moelleux. Celui de
la Religion et de la Vérité est seulement , je ne
puis pas dire sale , mais bien un peu gris.
\
LE CHASTE JOSEPH.
Petit Tableau.
On voit à gauche la femme adultère , toute
nue ^ assise sur le bord de sa couche; elle est
belle ji très-belle de visage et de toute sa personne;
belles formes 9 belle peau 9 belles cuisses ^ belle
gorge 9 belles chairs 9 beaux bras 9 beaux pieds >
belles mains ^ de la jeunesse^ de la fraîcheur^
SALON DE ij6j. .85
de la noblesse. Je ne sais y pour moi ^ ce qaHl
fallait au fils de Jacob; je n'en aurais pas de-
mandé davantage ; et je me suis quelquefois con-
tente de moins. Il est vrai que je n'ai pas Thon-*
neur d'être fils d'un patriarche. Joseph se sauve ;
il détourne ses regards des charmes qu'on lui
offre ! non , c'est l'expression qu'il devrait avoir ,
et qu'il n'a point. Il a horreur du crime qu'on
lui propose ! non , on ne sait ce qu'il sent ; il ne
sent rien. La femme le retient par le haut de son
vêtement. L'effort a déshabillé ce côté de la poi-
trine ; et le dos de la main de la femme touche à
son sein. Cela est bien cela ; c'est une idée volup-t
tueuse. M. de La Grénée ^ qui vous l'a suggérée ?
Rien à dire^ ni pour la couleur^ ni pour lé dessin,
ni pour le faire. Seulement la tête de cette femme
est un peu découpée , l'œil droit va tomber de^
son orbite ; la partie qui attache en devant son
bras gauche au tronc ou la distance de la clavi-
cule au-dessus de l'aisselle , prend trop d'espace;
le bras ne se sépare pas assez là . Malgré ces pe-
tits défauts^ cela est beau ^ très-beau. Mais lé
Joseph est un sot ; mais la femme est froide y
sans passion , sans chaleur d'ame , sans feu dans
ses regards ^ sans désir sur ses lèvres; c'est un
guet-à-pens qu'elle va commettre. Mon ami , tu
es plein de grâce , tu peins , tu dessinesl à mer-
veille ^ mais tu n'as ni imagination^ ni esprit;
tu sais étudier la nature, mais tu ignores le coeur
86 . SALON DE 1767.
humain. Sans l'eicellence de ton faire , tu serais
au dernier rang. Encore y aurait-il bien à dire
sur ce faire. Il est gras ^ empâte , séduisant ;
mais en sortira-t-il jamais une Yëriié forte ^ un
effet qui reponde à celui du pinceau de Rubens y
de Van-Dick? Fait-on de la chair vivante ^ animée^
sans glacis et sans transparents ? je l'ignore et je
le demande.
LA CHASTE SUSAUNE.
Petit tableau , pendant du précédent. .
Je ne sais 9 mon ami , si je ne vais pas me ré-
péter^ et si ce qui suit ne se trouve pas déjà dans
un de mes Salons précédents (i).
Un peintre italien avait imaginé ce sujet d'une
manière très-^ingénieuse ; il avait placé les deux
vieillards à droite sur le fond. La Susanne était
^ debout sur le devant ; pour se dérober aux re-
gards des vieillards , elle avait porté toute sa
draperie de leur côté^ et restait exposée toute
nue aux yeux du spectateur du tableau. Cette ac-
tion de la Susanne était si naturelle y qu'on ne
s'apercevait que de réflexion ^ de l'intention du
peiiitre et de l'indécence de la figure ^ si toute-
fois il y avait indécence. Une scène représentée
sur la toile , ou sur les planches , ne suppose point
de témoins. Une femme nue n'est point indécente ;
^f) A propos de la Chaste Sus€tnne de Carie Vaii*Loo, exposée
«tt Sdkm de 1765; voyez tom. tiii, pag. ^4 «^ su>v> Ëdit«.
SALON DE 1767. 87
c'est une tmamt troussée qui l'est. Supposez de-
vant TOUS la VénuB de Midicis, et dites^moi si
sa nudité tous offensera* Mais chaussez les pieds
de cette Vénus de deux petites mules brodées ;
attachez sur son genou ^ avec des jarretières cou-
leur de rose y un bas blanc bien tiré ; ajustez sur
sa tête un bout de cornette ; et vous sentirez for-
tement la différence du décent et de Tindécent ;
c'est la différence d'une femme qu'on voit^ et
d'une femme qui se montre. Je crois vous avoir
déjà dit tout cela ; mais n'importe.
Dans la composition de La Grénée> les vieillards
sont à gauche debout^ bien beaux y bien coloriés y
bien drapés y bien froids.
Tout le monde connaît ici cette l>elle comtesse
de Sabran ^ qui a captivé si long--temps Philippe
d'Orléans y régent. Elle avait dissipé une fortune
immense ; et il y eut un temps oii elle n'avait
plus rien et devait à toute la terre y à son bouchei^
à son boulanger^ à ses femmes y à ses valets y à sa
couturière y à son cordonnier. Celui^i vint un
jour essayer d'en tirer quelque chose. Mon en-
îsxlX. y dit la comtesse ^ il y a long-temps que je;
te dois y je le sais. Mais comnient veux-tu que je
fasse? Je suis sans le sou : je suis toute nue^ et si
pauvre qu'on me voit le cul ; et tout en pirlant
ainsi y elle troussait ses cotillons y et montrait son
derrière à son cordonnier > qui^ touché^ attendri^
disait en s'en allant : Ma foi y cela est vrai. Le
\
88 SALON DE 1767.
cordonnier pleurait d'un côté ; les femmes de la
comtesse riaient de l'autre ; c'est que la comtesse,
indécente pour ses femmes , était décente , inté-
ressante y pathétique même pour son cordonnier.
Mais ce n'est pas là ce que je voulais dire. —
Et que vouliez-vous donc dire ? — Une autre sot-
tise : on en dit tant , sans le savoir, qu'il faut bien
avoir quelquefois la conscience de quelques unes.
Je voulais dire que dans un âge avancé la comtes^
était forcée d'accepter le souper qu'on lui offrait;
elle fut invitée par le commissaire Le Comte ;
elle se rendit à l'heure. Le commissaire , qui était
poli , descendit pour recevoir la belle , pauvre et
vieille comtesse ; elle était accompagnée d'un ca-
valier qui lui donnait la main. Us montent. Le
commissaire les suit. La comtesse lui exposait, en
montant , une jolie jambe , et au-dessus de cette
jambe, une croupe si rebondie, si bien dessinée par
ses jupons , si intéressante, que le commissaire,
succombant à la tentation , glisse doucement une
main et l'applique sur cette croupe. La.comtesse,
grande logicienne , se retourne sans s'émouvoir,
porte la main sulr le commissaire , à l'endroit où
elle espérait reconnaître la cause de son inso-
lence , et son excuse ; mais ne l'y trouvant point ,
elle lui détache un bon soufflet. Eh. bien ! mon
ami , voilà comment la Susanne de La Grénée en
aurait usé avec les vieillards , si elle avait eu la
même dialectique. Je ne sais ce qu'ils lui disent;
SALON DE 1767. 8g
mais je suis sûr qu'elle les aurait fort embar-
rasses y si elle leur eût adressé les propos d'une
de nos femmes à un homme qui la reconduisait
dans sov équipage ^ et qui lui tenait y chemin fai-
sant y un discours dont le ton ne lui paraisisait
pas proportionné à la chose, n Monsieur^ prenez-y
garde ; je vais me rendre. » Les vieillards sont
donc froids et mauvais. Pour la Susanne ^ elle est
belle et très-belle; elle ne manque pas d'expres-
sion ; elle se couvre ; elle a les regards tournés
vers le ciel ; elle l'appelle à son secours* Mais sa
douleur et son effroi contrastent si bizarrement
avec la tranquillité des vieillards y que y si le
sujet n'était pas connu y on aurait peine à le de-
viner. On prendrait tout au plus ces deux per-
sonnages pour deux parents de cette femme à qui
ils sont venus indiscrètement annoncer une fâ-
cheuse nouvelle. Du reste , toujours le plus beau
£aire , et toujours mal employé. C'est une belle
main qui trace des choses insignifiantes y dans
les plus beaux caractères ; un bel exemple de
Rossignol ou de Royllet (i).
Vous voyez y mon ami y que je deviens ordu-
rier^ comme tous les vieillards. Il vient un temps
où la liberté du ton ne pouvant plus rendre les
moeurs suspectes y nous ne balançons pas à pré-
férer l'expression cynique qui est toujours la plus
(i) Fameux maîtres d'écriture. L'article écriture de VEney-
c/o^^« e»t du premier. Èoit'.
go SALON DE 1767.
simple / c'est du moins la raison que je rendais
à des femmes^ de la grossièreté prétendue avec
laquelle elles accusaient les premiers chapitres
de la Défense de mon Oncle d'être écrits (i).
Une d'entre elles ^ que vous connaissez bien ^
satisfaite ou non de ma raison ^ me dit : Mon-
sieur^ n'inisistez pas là-<[essus davantage ; car vous
me feriez croire que j'ai toujours été vieille. C'est
celle qui Êtit to^^is les matins son oraison dans
Montaigne y et qui a appris de lui , bien ou mal à
propos^ à voir plus 'de malhonnêteté dans les
choses que dans les mots.
l'ahouh rémouleur.
Tableau de quatorze pouces de large , sur onse pouces de haut.
Composition qui demandait de la finesse^ de
l'esprit^ de la grâce ^ de la gentillesse, en un mot^
tout ce qui peut faire valoir ces bagatelles. Eh
bien! elle est lourde et maussade. La scène se
passe au-devant d'un paysage. Ah! quel paysage!
il est pesant ^ les arbres comme on les voit au-
dessus des portes du pont Notre-Dame ; nul air
entre leurs troncs et leurs branches ; nulle légè-
(1) Brochure que Y<dtaii*e publia en 1767 en réponse à la cri-
tique de sa Philosophie de P Histoire , que Larcher , répétiteur au
collège Mazarin , venait de faire paraître sous le titre , Supplément
à la philosophie de F Histoire*
La Défense de mon Oncle se trouve dans le tome xxiv , page 246
des QBuvAKS de Voltaire, édit. Renouard ; Paris 18 19. finir*.
SALON DE 1767. 91
reté; nulle touche aux feuilles; elles sont si for-
tement collées les unes aux autres j que le plus
liolent ouragan n'en enlèverait pas une. A droite^
un Amour accroupi devant la meule , et Tarro-
sant avec de l'eau qu'il puise avec le creux de sa
main^ dans une terrine placée devant lui. Ensuite,
sur le même plan, V Amour rémouleur couché sur
le ventre , sur ce bâtis de bois que les ouvriers
appellent la planche, et aiguisant une de ses flè^
ches. A côté, au-dessous de lui, sur le devant,
un troisième Amour tourneur de roue , les mains
appliquées à la manivelle. ^
Cela est infiniment moins vrai , moins intéres-
sant y moins en mouvement que la même scène ,
si elle se passait dans la boutique d'un coutelier.,
par ses bambins, un jour de dimanche, dans l'ab-
sence du père et de la mère. Je verrais la bou-
tique, la forge, les soufflets, les meules, les poulies
suspendues, les marteaux, les tenailles, les limes,
avec tous les autres outils. Je verrais un des
enfants qui ferait le guet à la porte. J'en verrais
un autre monté sur une escabelle, qui aurait
mis le feu à la forge et qui martellerait sur l'en-
clume ; d'autres qui limeraient à l'étau , et tous
ces petits bélîtres ébouriffés, guenilleux, me
plairaient infiniment plus que ces gros Amours
froids, plats, jouflus et nus. Mais celui qui a fait
le premier de ces tableaux n'aurait jamais fait le
second ; il faut un tout autre talent. Ma compo-
9^ SALON DE 1767.
sition serait pleine de vie ^ de yariétë y et de c«
que les artistes appellent ragoût. La sienne n'en
a pas une miette ; mauvais tableau ; et voilà l'ef-
fet de tous ces sujets allégoriques empruntes de
la mythologie païenne. Les peintres se jettent
dans cette mythologie; ils perdent le goût des
événements naturels de la vie ; et il ne sort plus
de leurs pinceaux que des scènes indécentes ^ fol-
les , extravagantes y idéales ^ ou tout au moins
vides d'intérêt; car^ que m'importe toutes les
aventures malhonnêtes de Jupiter^ de Vénus ^
d'Hercule ^ d'Hébé y de Ganimède^ et des autres
divinités de la fable? Est-ce qu'un trait comique
pris dans nos moeurs ; est-ce qu'un trait pathé-
tique pris dans notre histoire ne m'attachera pas
autrement?.... J'en conviens, dites-vous; pour-
quoi donc, ajoutez-vous, l'art se tourne-t-il si
rarement de ce côté? Il y en a bien des rai-
sons, mon ami. La première, c'est que les sujets
réels sont infiniment plus difficiles à traiter , et
qu'ils exigent un goût étonnant de vérité. La
seconde, c'est que les jeunes élèves préfèrent et
doivent préférer les scènes où ils peuvent trans-
porter les figures d'après lesquelles ils ont fait
leurs premières études. La troisième , c'est que
le nu est si beau dans la peinture et dans la sculp-
ture, et que le nu n'est pas dans notre costume.
La quatrième, c'est que rien n'est si mesquin,
si pauvre, si maussade, si ingrat que nos vête-
SALON DE 1767. 95
thents» La cinquième ^ c'est que ces natures my-
tàologiques^ fabuleuses^ sont plus grandes et plus
belles^ ou^ pour mieux dire^ plus voisines des
règles conventionnelles du dessin. Mais une chose
qui me surprendrait , si nous n'étions pas des pe-
lotons de contradictions , c'est qu'on accorde aux
peintres une licence qu'on refuse aux poètes.
Greuze exposera demain sur la toile la mort de
Henri iv; il montrera le jacobin qui enfonce le
couteau dans le ventre de Henri m ; et cela , sans
qu'on s'en formalise ; et qu'on ne permettra pas
au poète de rien mettre de semblable en scène.
JUPITER £T JXJNON^ $UR LE MONT IDA^ ENDORMIS PAR
MORPHÉE.
Tableau de trois pieds neuf ponces de haut, sur trois pieds de large.
A droite , c'est un Morphée très-agrëablement
pose sur des nuées; il déploie deux grandes ailes
de chauve-souris à désespérer notre ami M. Le
Romain^ qui a pris les ailes en aversion. Jupiter
est assis; Morphée lé touche de ses pavots; et sa
tète tombe en devant. Mais qu'est-ce que ces
nuées lanugineuses qui le ceignent? Sa chair est
d'un jeune homme^ et son caractère d'un vieillard.
Sa tête est d'un Silène^ petite, courte, enluminée ;
les artistes diront bien peinte , maia- laissez-les
dire. La couronne chancelle sur cette tête. Junon,
sur le devant, à droite, cPla main droite posée sur
94 SALON DE t
celle de Japiter assoupi ; le bras ganciie éteodn
sur ses propres cuisses, et la tète appayée contre
la poitrine de son ëponx. Le bras ganche de Ju-
piter est passé sur les reins de sa femme, et son
bras droit est porté sor des nuées Traiment asses
solides pour le soutenir. Quoi ! c'est là cette tête
majestueuse, cette fière Junon? Vous tous mo-
quez, M. de La Grénée. Je la connais; je Fai Tue
cent fois chez le vieux poète. La TÔtre , c'est une
Hébé, c'est une Vestale , c'est une Iphigénie , c'est
tout ce qu'il tous plaira. Mais dites-moi s'il y a
du sens à l'ayoir yétue, et si modestement- Têtue.
Vous ne savez donc pas ce qu'elle est venue faire
là? Elle devait être nue, toute nue, vous dis-je;
sans autre ornement que la ceinture de Vénus
qu'elle emprunta ce jour qu'elle avait le dessein
intéressé de plaire à son époux. (Bonne leçon pour
vous 9 époux de Paris , époux de tous les lieux du
monde. Méfiez-vous de vos femmes lorsqu'elles
prendront la peine de se parer pour vous; gare la
requête qui suivra*) Et vous appelez cela la jouis-
sance du souverain des dieux et de la première
des déesses I Et ce Jupiter -là, c'est celui qui
ébranle l'Olympe du mouvement de ses noirs
sourcils? Est-ce que Morphée rie pouvait être
mieux désigné que par ses ailes de nuit? Et le
lieu de la scène , où est le merveilleux et le sau-
vage? Où sont ces fleurs qui sortirent subitement
du sein de la terre, pour former un lit à la
SALON DE 1767. g5
déesse^ un lit voluptueux au milieu des frimais^
de la glace et des torrents? Où est ce nuage d'or
d'où tombaient des gouttes argentées , qui descen--
dit sur eux> et qui les enveloppa? Vous allez me
faire relire Fendroit d'Homère ; et vous n'y ga-
gnerez pas.
t< Le dieu qui rassemble les nuages dit à son
« épotise : Rassurez-vous ; un nuage d'or va vous
« envelopper , et le rayon le plus perçant de l'as-
«[ tre du jour ne vous atteindra pas. A l'instant
« il jeta ses bras sacrés autour d'elle. La terre
<i s'entr'ouvrit, et se hâta de produire des fleurs.
(t On vit descendre au-dessus de leurs têtes le
(( nuage d'or^ d'où s'échappaient des gouttes d'une
« rosée étincelante. Le père des hommes et des
(( dieux y enchaîné par l'Amour et vaincu par le
(( Sommeil^ s'endormait ainsi sur la cime es-
« carpée de l'Ida ; et Morphée s'en allait à tire-
ce d'aile vers les vaisseaux des Grecs , annoncer
tf à Neptune, qui ceint la terre, que Jupiter
« sommeillait. »
Le moment que l'artiste a choisi est donc celui
où l'Amour et le Sommeil ont disposé de Jupiter ;
et je demande si l'on aperçoit dans toute sa com-
position le moindre vestige de cet instant d'ivresse
et de volupté. 0 Vénus I c'est en vain que tu as
prêté ta ceinture à Junon. Cet artiste la lui a bien
arrachée. Je vois une jouissance dans le poète. Je
ne vois ici qu'une jeune fille , qui repose ou qui
9^ SALON DE 1767.
fait semblant de reposer sur le sein de son père.'
£t le faire? Oh! toujours très-beau; les étoffes
ici sont même plus rompues , moins entières que
dans ses autres compositions. Et cette tête de
Jupiter dont j'ai très-mal parle? Vraiment bien
peinte ; c'est un Jupiter bien colorié , bien vigou-
reux^ bien chaud, barbe bien faite, oh! pour
cela bien empâtée ! Mais son grand front ; mais
ces cheyeux qui se mirent une fois à flotter sur la
tête du dieu? mais ces os saillants et larges de
l'orbite , qui renfermaient ses grandes paupières
et ses grands yeux noirs ? mais ses joues larges et
tranquilles ; mais l'ensemble majestueux et impo-
sant de son visage , ou est-il? Dans le poète.
MERCURE, HERSÉ, ET AGLAURE JALOUSE DE SA SOEUR.
Tableau de deux pieds deux pouces de large, sur un pied neuf pouces
de haut. __
Hersé, à gauche, est assise. Elle a la jambe
droite étendue et posée sur le^ genou gauche de
Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de
face, est assis devant elle un peu plus bas et un
peu plus sur le fond. Tout-à-fait sur la droite ,
Aglaure, écartant un rideau, regarde d'un œil
de colère et jaloux le bonheur de sa sœur. Les
artistes vous diront peut-être que les figures
principales sont lourdes de dessin et de couleur ,
et sans passageé de teintes. Je ne sais s'ils ont rai-
son ; mais , après m'étre rappelé la nature , je me
SALON DE 1767. 97
suis écrié y en dépit d'^ttx et de leur jugement : 0
les belles chairs , les beaui pieds ^ les beaux bras ,
les belles mains ^ la belle peau ! la yie y le sang
et son incarnat transpirent à travers; je suis^ sous
cette enyeloppe délicate et sensible ^ le cours im-^
perceptible et bleuâtre des Teines et des artères.
Je parle dUersé et de Mercure. Les chairs de
l'art luttent contre les chairs de Nature. Appro^
chez votre main de la toile ; et vous verrez que
l'imitation est aussi forte que la réalité^ et qu'elle
l'emporte sur elle par la beauté des formes. On
ne se' lasse pas de parcourir le cou^ les bras> la
gorge y les pieds 9 les mains y la tête dUersé. J'y
porte mes lèvres, et je couvre de baisers tous
ces charmes. 0 Mercure! que fais -tu? qu'at-
tends-tu? Tu laisses reposer cette cuisse sur la
tienne , et tu ne t'en saisis pas, et tu ne la dévores
pas? et tu ne vois pas l'ivresse d'amour qui
s'empare de cette jeune innocente; et tu n'ajoutes
pas au désordre de son ame et de ses sens, le
désordre de ses vêtements ?. et tu ne t'élances pas
sur elle, dieu des filoux !..«. Aux traits ^de la pas-
sion, se joignent, sur le visay d'Hersé, la can-
deur , l'ingénuité, la douceur et la simplicité. La
tête de Mercure est passionnée , attentive , fine ,
avec des vestiges bien marqués du caractère per-
fide et libertin du dieu. La chaleur perce à tra-
vers le^ pores de ces deux figures. Oui , messieurs
de l'Académie, je peirsiste; c'est, à mon sens et
SaLOKS. tome II. 7
98 SALON 0E 1767.
au sentiment de Le Moyne^ le plus beau faire
imaginable. Je sentais toutes ces choses^ et j'en
ëtaîs transporté; lor^ue , m'ëtant un peu éloigné
du tableau ^ je poussai un cri de douleur , comme
si j'avais été heurté d'un coup violent. C'était une
inporrection 9 mais une si eru^e incorrection de
d?s$in , que j'éprouvai une peine mortelle de voir
une des meilleures compositions du Salon gâtée
par uq défaut énorme. Cette jambe d'Hersé y à
Tei^trémité de laquelle il y a un si beau pied ; cette
jambe étendue et posée sur le genou ^ sur ce si
beau f si précieux genou de Mercure^ est d^ qua-
ti^ grands doigts trop longue ; en sorte que y lais-
sant ce beau pied à sa place ^ et raccourcissant
cette jambe de son excès y il s'en manquerait beau-
coup^ mais beaucoup 9 qu'elle ne tint au corps;
défaut qui en a entraîné un autre y c'est qu'en la
suivant sous la draperie y on ne sait où la rap-
porter. Certainement ^ si Mercure n'a besoin que
4Vne cuisse y il peut emporter celle-ci sous son
bras y sans qu'Hersé puisse s'en douter. Le Min-
eure est trèi^savant des bras y du cou , de la poi-
trine y des flancs ;^ais on s&at qu'il a été dessiné
d'après la statue de Pigal. Le peintre lui a planté
encore ici deux ailes à la téte^ qui ne font pas
mieui qu'ailleurs. J'ai pensé ne vous rien dire
d'Agl^ure; c'est qu'elle est froide ^ plate ^ meg-
qujine , raide de position y faible de couleur^ nulle
d'expression. $i vous pouvez pardonner à cet ou-
SALON DE 1767. 99
Trage ce petit nombre de défauts ^Icouvrez-le d'or
sur la parok de Le Moyne. La draperie d'Aglaitre
«st large y simple et juste. Elle dérobe en partie
des jambes et des cuisses qu'<m aurait grand pla»*
sir à voir. Le rideau du fend > si je m'en souviens
bien , feit assez mal , et n'imite pas trop l'étoffe
de soie* Je ne sais oili Fartiste a pris l'expressiêti
niaise dUerse; elle n'est point du tout commune;
mais il la répétera tant dans ses compositions fii«^
tares 9 qu'elle le deriendra.
PEASÉ£ , APBÈS AVOIR DÉUVRÉ AimaCMÈDE.
A droite , dans des nuages , le cheval Pégase
qui s'«n retourne.
Ces nuages , qui partait de l'angle supérieur
droit de la scène et du fond> s'étendent en ser-
pentant y et descenc^nt jusqu'à l'angle inférieur
gauche y où ils se boursouffl^nt à terre en s'épais^
sissant. Qu^est-ce que cela signifie? A quel propos
cette longue et lourde traînée nébuleuse ? est-oe
Pégase qui l'a laissée après lui? Tout-à-fait à
droite y et sur le devant au milieu des eaux y Iti
rocher auquel Andromède était attachée. Au pied
de ce rocher , en allant vers la gauche y un plat
monstre d'un vert sale , fait et peint à la manu^
facture de Nevers y la gueule béante y la tête re*-
tournée y et regardant £roidement la proie qui lui
est ravie ; puis un espace de mer ou d'eaux ternes>
mates y compactes y qui s'étendent autour du ro*
lOO SALON DE 1767.
cher. Vers le fond et sur la gauche^ aunlessus de-
ces, eaux ^ au-dessous àt Pégase ^ là traînée nébu-
leuse 9 un petit amour tenant le bout d'une guir-
lande de fleurs ; fort au-^ssous de cet amour^ plus
sur le devant et vers la gauche > Persée un pied sur
le. riyage ^ l'autre dans l'eau ^ emportant entre ses
bras Audromède^ et l'emportant sans passion^ sans
chaleur, sans effort ^ quoiqu'il soit ou doive être
amoureux; et qu'Andromède y bien potelée y bien
grasse , bien nourrie ^ n'ayant rien perdu ni de ses
chairs ni de son embonpoint dans sa chaîne et sur
son rocher , soit très-lourde et très-pesante. Nul
désordre qui marque la conquête, pas le moindre
trait de conformité avec un rapt après un combat.
C'est un homme vigoureux , qui aide une femme à
traverser uii ruisseau. Cette Andromède nue est
blanche et froide comme le marbre. A son ex-
pression et à sa longue chevelure blonde, lisse et
séparée sur le milieu du front , c'est une Magde-
leine qu'il en fera quand il voudra. Ce peintre
n'a que deux ou trois têtes qui roulent dans la
sienne , et qu'il fourre partout. Sur le rivage , à
quelque distance du groupe d'Andromède et de
Persée , un second amour tient l'autre extrémité
de la guirlande de fleurs qui va serpentant par
derrière les deux amants ; en sorte qu'il semble
que le projet des deux amours soit de les enlacer.
Quand je me représente ce monstre de faïence , et
cette grosse épaisse fumée qui coupe la scène en
SALON DE 1767. 101
diagonale^ et qui s'arrondit à terre en ballons
sous les pieds d'Andromède ^ je ne saurais m'em*
pécher d'en rire. Enttè cet amour et le groupe
d'Andromède et de Persée , tout-à-*fait sur le de-
Tant 9 il y a un petit amour couche à, terre '^ ap-
puyé contre le casque et l'cpëe de Persée , et re-
gardant tranquillement l'enlèvementl Tout-^-fait
à gauche et sur le devant , la scène se termine
par des arbres. Persée a encore un pied dans l'eau ;
à peine est-il vainqueur du monstre , pourquoi
donc son épée et son casque sont-ils à terre? est-ce
ce petit amour qui l'en a débarrassé? rien né le.
dit; et c'est une idée bien tirée par les cheveux ;
il faudrait que cela fût évident pour n'être pas
absurde ^ ridicule. J'ai vraiment l'ame chagrine
de voir un si beau faire ^ un moyen aussi rare ,
aussi précieux , si propre à de grands effets , ré-
duit à rien. Le meilleur emploi que cet homme
pourrait faire de son tàlen^ ce serait de pèindi^
des têtes en petit nombre ^ beaucoup de bras y des
pieds et des mains , pour servir d'étude aux élèves.
RETOUà D'uLtSSE ET DE TÉLÉMAQUE AUPRÈS
DE PÉNÉLOPE.
Tabkau de deux pieds trois .pouces de large , sur un pied dix poncés
de haut. .^
Si j'entreprends jamais le traité de l'art de
ramper en peinture^ le herexemjîle d'insipidité
et de (*ontre-sens !
10.2 SALON DE 1767.
A droite .sur le fond 9 porté sur des niiées et
reaversë en arrière y rvax bout de Mercure. Ulysse
tout nu y sur le devant y se présentant à Pëaâope
assise au-dessus d'une estrade à laquelle on monte
par quelques degrés j il tend la main à Fénétope^
et il reçoit la sienne. Sur le fond Télémaque à
deux genoux devant sa mère.
De cet Ulysse si fin y si rusé y d'un caractère si
connu y et dans un instant dont Texpresaicm est si
déterminée 5 savea-vous ce qu'U en a fait? un
rustine ignoUe y set et niais. JMtettez-lui une co-
«quille à la n^tain y et jetez-lui une peau de mouton
sur les épaules.; et vous aurez, un Saint-Jean prêt
à baptiser I^ Christ ; et pourquoi ce personnage
est-il nu? Je ne sais ce que Pénélope lui tracasse
dans,lamain.
Ce Télémaque n'a pas quatre ans dé moin^ que
sa mère ; et puis il ^s<t froid y plat y sans caractère^
sans expression^ sans grâce , sans noblesse ^ sans
aucun, mouvement : et cela ^ c'est u|i fils qui revoit
sa mère ! c'est un enfant de boia; il ignwe le sen-
timent de la nature ; il n'a ni ame ni entrailles.
Pénélope^ vue de profil y regarde au loin et mon-
tre du doigt quelque chose ; elle ne voit ni son fils ni
son époux; et voilà ce qu'on appelle l'entrevue de
trois personnes liées par les rapports les plus
4ou$ 9 le.$ pl};ç yioljçqts y }es plus sacrés de la vie.
C^est là \\^ père I c'e&t 1^ un fils ! c'est là une mère !
un fils qui a couru les plus grands périls pour
SALON DE 1767. loS
retrouver scm père ! un père qui , apf es arvoir ex-
pose cent Md fta vie pendant la duréèf â*ixiït
guerre longue et cruelle , a ëtë potirsuivî sur les
mers et sur les terres^ par là colère des dieux gttî
s'étaient plu à mettre sa constance à toutels les
épreuves possibles! une mère^ uÈte épouse ^i
croyait avoir perdtt son fiU et Son ëpoux , cft qili
avait souffei^ pendant son absence toiiteà les iji-
solence^ d'ta&e multitude de prîhceà voisttts ! Est-
ce que celle femme ne devait pas s^ troiilver mal
entre les bràs^ dé son fils et dfe son épou-i ? Est-^ce
que cet ^pèttx la ^outènaht ne devait pas me mon-
trer la feiid^eâ^ , l'intérêt, la joie dans toute leur
énei^ié? Est-ce que cet ènlairt iié detàit pas tériîr
une des n^l^ins desH inèt*e , la dévoret* et l'arfô^r
de larmes? Êé tableau, mon arâî ,. est lé àôéa^.
de là bêtise de La Gi*ënée , sceau (pie rîéfn' ne
rompra jamais. Trompé par le chdrtne clé stifr
pinceau > et pax^ son â^ccèâ dài^s des petite^ s^ëts
tranquilles , où rimagii^ation est séeoui?ù^ par
cent modèles supérieurs, j'avais dit de lui (i):
Magnœ spes altéra Ronue. Je me réti'acte. Que
les artistes se prosternent tant qu'ils voudront de-
vant soti ehevalet; pour nous, qui exigeons qpa'une
scèiMS aikssF intéi^ssantoi s'adresse k notre oeeur y
qu'elle ndust émeulve , qu'elle fasse coul)éf iros
larmeè», nous : ci'acherons sur la toile. •— Quov !
s«r eettd Pënéiope ? sur cette fi^re la plis beltby
(i) SM«n èë 1^65 , tome VIII , pa^. i4o. Ëmt«. *
io4 SALOM DE 1767.
peai-étre ^ qa'ily aitauSalon? Voyes donc ce beaa
caractère de téte^ de noblesse^ cette belle dra-
perie^ ces beaux plis^ voyez donc — Je vois
qu'en effaçant ces deux plates figures qui sont à
c6té d'elle^ l'asseyant sur un trépied , j'aurai d'ex-
pression^ d'attitude ^ d'action , d'ajustement^ une
sublime pythonisse. Je vois qu'en laissant à côté
d'elle ces deux figures ^ mais leur donnant l'atten-
tion et le caractère qui conviennent au moment^
vous en ferez une sibylle qu'ils auront interrogée,
et qui leur montre du doigt dans le lointain les
bonnes ou mauvaises aventures qui les attendrît»
J'aimerais encore mieux ce sujet travesti en ridi-
cule, à la manière flamande; Ulysse, vieux bon-
homme , de retour de la campagne , en chapeau
pointu sur la tête , l'épée pendue à sa boutonnière,
et l'escopette accrochée sur l'épaule; Téléma^que
avec le tablier de garçon brasseur , et Pénélope
dans une taverne à bière, que cette. froide, imper-
tinente et absurde dignité.
RENAUD ET ARMIÛE.
Petit tableau.
A gauche du tableau, ou à droite du spectateur,
un bout de paysage , des arbres bien, verts, d'un
vert bien égal , bien lourd , bien épais : on ne
saurait plus mal touché. Au pied de ces vilains
arbres , Un bout de roche. Sur ce bout de roche
un riche coussin , sur ce riche coussin Àrm ide
é
SALON DE 1767. io5
assise; elle est triste et pensîye; elle a pressenti
l'inconstance de Renaud. Un de ses bras tombe
mollement sur le coussin ; Fautre est jeté sur les
épaules de Renaud y sa tête est penchée sur celle
du guerrier volage : on ne la yoit que de profil.
Renaud est à ses genoux : on le voit de face. Sa
main gauche ya chercher celle d'Armide ; sa main
droite ^ s'approchant de sa poitrine ^ est dans la
position d'un homme qui fait un serment. Ses
ye.ux sont attachés sur les yeux d'Armide. La terre
autour d'eux est jonchée de roses ^ de jonquilles %
de fleurs qui naissent et qui s'épanouissent. J'au-
rais mieux aimé qu'elles fussent inclinées sur leur
tige y et commençassent à se faner ; Greuze n'y
aurait pas manqué. On yoit aux pieds de Renaud^
plus yers la gauche y un jeune amour debout^ son
carquois sur le dos *^ ses ailes déployées 5 son ban-
deau releyé^ montrant à un de ses û'ères étendu
à terre et désolé , la passion de Renaud pour Ar-
mide. Tout-à-;fait à gauche sur le fond.^ deux au-
tres amours occupés^ l'un debout ^ à soutenir le
bouclier de Renaud^ l'autre juché sur. un arbre ^
à le suspendre à des branches : puis un autre hoMt
de paysage^ des. arbres aussi monotones^ aussi
lourds., aussi compa^^tes que ceux de la droite.
Au-delà de ces arbres^ un peu dans le lointain^
une portion du palais d'Armide. J.'enr^ge, mon
ami , je crois que si ce maudit La Grénée était là ,
je le battrais. Eh ! chienne de bête, si tu n'as j>as
tOÔ SALON DE 1767.
d'idées^ que û'cn vas-tu chetcker chez ceux qui en
ont, qui t'aiment, qui estiment ton talent , et qui
t'en souffleraient. Je sais bien qu'en peinture ainsi
qu'en littérature , on ne tire pas grand parti d'une
idëe d'emprunt ; mais cela vaut encore mieux que
rien. Froide, mauvaise, insignifiante composi-
tion. Renaud, gros valet, joufflu, rebondi^ sans
grâce, sans finesse , sans autre expression que
celle de ces drôles , de ces gros réjouis, qui rient
par éclats , qui font tenir à nos fillettes les côtés
de rire , et qui les croquent tout en riant : Ar-
mide , à l'avenant. Terrasse froide et dure , d'un
vert tranchant qui blesse la vue j arbres et paysa-
ges détestables ; scène insipide d''opérà ; c'est Pîlot
et mademoiselle Dubois (i); ni esptit, ili dignité,
ni passion , ni poésie, ni mensonge , ni vérité. Ça,
maître La Grénée , car je ne t'àppcîlléraî jamais
autremfent , place-toi devant ton propre ouvrage;
et dis-ilioi ce que tu ett pemes. Est-ce làtcé fier,
ce terrible Renaud , cet Achille de l'armée de
Godèfrbi , ce charmant et vdlage guerrier du
Tasse ? Eàt-ce là cette enchanteresse qui, traver-
sant le camp desf chrétiens , y sème l'amôttr et la
jalousie , et divise toute une armée? flmnitie de
glace , artiste dé marbre , c'est entre tes mahis
que la magicienne a bien perdu sa baguette.
Comme elle est sage ! comme elle e^ modeste F
comme eMe est bien enveloppée! Maître La Gré-
(i) Acteurs de repéra. Édit'.
I
I
I
i •
SALON DE 1767. 107
née y mais rons n'àrez (k»c pM la moitidre ivlée
de la coquetterie ^ des artifices d'uûe femme per-
fide qui cherche a tromper, à séduire , à retenir,
à rechaufier tm amant? vous n'avez donc jamais
m couler ces larrmes de crocodile^ ... Eh ! rt t>ien ,
moi ! CombieB de fois ' une de ces larmes arra-
chées de Foevl à force de le frotter , m'en ont fait
répandre de vraies , et éteignirent les transports
de la colère la mieur méritée , et me renchatnè*
rent sous des liens que je détestais I Que tous
peignez mal , M« La Gréuée; mais qtEie vous êtes
heureux d'ignorer tout cela ! Mon ami , faites des
petits Saint*- Jean ^ des Ënfaot-Jésas et des Vier-
ges ; mais ^ croyeS'^moi , laissez lit les Renaud ,
les Armide , les Mrfdor , les AngiSique et kfs Ro-
land.
LA POÉSIE ET LA PHILOSOPHIE.
I ...
Denx petits tabkinx.
Ces deux petits tableftox m'appsfrtietitieM ; et
f on prétend c|u'its sont très^j<)lis. C'est aussi mon
avis.
L'un montre auefemfme cotironnée de lauriers,'
la tête et les regards tournés vers le eiel y éam
jBOÊk accès de verve. A sa droite est tm bout d« che-
val Pégase assez mal touché.
' Diderot imite ici , et traduit même à sa manière , c^est-a-dire
assez Bbrement , un beau passage de la première scène de VEunu'^
^ece de Térence. N.
io8 SALON DE 17Ô7.
. L'autre représente une femme sérieuse > pea-^
sive, en méditation ^ le coude posé sur un l)iu*eau^
et la tète appuyée sur sa main. Puisqu'il n'y a
qu'un jugement sur ces deux morceaux , et qu'il»
sont à moi 5 il serait dans l'ordre que j'en ifgno-
rasse ou que j'en celasse les défauts ; mais dans
les arts ^ comme en amour, un bonheur qui n'est
fondé que sur l'illusion ne saurait duï^r. Mes
amis, faites comme moi, voyez votre maîtresse
telle qu'elle est. Voyez vos statues , vos tableaux,
vos amis tels qu'ils sont; et s'ils vous ont enchanté
le premier jour , le charme durera. Je me sou-
viens qu'une femme , qui doutait un peu de la
bonté de mes yeux , me demanda son portrait que
j'entamai sur-le*champ / et qu'elle n'eut pas le
courage de me laisser finir; elle me ferma la
bouche avec une de ses mains ; cependant je l'ai-
mais bien. Mes deux petits tableaux sont bien
coloriés , surtout la Philosophie; ils ne manquent
pas d'expression , surtout la Philosophie dont les
accessoires , les livres , le bureau et le reste sont
encore précieusement finis. Mais le bras droit de
la Poésie , dont la maiu gauche est très-belle. —
Eh bien ! ce bras droit? — ^A quelque incorrection
^ui me blesse ; et ceUx de la Philosophie sont
d'une servante ; et puis les deux figures , surtout
celle-ci , ont un caractère domestique et commun
qui ne convient guère à des natures idéales , abs-
traites , symboliques , qui devraient être grandes,
SALON DE 1767. 109
exagérées et d'un autre monde..... Une femme
qui compose y i^est pas la Poésie fvme femme qui
médite , n'est pas la Philosophie. Outre l'action
propre à l'état^ il y a la physionomie. — Et ils vous
plairont toujours ces petits tableaux? — Je le crois.
— Et cette amie qui vous ferma la bouche , vous
plaît-elle encore ? — ^Plus que jamais.
UNE BAIGNEUSE.
Petit tablean.
Sur le fond 9 un froide lourd et vilain. paysage
collé. Les enlumineuses du bas de la rue Saint-
Jacques f à six liards la feuille ^ ne font ni mieux
ni plus mal. A droite > sur Le fond^ un amour
monotone 9 non aveugle ^ mais les yeux pochés y
plats y de bois découpé. Â gauche ^ la Baigneuse
assise ; elle est sortie de l'eau; elle s'essuie. Com-
ment-une semblable figure peut-elle intéresser?
Par la beauté des formes, par la volupté de la
position y par les charmes de toute la personne ;
et c'est une grosse, grasse créature, sans élégance,
sans attraits , lourde , épaisse f et puis sur ses
épaules , la répétition de la tête de la Susanne et
de la Magdeleine du dernier Salon (i);. elle est
ceinte d'un gros linge , elle a. les jambes croisées,
et au bout de ces jambes , deux pieds rouges :
paiivre, très-pauvre chose; Baigneuse à fuir.
(1) Salon de 1765, OEuvresde Diderot, tome Viïi, page i53.
Édit».
IIO SALON DE 1767.
Les eaux du bain sont sur le dtYant ^ et ces eaut
peintes comme à Fordinaire.
LA TÊTE DE POMPÉE PRESENTEE A CÉSAR.
Talilfaii cciauc, de nevf pimlt trois povce» de hmtf tor qipltê pîcd»
onze pouces de large. Pour sa majesté le rpi de PolQgne.
Je ne sais quel pape demanda à soft camërier
quel temps il faisait. Beau , lui répondit le ca-
mërier^ quoiqu'il plût à yerse. Mon ami y je ne
yeux pas y si je yais jamais à Varsoyie , que sa
majesté le roi de Pologne me prenne par une
oreille , et me conduisant devant ce tableau ^ me
dise , comme le Saint-Père dit à son camérier y en
le menant à la fenêtre , pedi coglione* Que les sou*
yeraîns sont à plaindre ! on n'ose pas seulement
leur dire qu'il pleut ^ quand ils veulent du beau
temps-
La forme de ce tableau est ingrate ; il faut en
convenir. La scène se passe sur deux barques^ aux
environs du phare d'Alexandrie. On voit ce phare
à gauche. Plus sur le fond ^ du même côté y une
pyramide. C'est à quelque distance du premier
de ces deux édifices que les barques se sont ren-
contrées. Vers le milieu de celle qui est à gauche^
sur le devant y un esclave basané et presque nu y
tient d'une main la tête par les cheveux et le
linge qui l'enveloppait ; de l'autre y il la porte en
devant. Le linge est ensanglanté. L'envoyé^. placé
un peu plus sur le fond , et vers la pointe de la
SALON DE 1767. m
ht^Vifo^, la tête penchée ^ uoe màia rapprochée de
la poitrine > et l'autre disposée à recouvrir la tète
de son yoile. Je ne sais si ^ depuis que j'ai tu
cette composition^ l'attiste n'a rien cbaogé à
l'action de cette figure. César est debout sur
l'autre harque. Sou expression est mêlée de dou*
leur et d'indignation. Une larme yraie ou fausse
lui tombe de l'œil : il interposa sa niain droite
entre ses regards et la tête de Pompée. La raideur
de son autre bras , et son poing fermé ^ répon*
dent fort bien à l'expression du reste de la figure.
U y a derrière César un beau jjeune chevalier ro^
main assis; il a les yeux attachés sur la tête. De-^
bput , derrière Cé^ar et ce chevalier, tout-à*iait
adroite , un vieux chef de légion regarde le mém^
objet avec une attention et une surprise mêlées
de douleur. Dans l'autre barque , autour de l'es-r
clave , l'artiste a placé des vases précieux et
d'autres présents. Tout-à-fait à gauche , sur l'ex-
trémité de la toile , dans la demi-teinte , un com-
pa^M>n de Menodote : il est debout , il écoute.
L'artiste a tant consulté , si changé , si tour-^
mente sa composition , que je ne sais plus ce qu'il
en reste. Je la jugerai donc telle qu'elle était ,
puisque j'ignore ce, qu'elle est.
Le faire est de La Grénée , c'est-*à-dire , qu'en
général il est beau et très->beau. Cette Tête de
Pompée y qui devait être si grande , si intéres-^
santé , si pathétique par son caractère , est petite
112 SALON DE 1767.
et mesquiae. Je ne lui youdrais pas la bouche
béante ^ ce qui serait hideux ; mais je ne ia lui
Toudrais pas fermée , parce que les muscles s'é-
tant relâchés ^ elle a dû s'entr'ouyrir.
Lorsque j'objectais à La Grénée la petiteàse et
le mesquin de cette tête , il me répondit qu'elle
était plus grande que nature. Que youIcz-tous
obtenir d'un artiste qui croit qu'une tête grande y
c'est une grosse tête ; et qui vous répond du to-^
lume > quand vous lui parlez du caractère ?
. L'esclave qui la présente est excellent de des-*
sin et d'expression. Il a les regards attachés sur
César^ dont l'indignation pénètre d'effroi.
Il y a bien quelque embarras , quelque per-
plexité y mais trop peu marqués^ pour le mauvais
accueil qu'on lui fait ^ sur le visage dé l'envoyé
qui présente la tête. Il regarde Gésar; ce qu'il
ne devrait pas. U me semble que celui qui entend
ces mots : « Qui est votre maître i pour avoir osé
(( un pareil attentat ? » doit avoir les yeux baissés.
Je lui trouve l'air hypocrite et faux. Du reste , il
esttrèsrbien drapé et trè^-bien peint; on ne peut
pas mieux «
, Je n'ai rien à dire de César; et c'est peut-être
en dire bien du mal. U me semble un peu guindé
et raide. La larme qui coule sur sa joue est fausse.
L'indignation ne pleure pas; et d'ailleurs la sienne
est un peu grimacière.
. 11 y a certainement des beautés dans ce mor-
\
SALON DE 1767. ilS
eeàviy mais de techniques , et par coiisë<(uent peu
faites pour être senties , au lieu que les défauts
sont frappants.
Premièrement, rien n'y répond à l'imiportance
de la scène. Il n'y a nul intérêt. Tout est d'un ca-
ractère petit et commun. Cela est muet et froid.
Secondement , et ce vice est surtout sensible ,
au côté droit de la composition , le César est isolé;
le jeune chevalier assis est isolé ; le vieux chef de
légion est isolé. Rien ne fait groupe ou masse , ce
qui rend, cette partie de la scène pauvre , vide et
maigre.
Troisièmement , toutes ces natures sont trop
petites 9 trop ordinaires; il me les fallait plus
exagérées , moins comparables à moi. Ce sont de
petits pei^onnages d'aujourd'hui.
Quatrièmement, on ne pouvait mettre trop de
simplicité, de silence et de repos dans cette scène.
Autre raison pour en exagérer davantage les ca-
ractères. Point de milieu, ou de grandes figures,
et jpeu d'action ; ou beaucoup d'action , et des
figures de proportion commune ; et puis , il fallait
penser que le simple est sublime ou plat.
Une observation assez générale sur La Grénée,
c'est que son talent diminue en raison de l'éten-
due de sa toile. On a tout mis en oeuvre pour l'é-
chauffer, lui agrandir la tête , lui inspirer quel-
ques concepts Hauts. Peines perdues. Je disais à
madame Geoffrin , qu'un jour Roland prit un ca-
SaI.OII8> TOMl II. 8
Il4 SALON D£ 1^67.
jmciD par la barbe > et qu'après l'avoir bien fait
tourner^ il le jeta à deux milles de là ^ où il ne
tomba qu'un capucin.
Si La Grenée ayait pense à choisir des natures
moins communes ; s'il avait pensé à donner plus
de profondeur à sa scène ; s'il avait eu plus de
3pectateur8 , plus d'incidents > plus de variétés y
quelques groupes ou masses 3 tout aurait été
mieux* Mais l'étendue de la toile le permettait*^
elle ? On le verra à l'article de S. François de
Saiea agonisant ^ peint par Du Rameau*
le dauphin mouraiit^ environné dç sa famille. le
duc de bourgogne lui présente la couronne de
l'immortauté.
Tableau de «juatre pieds de haut^ sur tfoîs pieds de lacge, coiuposé et
commandé par M. le duc de La Vauguyon.
Ab ! mon ami^ combien de beaux pieds ^ de
belles mains y de belles chairs^, de belles dra-
peries ^ de talent perdu! Qu'on me porte cela
sous les charniers des Innocents ; ce sera le plus
bel ex poto qu'on, y ait jamais suspendu.
Un grand rideau s'est levé , et l'on a vu le Daw-
phin moribond y étendu sur son lit y le corps à
demi*nu«
Cette idée du dauphin derrière le rideau a fait
fortune. Le dauphin a passé toute sa vie derrière
un rideau, et un rideau bien épais : c'est Thomas
qui l'a dit en prose ; c'est moi qui l'ai dit en vers ;
SALON DE 1767. îi5
cW Cockin qui Ta dit en gravure; c^est La Gré-
née qui it dit et peinture 9 d'après M. de La Yau-
guyon y qui lai aVait appris, à se tenir là.
Sa femme est assise à côte de lui , dans un fau-
teuil.
La France , triste et pensive , est debout à son
chevet.
Un des enfants , avec le cordon bleu , a la tête
penchée dans le giron de sa mère.
Un second , avec le cordon bleu , est debout au
pied du lit.
Un troisième , avec le cordon bleu , est penche
sur le pied du lit.
Le petit duc de Bourgogne , tout nu , mais avec
le cordon bleu , suspendu dans les airs au centre
de la toile , environné de lumière , présente la
couronne éternelle à son père.
Il n'y a certainement que son père qui Taper-
çoive , car sott apparition ne fait pas la moindre
sensation sur les autres.
Cette merveilleuse composition a été imaginée
et commandée par M. le duc de La Vauguyon ;
f Rare et sublime effort d'une imaginative ,'
Qui ne le cède en rien à personne qui vive (i) !
• • •
On s'était d'abord adressé à Greuze^ Cel%ii-€i
répondit que ce projet de tableau était fort beau ,
mais qu'il ne se sentait pdsle talent d'eu faire quel^
(i) MoLiiHE, ^^towr^s?!, acte m; sèène V. Éftjt».
8.
li6 SALON DE 1767.
que chose. La Gréoée^ plus avide d'argent que
Greuze^ et c'est beaucoup dire^ et moios jaloux
de gloire ^ s'en est chargé. Je m'cD: réjouis pour
Greuze. Je vois que l'argent n'est pourtant pas la
chose qu'il estime le plus.
Revenons au tableau que M. de La Vauguyon
se propose de consacrer à la mémoire d'un prince
qui lui fut cher, et qui lui permet ^ en dépit de
son père y d'empoisonner le cœur et l'esprit de
ses enfants de bigoterie ^ de jésuitisme > de fana-
tisme et d'intolérance. A la bonne heure. Mais de
quoi s'avise cette tête d'oison-là y d'imaginer upe
composition , et de vouloir commander à up art
qu'il n'entend pas mieux que celui d'instituer un
prince? Hue se doute donc pas que rien n'est si diffi-
cile que d'ordonner une composition en général ^
et que la difficulté redouble lorsqu'il s'agit d'une
scène de moeurs l d'une scène de famille ^ d'une
dernière scène de la vie , d'une scène pathétique.
Il a vu tous ses personnages sur la toile aussi
plats^ qu'il les aurait vus sur le théâtre du nionde,
si bonne nature et si bonne fortune ne s'y fussent
opposées; et La Grénée l'a bien secondé. Mon-
sieur le duc , vous avez promis à l'artiste , com-
bien ? mille écus ? Donnez-en deux mille ,• et cou-
rez vous cacher tous deux.
Il y a peu d'hommes , même parmi les gens de
lettres^ qui sachent ordonner un tableau. De-
mandez à Le Prince, chargé par M. de Saint-Lam-
SALON DE t7«7. I17
bert y homme d'esprit , certes s'il en fut^ 4e la
composition des figures qui doivent dëcorer son
poème harmonieux , monotone et froid des Sai--
êons. C'est une foule de petites idées fines qui ne
peuvent se rendre , ou qui j rendues y seraient sans
effet. Ce sont des demandes 9 ou folles , ou ridi-
cules, ou incompatibles avec la beauté du tech-
nique. Cela sera passable , écrit; détestable ,
peint : et c'est ce que mes confrères ne sentent pas.
Us ont dans la tête ^
Ut pictura , - pœsis erit ( i) ;
et ils ne se doutent pas qu'il est encore plus vrai
que ut poesis pictura non erit. Ce qui fait bien en
peinturé "* fait toujours bien en poésie; mais cela
n'est pas réciproque. J'en reviens toujours au
Neptune de Virgile ,
: . . . Summa placidum caput extulit unda (3).
Que le plus habile artiste ^ s'arrêtant strictement
à l'image du poète ^ nous montre cette tête si
belle y si noble y si sublime dans l'Enéide; et vous
verrez son effet sur la toile. Il n'y a sur le papier
ni imité de temps , ni unité de lieu , ni unité d'ac-
\ tion. Il n'y a ni groupes déterminés ^ ni repos
marqués^ ni clair-obscur^ ni magie de lumière ,
(i) HoKÀT. de ArL PoeL T. 2B9. iÉoiT*.
' Gonfërex ici ce que Diderot a dit sur le même sujet dans la
Lettre sur les Sourds et Muets, pag. ao8*et ïmv, de la première
ëdition. N.
' (3) VuoiL. JEneid\ lib. i, y- i3i. Èdit".
y\^ SALON DE 1767.
Qi iiiteUîgeMe cl'om]»^es ^ m teintes.^ ni demi-
%em^ > ni pedrspectiye > ni plans* Uimaginatitm
p^S9e rapidement d^imaige en image ; son. ϔl em-'
^j^afise touit à la Ibis. Si elle discerne des plans ,
«lier np les gradue ni ne. les établit; elle s'enfbn-
cet^a tout à coup à des distaaces immenses; tout
à coup elle^ r^i^dra sm eUe-^mème avec la
ni^me rapidité ^ et pressera sur ^ous les objets.
Elle ne sait ce que c'est qu'harmonie ^ cadence ^
balance; elle entasse^ elle confond 5 elle meut^
elle àpph)che , elle éloigne , elle mêle ^ elle co-
lore comme il lui plaît. Il n'y a dans ses compo*
çitiojps ni i;ipM)notonie , ni cacophonie , ni y ides, du
ipoins à la manière dont la peinture l'entend* U
n'en est pas ainsi d'un art où le moindre inter^
valle mal ménage fait un trou ; où une figure trop
éloignée ou trop rapprochée de deux autres, al-
lourdit ou rompt une masse ; où un bout de linge
chiffonné papillote; où un faux pli casse un bras
ou une jambe ; où un bout de draperi^ mal co-
lorié désaccorde ; où il ne s'agit pas de dire : Sa
bouche était ouverte, ses cheveux se dressaient
sur son front , les yeux lui sortaient de la tête ,.
ses muscles se gonflaient sur ses joues , c'était la
fureur; mais , où il faut rendre. toutes ces choses ;
où il ne s'agit pas de dire^ mais où il faut &ire ce
que le poète dit ; 9Ù tout doit être pressenti, pré-
paré f sauvé y montré , annoncé , et cela dans la
composition la plus nombreuse et la plus eom-*
r
SALON DE 1767. 119
pliquëe y la scène là plus variée et la plus tuaml-»
tneuse ^ au siilieu du plus grand désordre ^ daos
une tempête 9 daus le tamalte d'un incendie^ d«B8
1^ horreurs d^une bataille. L^étendue et la teinte
de la nue 5 Tétendûe et la teinte de la pous^ère
eu la fumée j sont déterminées.
Chardin ^ La Grénée ^ Greuze ^ et d'autres 5
m'ont assuré ( et les artistes ne flattent point les
littérateurs ) que j'étais presque le seul d'entre
ceux-Kïi dont les images pouvaient passer sur la
toile 5 presque C(Hixme elles étaient ordonnées
dans ma tête.
La Grén^ liie dit : Donmes&^moi un sujet pour
la Paix 5 et je lui répondis : Montres^^moi Mars
couvert de sa cuirassé ^ les reins eeints de son
épée^ aa tête belle> noble, itère ^ échevelée. Pla-
çai debout à son côté Vénus ^ mais Vénus nue ^
grande ^ divine, voluptueuse \ jetez mollement un
de ses bras autour des épaules de son amamt^ et>
qu'eu lui s(»unant d'un souris enchanteur j eUe
lui montre la seule pièce de aon armure qui lui
manque , son casque , dans lequel ses pigeoos ont
fait leur nid* J'entends , dit le peintre ; on verra
quelques brins de paille sortir de dessous la £3-^
mdle ^ le mâle , posé sur la visiène , fera seBtv»-
nelle ; «t mon tableau sera £dt.
Grreuze me dit : Je voudrais bien peindre une
femme toute nue , sans blesser la pudeur ; et je
lui réponds : Faites le modèle honnête* Assegrez
Î20 SALON DE 1707.
devant vous une jeixiie fille toute nue; que sa
pauvre dépouille soit à terre à côte d'elle^ et in-
dique la misère ; qu'elle ait la . tête appuyée sur
une de ses mains; que de. ses yeux baissés deux
larmes coulent le long de ses belles joueS:; que
son expression soit celle de Tinnoçence^ de la pu-
deur et de la modestie ; que sa mère soit à côté
d'elle ; que de ses- mains et d'une des mains de sa
fille , elle se couvre le TÎsage , ou qu'elle se cache
le visage de ses mains ^ et que celle de sa fille
soit posée sur son épaule; que le vêtement de cette
mère annonce aussi l'extrême indigence; et que
l'artiste y témoin de cette scène , attendri , touché^
laisse tomber sa palette ou son crayon. Et Greuze
dit : Je vois mon tableau.
Cela vient apparemment de ce que mon ima-
gination s'€|st assujétie de longue main aux vé-
ritables règles de l'art,. à force d'eii regarder les
productions; que j'ai pris l'habitude d'arranger
mes figures dans ma tête, comme si elles étaient
sur la toile; que peut-être je les y transporte,
et que c'est sur un grand mur que je^ regarde ,
quand j'écris. Qu'il y a long-temps que , pour
juger si une femme qui passe est bien ou mal
ajustée, je l'imagine peinte; et que. peu à peu
j'ai vu des attitudes , des groupes , des passions ,
A&& expressions , du mouvement , de la profon-
deur , de la perspective , des plans dont l'art peut
s'aecommoder, en un mot , que la définition d'une
SALON DE 1767. ^3T
imagination réglée devrait se tirer de la facilité
dont le peintre peut faire un beau tableau de la
chose que le littérateur a conçue.
Un troisième artiste me dit: Donnez-moi^ un
sujet d'histoire; et je lui réponds: Peignez la
mort de Turenne ; consacrez à la postérité, le
patriotisme de M. de Saint-HUaire. Placez.au
fond de votre tableau les dehors d'une place as-
siégée ;. que. la partie supérieure de la fortificar
tion soit couverte d'une grantle vapeur ou fumée
rougeâtre et épaisse ; que cette fumée rougeâtre
et enflammée commence à inspirer, de. la. ter-
reur : que je voie à gauche , un groupe de quatre
figures; le maréchal morl^ et prêt à être .em-.
porté par ses aides-dé-camp ^ 4ont .l'un passe
son bras droit sur les jambes du général , en
détournant la tête ; l'autre soutient le générai par*,
dessous. les aisselles , et montre toute sa désola-
lion; le troisième^ plus ferme ^ est à, son action;,
et son bras gauche va chercher le bras dji^it.de
son camarade; que le maréchal soit à demi sou-'
levé 9 que ses jambes pendent , et que sa tête,
soit, renversée en arrière , échevelée : qu^'on voie
à droite M. de Saint-Hilaire et son filsf M. de
Saint-Hilaire sur le devant^ son fils sur le fond;
que celui-ci. tienne le bras fracassé*de son. père;
que ce bras soit enveloppé de la manche.déchirée
du vêtement ; qu'on voie à cette manche des traces
de sang ; qu'on en voie des gouttes à terre ^ et
n
ta^fc SALON D£ 17%.
que lé" pè» dise à son fils^ en lui montrant le
maréchal mort : Ce n'est pas sur moi ^ mon fils^
qu'il faut pleurer^ c'est sur la perte que la France
fait par la mort de cet homme. Que le fils ait les
regards attachés sur le maréchal. Ce n'est pas
tout. Arrangez, par derrière ce groupe, un écuyer
qui tient la bride de la jument pie du maréchal ;
qu'il regarde aussi son maître mort; et qu'il
tombe de grosses krmes de ses yeux. C'est fait ,
dît l'artiste,- qu'on me donne un crayon, et que
je jette bien Yîte sur du papier gris l'esquisse de
mon tableau.
C'en est un quatrième qui a apparemment de
l'amitié pour mf i , qui partage mon bonheur et
ma reconnaissance , et qui me propose d'éterniser
les marques de bonté que j'ai reçues de la grande
souveraine (i); car c'est ainsi (|u'on l'appelle,
comme on appelait , il y a quelques années , le
roi de Prusse, le grand roi; et je lui réponds :
Élerez son buste ou sa statue sur un piédestal ; en«
trelacez autour de ce piédestal la corne d'abon-
dance; faites-en sortir tous les symboles^ de la
richesse. Contre ce piâlestal, appuyée mon épouse;
qu'elle Terse des larmes de joie; qu'un de ses brus
posé sur l'épatde de son enfant , elle lui montre
de l'autre notre bienfaitrice commune; que ce-
pendant, la tête et la poitrine nues, comme
c'est mon usage , l'on me voie portafnt mes mains
(i) L'impératriee Gatheiine. Ëdit*.
5AL0N BE 1767. 125
Ters une vieille lyre saspendm à la mamlie:
et Carliste ami dit : Je vois à peu près mon ta«-
bleau.
Et cdltii du Dauphin mourant?**. • Encore un
moment de patienee; et vous serez satisfait. 11
£ittt auparavant cfne je vous montre comment un
poète ^ en quatre lignes j fait succéder fdusieurs
instants différents ; et croyant n'ordonner qu'un
seul tableau ^ il en accumule plusieurs. Lucrèce
s'adresse à yënns> et la prie d'assoupir entre ses
bras le dieu des batailles^ et de rendre la paix aux
Roonains^ le loisir à Memmius; et voici ses vers z
Effice , ut intereajera mœnera militiaï
Per maria ac terras omnessopita quiescant;
Nam tu sola potes iranguilla pacejûvare
Mortides ; qmntambetUJeramcerieraMiWorâ
Amùpotens régit, in gremium quisœpe tuum se
Rejicity œtemo devinctus volnere ameris :
Atque îta suspiciens , tereti cervice reposta ,
PascU armure mfidos , imhians in la, 4ea, visus ;
Eque tuoi pendet resupùii spiriius ore*
Hune tu , diva, tuo recubantemeorpore sanc(o ,
Circumfusa super, suaves ex ore loquelas
Funde{i).
« Fais cependant , 6 Vénus ! que les fureurs de
la guerre cessent sur les terres, sur les mers,
sur Funivers entier ; car c'est toi seule qui peux
donner la paix aux mortels; car c'est sur ton
sein qup le terrible dieu des batailles vient respi-
(i) LvcMTftF», ûe rerum natura , lifc. i ^ v.5ô cft ««f. ÉinT».
l^ SALON DE 1767.
rer de ses travaux; c'est dans tes hras qu'il se
rqette , et qu'il est^ t*etenu par la blessure d'un
trait éternel. »
.. . « Lorsqu'il a reposé sa tête sur tes genoux^ ses
yeux avides s'attachent sur les tiens; il te regarrde,
il s'enivre; sa boucha est entr'ouverte 9 et son
ame: reste comme suspendue à tes bras. »
cr Dans ce moment où tes .membres sacrés le
soutiennent^ penche-^toi teudrement sur lui^ et
l'enveloppant de. ton céleste corps , verse dans
son cœur la douce persuasion. Parle^ ô déesse ! et
que les Romains te doivent la paix et le repos. »
Premier instant^ premier tableau^ celui où
Mars^ las de carnage > se rejette entre les bras de
Vénus.
Second instant^ second tableau^ celui où la
tête du dieu repose sur les genoux de la déesse ^ et
où il puise l'ivresse dans ses regards.
Troisième instant^ et troisième tableau ^ celui
où la déesse 9 penchée tendrement sur lui ^ et l'en-
veloppant de son céleste corps, lui parle et lui
demande la paix.
Parlez , mon ami , cela n'est-il pas plus inté-
ressant que de m'enténdre dire : Cette composition
de La Grénée a tout l'air et toute la platitude
d'un ex voto ? Draperies dures et crues , pas une
belle tête ; mettez un bonnet de laine sur la tête
ignoble de ce dauphin , et vous aurez un malade
de l'Hotel'^Dieu; et tous ces bambins avec leur
SALON DE 1767. "5
cordon bleu^ sans en excepter le revenant de
l'autre monde avec son cordon bleu^ et Tinad-
vertance de la mère et des frères pour te reve-
naiit , et le parti qu'on pouvait tirer de ce reve-
nant pour donner à la scène un peu d'intérêt et
de mouvement; et toute cette scène, qui n'en
reste pas moins immobile et muette , qu'en dites-
voîis? Ne voyez-vous pas que la douleur de cette
femme est fausse, hypocrite; qu'elle fait tout ce
qu'elle peut pour pleurer , et qu'elle ne fait que
grifnacer; que ce bout de draperie bleue, qui
tombe à ses pieds, est tout-à-fait discordant, et
que cette sphère , sur son pied > au milieu de ces
porte-feuilles et de ces livres , occupe trop le mi-
lieu , et déplaît ?
Laissons cela; et pour nous soulager de la pe-
titesse de cette composition, vraiment digne, et
du personnage qui l'a commandée, et des per-
sonnages qui la composent, prouvons, par un der^
nier exemple , que le plus grand tableau de poé-
sie que je connaisse serait très-ingrat pour un
peintre , même de plafond ou de galerie. Lucrèce
a dit :
Mneàdum genetrix , hominum divumque voluptas ,
Aima Venus , cœli subter labenifa signa ,
Qum mare navigerum, quw terras Jrugiferèntes
Concélébras (i).
H Mère des Romains, charme des hommes et
(i),LuGEiTius', De rerum natura, lib. i, ▼. i etseq. Êwt«.
126 SALON DE 1767.
des dieux ; de la région des cieuz y oit les astres
roulent au-dessus de ta tête > tu Tois sous tes pieds
les mers qui portent les nayires > les terres qui
donnent les moissons; et tu répands la fécondité
tar elles. »
H fisiudrait un mur y un édifice de cent pieds
de haut y pour ccrnserre/ à ce tableau toute son
immensité > toute sa grandeur y que j'ose me flat-^
ter d^avoir senti le premier. Croyez-Tous que Tar^
tiste puisse rendre ce dais y cette couronne de
globes enflammés qui roident autour de la tête
de la déesse? Ces globes deyiendront des points
lumineux 9 comme ils sont jGiutour de la tête d'une
vierge dans ime assomption ; et quelle compa-
raison entre ces globes du poète y et ces petites
étoiles du peintre? Comment rendra-t-il la ma-
jesté de la déesse? Que fera-t-il de ces mers
immenses qui portent les navires y et de ces con-
trées fécondes qui donnent les moissons ? £t com-
ment la déesse versera-t^elle sur cet espace infini
la fécondité et la vie?
Chaque art a ses avantages. Lorsque la Pein-
ture attaquera la Poésie sur son pallier^ il fau*
dra qu'elle cède ; mais elle sera sûrement la
plus forte y si la Poésie s'avise de l'attaquer sur
le sien.
Et voilà comment un mauvais tableau inspire
quelquefois une bonne page^ et comment une
bonne page n'i^^spirera quelquefois qu'un mauvais
SALON DE 1767. 127
tableau ; et comment aœ bonne page et un mau-
yais tables^u tous ruineront. Du reste ^ coupez^
taillez^ tranchez^ rognez^ et ne laissez de tout
cela que ce qui vous duira.
Comptez bien, mon ami : le Dauphin mourant;
Jupiter et Junôn sur Vida; la tête de Pompée
présentée à César; les Quatre États; Mercure et
Hersé;; Renaud et Armide; Persée et Andromède;
le retour d* Ulysse et de J'éléviaqOe; la Baigneuse,;
V Amour rémouleur; la Susanne; le Jq^ph; la
Poésie et la Philosophie; dix-sept tableaux en
denx ans, sans compter ceux qui n'ont pas été
exposés; tamlis que Greuzç couve ^ pendant des
mois entiers, la composition d'un seul^ et met
quelquefois un an à l'exécuter.
J'étais au Salon ; je parcourais les ouvrages de
cet artiste, lorsque j'aperçus Naigeon qui les
examinait de son coté. Il haussait les épaules, ou
il détournait la tète^ ou il regardait et souriait
ironiquement. Vous savae que Naigeon a dessiné
plusieurs années à l'Académie, modelé chez JjC
Moyne, peint chez Van-Loo, et passé, comme
Socrate , de l'atelier des beaux-arts dans l'école
de la philosophie. Bon , me dis-je à moi-même.
Je cherchais' une occasion de vérifier mes ju-
gements. La voici. Je m'approche donc de Nai-
geon ; et , lui frappant un petit coup sur l'é-
pai;le : Eh bien I lui dis-je , que pensez-vous de
tout cela?
. I
^
i?8 SALON DE 1767.
KAIGBON.
Rien.
DIDEROT.
Comment , rien !
NAIGEON.
Non y rien ; rien da tout. Est-^ce que cela fiiit
penser? —
Puis il allait , sans mot dire , d'une des com-
positions de La Grënëe à une autre. Ce n'était pas
mon ç^pipte. Pour rompre ce silence , je lui jetai
un mot sur le faire de l'artiste. Voyez comme ce
genou dé la dauphine est bien drapé et le nu bien
annonce. Le bout de ce lit> sur le devant y n'est-il
pas meryeilleusement ajuste ?
naigëgn.
Je me soucie bien de sou genou , de son bout de
lit et de son faire , s'il ne m'émeut point ^ s'il me
laisse froid comme un terme. Un peintre , vous
le savez mieux que moi y c'est celui-là. seul. ..
.... Meuni qui pectus inaniter angit ,
Trriiat, mulcet , Jalsis terroribus implet ,
Ut magus ; et modo me Thebis , modo ponit Athenis ( i ) .
\
< :
, f
Et vous croyez que cet homme produira ces effets
terribles ou délicieux ? Jamais , jamais. Voyez ce
Joseph et cette Putiphar ; point d'ame y point de
goût^ point de vie. Où est le désordre du moment?
où est la lasciveté? est-ce que je ne devrais pas
(1) Ho&ÀT. EpistoL ltt>. II , episU i, y, 211 etseq. Édit'.
SALON DE 1767. Ï29
iire dans lefi yeuï de cette femme le dépit , la
colère ^ rindignation ^ le désir augmente par le
refus? Vous voulez que je Yoie à Ârmide^ un
caractère de vierge ; à Andromède , une tête de
M agdeleine ; à Renaud^ l'encolure d'un jeune
porte-faix ; au Dauphin ^ l'ignoble d'un gueux ; à
la Dauphine ^ la grimace d'une hypocrite ; et que
je n'entre pas en fureur?
DIDEROT.
Je veux , mon cher Naigeon , que vous réserviez
votre laûef et votre fureur , pour les dieux , pour
les prêtres y pour les tyrans y pour tous les in^pos-
teurs de ce monde.
J'en ai provision; et je ne puis me dispenser
d'en répandre une portion bien méritée ^ sur des
gens ennemis des littérateurs et des philosophes
dont il^ .dédaignent les jugements y et dont ils se-
raient long-temps les écoliers dans l'art d'imiter
la nature. J'en appelle à vos réflexions même sur
la peinture. Je veux mourir , s'il y a dans toutes
ces têtes*-là le premier mot de la métaphysique
de leur art. Ce sont presque tous des manoeuvres ;
et encore quels manœuvres ! Demandez à ce La
Grénée la différence d'une riche draperie et
d'une étoffe neuve ; et vous verrez ce qu'il vous
dira. Voyez ôe César ; je vous jure que c'est la pre-
mière fois qu'il a mis- cet i habit. Voyez ce vais-
seau ^ il vient d'être laneé à l'eàu.; et sa proue
Salons, t'omi ii. 9
-l
z3o SALON DE 1767.
dorée sort de chez Guibert. U ne sait pas que ees
draperies chaudes et crues jetées sur la toile^ fraî-
cbemeiit tirées de la chaudière , font d'abord un
^lauvais efiTêt^ ^u peu plus mauraîs avec le temps ;
il ne sait pas que toute composition perd arec le
temps ; et que ^ cas draperies dures ne perdant pas
propo^tioni^ellemeiikt>'les chairs^ les fonds s'étei-
gnent ; et qu'on n'aperçoit plus dans le tabkau
désaccordé que de grandes plaques rouges ^ vertes
et bleues. On dit que le tempis peint les beaux
tableaux ; premièremen.t ,, cela ne peut s'eatendre
que des tableaux travaiUés si franchement et si
harmonieusement^ que l'effet du temps se réduise
à ôter à toutes les couleurs leur chaleur trop
écla,tante et trpp clrue ; secondement ^ cela ne doit
s'^tenjdrê que d'un œrtain intervalle de temps ,
passé lequel toute composition, rongée par Facide
de l'air , s'ajBTaiblit et s'efface. Il serait peut-être
à souhaiter que l'affaiblissement fiât proportionné
sff^ t4f^^, l'espace coloi^é , et que du moins l'Iiar-
moniç sul^istàt ; mais le cas le plus dâËsivorable
est celui où la y igueur des drapi^ies reste au mi-
lieu du dépérissement général ; car cette vigueur
des drape<*ies achève de tuer le touL ïlarmonie
perdue ppur harmonie perdue, j'aimerais mieux
qi^^ l'effet le plus violent du temps tombât sur
les étoffes , et que leur entière destruction fît
valoû* 1^ chairs et tes auJ;res parties essentielles ^
qui en i:epFeod«raien2 par comparaison une sorte
<
SALON DE 1^67. ^5i
et Vie. Ainsi > comf^tez qu'aux oomp^sttioas de La
Grénée y où l€j5 effets destructeurs de l'aiih et du
temps produiront tout le. contraire , on ne retrou-
vera plus que deif étoffes^ • ,
DiDSaOTv
Fort bien. Voilà que tous commencez à vous
calmer , et qu'il y a plaisir à vous entendre. —
Cependant mon homme^ incapable d'une mo*
aération qui durât quelque temps ^ marchait à
grands pas , et jetait un moi ironique en passant
sur chacun des fableaux qu'il apercevait. Ce Re-
naud^ ^îsaii-il 9 sort des maiiîs de son perruquier
et de son tailleur...... Éegardez leis cheveux de
ï^ersee , comme ils sont bien frises Oh ! oui ,
il faut en convenir ^ ce tableau du Dauphin est
d'un beau faire ; mais l'acce^oïré est devenu lé
principal ; et le principal ^ Taccessoiré ; c'est une
bagatelle»
iDIBEfiOT^i
Je ne vous entends pas.
Je veux dire que la vraie scène , cMtaît la scène
de séparation du père , de la mère et des enfants;
scène dé désolation , au milieu de laquelle je n'au-*
rais pas désapprouvé^ que ce petit revenant des-
cendit du ciel par un angle de la toile , apportant
la couronne immortelle à son père.
Vous avez raison Est-ce qjue. vous ii^ap>^
9-
i3!2 SALON DE 1767.
prouvez pa» l'intention de cette France y ou Mi-
nerve ?
lïAiGSOlf.
Et cet enfant qui attache le rideau ?
DIDEROT.
J'avoue qu'il est insoutenable.
HAIGEON.
0 le Poussin ! ô Lesueur ! quel trophée ces
gens-là TOUS élèvent ! Chaque tableau qu'ils font
est un laurier qu'ils placent sur vos fronts , et un
regret qu'ils nous arrachent. Que vous êtes grands^
éloquents y sublimes ! et comme ils me le disent !
Mais voyez donc tous ces bambins^ comme ils
sont bien peignés y bien ajustés ! Est-ce à la der-7
nière heure de leur père qu'ils assistent , ou vont-
ils à' la noce d'une de leurs sœurs? Où est le Tes--
tainent d^Eudamidas (i)? Ou est cette femme
assise sur le pied du lit et le dos tourné à son mari
moribond, et qui me désole? Où est cette fille
étendue à terre y la tête penchée dans le giron de
sa mère y et qui me désole ? Où est ce bouclier et
cette épée suspendus, qui m'apprennent que ce
moribond est un soldat , un citoyen qui a exposé
sa vie pour la patrie , et répandu son sang pour
elle? 0 le Poussin ! ô Lesueur ! quelle douleur
que celle de cette Dauphine !
Uberibus semper lacrymis, sempenfue pfiraiis
(j) Tableau du Poussin. Édit».
SALON DK 1767. xS5
In staiùme sua, tOque expecianUbus iUmm ,
Quo jubeat manare modo ( 1 ).
N'est-ce pas encore une belle chose que cette
Téie de Pompée présentée d César ? Froid , com-
passé^ nul œstrum poeticum ^ discordance de cou-
leur ^ bras droit.de César cassé , sa cuisse droite
allant je ne sais oii^ ou plutôt il n'en a point;
tête sans noblesse; Africain au lieu d'être chaud
et rougeâtre , sale ; draperie qui pend de la bar-
que^ mal jetée ; ornements de cette barque^ lourds ;
vagues de la mer , mal touchées ; niignon ^ pet;ite
tête , gris de couleur ; cjiel dur , qui achève de
désaccorder; et toujours de la couleur dure et non
rompue. . Je vous dis ^ mon ami , son faire est
trop léché pour de grandes machines ; il ne con-
vient qu'à de petites choses qu'on regarde de près
et par parties. On^est toujours tenté de demander :
où ce peintre prend-il son beau rouge , un ou-
tremer aussi brillant? et son jaune donc ? Vous
m'avouerez que cette Susanne est une copie de
celle de Van-Loo (2) ? Cette figure symbolique de
l'Âgricidture , est tout-à-fait intéressante ; le linge
qui lui couvre une partie du bras , merveilleux ;
tout en est charmant , tout; mais feuilletez le por-
tefeuille de Piètre de Cortonne , et vous l'y retrou-
verez en cinquante endroits. Mon ami , sortons
d'ici 9 je sens que l'ennui et l'humeur me gagnent.
(i) JuTBHÀL. Sat, Ti, ▼. lÀ'jZetseq. Ëoit*.
(a) Sftton de 1765 , tome Tin , page 94. Ëoitf
i54 SALOW 0E 1767.
Nous sortîmes. Chenaiii fiôsunt ^ il parlait tout
Sjebl^ et il disait: La nature! la nature! quelle
diâerenice entre celui qui Fa me chee elle , et
cfiiui qui ne, l'a vue qu'en visite ckez son voisin ;
et voilà pourquoi Chardin , Yemet et La Tour
spnt trois honames étonnants poyr moi ; et voilà
pourquoi Loulherbourg > eût-* il un faire ausai
beau^ aussi spiritiiel^ aussi ragoûtant que Vemet^
lui serait encore fort inférieur , parce qu'il n'a
pas vu la nature chez elle* Tout ce qu'il fait
est de rén^iniscence ; il copié WoUvermans et
Berghem*
DIDEROT* X
Loutherbourg copie Wouvermans et Berghem!
Oui, oui, oui '.
' J^.^pis avouer ici qiie cette co^'?eI19ati<nPl entr? Didtrot et moi
l^'est point suppo9i§e : elle a eu lieu en effet telle qu*illa rapport^ ;
et son. imagination vive et forte ^ qui se représente <^el<piefois les
phénomènes les plus simples , non pas teb qu^ils sont en nature ,
Inaià teb qu^ils se passent dans sa tête , n'a rien ajduté ici à la v^
rite historique. Critiques justes ou injustes , sarcasmes., bonnef ou
mauyaises ptaisçinteries ; tout cela a été fait et dit avec la mémo
liberté , la même confiance , la même étourderie , et dans les mêmes
termes. Le lieu de la scène n^est pas même changé. Mais , en con-
venant d*ailleurs que, sans blesser la rérité, sans être même un
juge moins sérère , j'aurais pu emplojer des éxpressicHis phis |iKh-
dérées , moins dédaigneuses , et tempérant a^eç art Tamerturoe de
mes critiques par Péloge du talent de Tartiste appliqué à d'autres
, sujets , porter dans son «sprit une lumière plus douche , et 1 -éclairer
sur ses défauts sans choquer son amour-propre ; en eonvenant ,
SAISON Di 1767. lia
Làniessuft > il part comitie i1b i^clair ; il etifilè
la me du ChampFleari ; et iftoi je tii'(eh TttiÉ dtbit
à la synagogue de la rue Royale (i)^ rêtàilt à pàH
^oi sur' rimportAuee que flous mettotiÉi à Aeé ba-
gatelles^ taudis que..... Ra$sure£-you8. Jû crttins
la Bastille ^ et je tn'ârréterdi là tout court. Nou >
encore un mot sur La Orënëé. Pourriez^tous tûé
dire pourquoi^ quftnd on a tu une fois les ta-
blçaux^de La Grénée^ dn tie désire |>lus de leii
reroir? Quand vous aurez tépondu à cette ques-^
tien y TOUS trouTewÉ quWec quelque se'Terité
que Naigeon et moi l'ayons traité , nous àrôûi
été justes. *
Mais quoi^ me dit^-vous^ dans ce grand hbm-
bre de tableaux peints par La Grenëe il n^ ^ &
pas un beau? Non ^ mon ami ; ils sont tous agréa-
Mes pour moi ; mais ils ne sont pas beaux. Il n'y
dis-je , dé tous ces faits , je prie le lecteur d'obserter que j^étais
jeune alorss et qu^on doit aToir quelque iDdulgence pour les fautes
fiitk âge où , n^àyant la juste mesure Ae rieii , on la passe en tout ;
0à les paéAiond tés filus ôra^ètses et ^éi j^ns vi<^enteï , troaf acàt ,
|Kmr ainsi dire , toiitcii^ les p0rtedr de notre atne atnrertes , la livr«dt
successiTement à toutes les sortes d'illusions; en un mot , oà pour
se conduire dans le sentier obscur et épineux de la vie , on n*a que
là lueur faible et vacillante d'une raison qui , même dans lliomme
le plus heureuseiïifent tié , lé plus téÛétM , né êe rectifié , né s^étend
et ne se perfectionne que pap rexpérience et le malheur ; deux
précepteurs qui» sans doute». ne manqueront jamais à Tespece-.
humaine , mais dont les grandes et instructives leçond sont plus
6u môiâs tatdiVés pour chacun de nous. ]V.
(i) Deméorédttbtfron d'Holbach. Ëdit*.
en a pas 'un où il n'y ait des choses de métier
supérieurement faites ; pas^un que je ne voulusse
ayoir : mais s'il fallait ou les avoir tous ou n'en
avoir aucun ^ j'aimerais mieux n'en avoir auôun#
Jugerons«-nous de l'art comme la multitude ? En
jugerons-nous comme d'un métier, comme d'un
talent purement mécanique? L'appellerons-nous
la routine de bien faire des pieds et des mains ,
une bouche, un nez, un visage, une figure entière,
même de faire sortir cette figure de la toile ? JPren-
drons-nous les connaissances préliminaires de l'i-
mitation de Nature , pour la véritable imitation
de Nature? ou rapporterons-nous les productions
du peintre à leur vrai but , à leur vraie raison?
Y a-t-il pour les peintres une indulgence , qui
n'est ni pour les poètes ni pour les mM^iciens? En
un mot y^ la peinture est-elle l'art de parler aux
yeux seulement ? ou celui de s'adresser au cœur
et à l'esprit , de charmer l'un , d'émouvoir l'autre,
par l'entremise des yeux? 0 mon ami! la plate
chose que des vers bien faits ! la plate chose que
de la musique bien faite ! la plate chose qu'un
morceau de peinture bien fait , bien peint ! Con-
cluez concluez que La Grénée n'est pas le
peintre, mais bien maitre La. Grénée.
DIDEROT.
Est-ce que vous n'êtes pas las de tourner au-
tour de cet immense Salon ? Pour moi , les jambes
me rentrent dans le corps : passons sous la galerie
\
SALON DE 1767. i57
d'Apollon y oii il n'y a personne y nous nous repo-
serons là tout à notre aise > et je vous confierai
quelques idées qui me sont venues sur une ques-
tion assez importante.
GRIMM.
• Et quelle est cette importante question ?
biDEROT.
L'influence du luxe sur les beaux-arts. Vous
conviendrez qu'ils ont tous merveilleusement em-
brouille cette question.
e GRIMM.
Merveilleusement.
niDiBROT.
Us . ont vu que les beaux-arts devaient leur
naissance à la richesse. Ils ont vu que \A même
cause qui les produisait y les fortifiait y les con-
duisait à la perfection y finissait par les dégrader^
les .abâtardir et les détruire ; et ils se sont divi-
sés en difFérents partis. Ceux-ci nous ont étalé
les beaux-arts engendrés y perfectionnés y surpre-
n»its; et en ont fait la défense du luxe y que ceux-
là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis , dé-
gradés , apauvris , avilis.
GRIMM.
Tandis que d'antres se sont servi du luxe et de
ses suites y pour décrier les beaux-arts ; et ce ne
sont pas les moins absurdes.
DIDEROT.
- Et dans cette nuit où ils s'entrebattaient....
i38 SALQ» DE 1767.
aftiMM.
Les .agresseurs et l^s défisnseurs se sùùt porté
des coups s égauK 5 qu'on ne sait de quel côte l'a-*
vantage est reste.
C'est qu'ils n'ont connu qu'une sorte de lûice.
Ah i c'est de la politique . que tous roulez
faire.
DIDEBOT.
Et pourquoi non ? Supposons qu'un prince ait
le bon esprit de sentir que tout Tient de la terre
et que tout y retourne y qu'il accorde sa faTeur
à l'agriculture , et qu'il cesse d'être le père et le
fauteur des grands usuriers.
aaiMM.
J'entends ; qu'il supprime les fermitrs-géile'*-
raui f pour aToir des peintres , des poètes ^ des
sculpteurs ^ des musiciens. Est-^ce ceU ?
DIDEROT.
Oui , monsieur , et pour en aTpir de bons ^ et
lesaToir toujours bons. Si l'agriculture est la plus
faTorisëe des conditions y les hommes seront en*»
traînés où leur plus grand intérêt les poussera ;
et il n'y aura fSemtaisie ^ passion , préjugés y opi-
nions qui tiéhnept. La terre sera U mieux cuLt^
Tée qu'il est possible^ ses prckluGtions dÎTersi'-*
fiées , abondantes ^ multipliées , amèneront la plus
grande richesse > et la plus grande richesse en-
SALOM I^E 1767. iSg
gendrera le plus grand hod : car si Ton ne mange
pas For , à quoi servira-t-il , si ce n'est à multi-
plier les jouissances > ou les moyens infinis d'être
heureux , la poésie , la peinture , la sculpture ^
la musique , les glaces , les tapisseries , les do-
rures^ les porcelaines et les magots? Les peintres ,
les poètes , les sculpteurs , les oitisicieng et la
foule des arts adjacents naissent de la terre. Ce
sont aussi les enfants de la bonne Cévèê ; et je vous
réponds que partout où ils tireront leur origine
de cette sorte de luxe , ils fleuriront et fleuriront
à jamais.
ORIMII*
. Vous 1q çroye9(.
niDsaoT.
Je fais mieu^ ^ je le prouve ; mais auparavant ,
permettez que je fasse une petite imprécation ,
et que je dise ici du fond de mon cœur : Maudit
soit à jamais le premier qui tendit les charges
vénales.
a ai Mil,
Et celui qui éleva le premier l'industrie sur les
mines de l'agriculture.
DIDBÀOT.
Amen.
GRIMlf.
Et celui qui 5 après avoir dégradé l'agricul-
ture 5 embarrassa les échanges par toutes sortes
d'entraves.
ï4o SALON DE t'fi^.
DIDEROT.
Amen.
GKIMM.
Et celui qui créa le premier les grands exac-
teurs et toute leur innombrable famille.
DIDEROT.
Amen.
^ G R I M M.
Et celui qui facilita aux souverains insensés et
dissipateurs les emprunts ruineux.
DIDEROT.
Amen.
GRIMAf.
Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre
les liens les plus sacrés qui les unissent^ par l'ap-
pât irrésistible de doubler j tripler y décupler
leurs fortunes.
DIDEROT.
Amen. Amen^. Amen. Au même moment où la
nation fut frappée de ces différents fléaux y les
mamelles de la mère commune se desséchèrent ^
une petite portion de la nation regorgea de ri-
chesses y tandis que la portion nombreuse languit
dans l'indigence.
' GRIMM.
L'éducation fut sans vue ^ sans aiguillon ^ sans
base solide ^ sans but général et public.
DIDEROT.
L'argent avec lequel on put se procurer tout ,
SALON DE i^. i4i
devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir
de l'argent ; et quoi encore ? de l'argent. Quand
on en manqua y il fallut en imposer par les appa-
r^ices y et faire croire qu'on en avait.
GRIMM.
Et il naquit une ostentation insultante dans les
uns y et une espèce d'hypocrisie ëpidémique de
fortune dans les autres.
DIDEROT.
C'est-àr^dire une autre sorte de luxe ; et c'est
celui-là qui dégradé et anéantit les beaux-arts y
parce que les beaux-arts ^ leur progrès et leur
durée demandent une opulence réelle y et que ce
Ittxe-ci n'est que le masque fatal d'une misère
presque générale y qu'il accélère et qu'il aggrave.
C'est sous la tyrannie de ce luxe que les talents
restent enfouis^ ou sont égarés. C'est sous une pa-
reille constitution que les beaux-arts n'ont que lé
rebut des conditions subalternes; c'est sous un
ordre de choses aussi extraordinaire , aussi p>er-
Ters^ qu'ils sont ou subordonnés à la fantaisie et
aux caprices d'une poignée d'hommes riches , en-
nuyés , fastidieux^ dont le goût est aussi corrompu
que les mœurs y ou abandonné à la merci de la
multitude indigente ^ qui s'efforce^ par de mau-
vaises productions en tout genre , de se donner le
crédit et le relief de la richesse. C'est dans ce siè-
cle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme
aucune grande entreprise^ , aucuns * grands tra-
i32i SALON DE 1767.
prouvez pa» l'intention de cette France , pu Mi-
. nerve ?
lïAiGSOir.
Et cet enfant qni attache le rideau ?
DIDEROT.
J'avoue qu'il est insoutenable.
HAIGEON,
0 le Poussin ! ô Lesueur ! quel trophée ces
gehs-là vous élèvent ! Chaque tableau qu'ils font
est un laurier qu'ils placent sur vos fronts , et un
regret qu'ils nous arrachent. Que vous êtes grands^
éloquents 9 sublimes ! et comme ils me le disent !
Mais voyez donc tous ces bambins^ comme ils
sont bien peignes , bieiï ajustés ! Est-ce à la der-
nière heure de leur père qu'ils assistent , ou vont-
ils à' la noce d'une de leurs sœurs ? Où est le Tes--
tainent d^Eudamidas (i)? Ou est cette femme
assise sur le pied du lit et le dos tourné à son mari
moribond, et qui me désole? Où est cette fille
étendue à terre , la tête penchée dans le giron de
sa mère , et qui me désole? Où est ce bouclier et
cette épée suspendus , qui m'apprennent que ce
moribond est un soldat, un citoyen qui a exposé
sa vie pour la patrie , et répandu son sang pour
elle? 0 le Poussin ! ô Lesueur ! quelle douleur
que celle de cette Dauphine !
Vberibus semper lacrymis, sempertfoe pftratis
(i) Tableau du Poussin. Édit».
r
3AL0N DB 1767. iî^5
Jn statione sua, iUque expeciantibus iUom ,
Quofubeat manare modo (1).
N'est-ce pas encore une belle chose que cette
Tête de Pompée présentée à César ? Froid , com-
passé y nul œstrum poeticum , discordance de cou-
leur ^ bras droit.de César cassé y sa cuisse droite
allant je ne sais où> ou plutôt il n'en a point;
tête sans noblesse; Africain au lieu d'être chaud
et rougeâtre ^ sale ; draperie qui pend de la bar-
que^ mal jetée ; ornements de cette barque^ lourds ;
yagues de la mer , mal touchées ; mignon , petite
tête y gris de couleur ; cjel dur ^ qui achève de
désaccorder; et toujours de la couleur dure et non
rompue. Je vous dis^ mon ami ^ son Faire est
trop léché pour de grandes machines ; il ne con-
vieut qu'à de petites choses qu'on regarde de près
et par parties. On^st toujours tenté de demander :
où ce peintre prend-il son beau rouge , un ou-
tremer aussi brillant? et son jaune donc ? Vous
m'avouerez que cette Susanne est une copie de
celle de Van-Loo (2)? Cette figure symbolique de
l'Agriculture ^ est tout-4-fait intéressante ; lé linge
qui lui couvre une partie du bras , merveilleux ;
tout en est charmant , tout; mais feuilletez le por-
tefeuille de Piètre de Cortonne , et vous l'y retrou-
verez en cinquante endroits. Mon ami , sortons
d'ici , je sens que l'ennui et i'huméur me gagnent.
(1) JuTiHAL. Sut, Ti, ▼. ^j^etseq. Ëoit*.
(3) Sftton de 1765 , tome ym , page 94. Èoitf
i54 SALOUr DE 1767.
Nous sortîmes. Chemiii £BHSiiiit ^ il parlait tout
sieiil^ et il disait: La nature! la nature! quelle
difiermce entre celui qui Fa yne chee elle^ et
celui qui ne, Ta vue qu'en yisite ckez son yeisin ;
et Toilà pourquoi Chardin , Vemet et La Tour
sont trois homme» étonnants poyr moi ; et voilà
pourquoi Loulherbourg , eût<* il un faire aussi
beau^ aussi spiritiiel^ aussi ragoûtant que Vemet^
lui serait encore fort inférieur ^ parce qu'il n'a
pas Yu la nature chez elle. Tout ce qu'il fait
est de réminiscence; il copie WoUv^rmans et
Berghem*
DIDEROT.
Loutherbourg copie WouTermans et Berghem !
NAIGEOIf^
Oui, oui, oui *.
' J^ dpis avou^ ici que cette çon^&natàotk entre Dîckrol el mw
n'est point sappo9ëe : elle a eu lieu en effist telle qu'il la rapporte ;
et son imagination vive et forte, qui se représente quelquefois les
phénomènes les plus simples , non pas tels qu'ils sont en nature ,
mais tels qu'ils se passent dans sa tête , n'a rien ajouté ici à la vé-
rité historique. Critiques justes ou injustes , sarcasmes » boàmes ou
mauyaises plab^nteries ; tout cela a été fait et dit arec la même
liberté , la même confiance , la même étourderie , et dans les mêmes
termes. Le lieu de la scène n'est pas même changé. Mais , en con-
venant d'ailleurs que , sans blesser la rérité , sans être même un
juge moins aéjèr^ , j'aurais pu employer des expressions plus ino^
dérées , moins dédaigneuses , et tempérant avec art l'amertume de
mes critiques par l'éloge du talent de l'artiste appliqué i d'autres
sujets , porter dans son «sprit une lumière plus douce , et l'édairer
sur ses défauts sans choquer son amour-propre ; en eonvenant ,
SAjiOlf Dt 1767. 1^5
Là-4es6Uft y il part comme un ëclair ; il ebfilé
la rue du Champ-Fleuri ; et moi je m'ieu irAiil drbit
à fa synagogues de la rue Royale (i)^ réVsLUt à pàH
^oi sur' Timportàuee que uoud mettoiië à deé ba-
gatelles, taudis que..... Ra$$urez-T0ud. Je crains
la Bastille ^ et je m'arrêterai là tout court. Non 3
encore un mot 6ur La Gtéûéé. Pdurriez^tous mé
dire pourquoi^ quand on a tu une fois les td*
blçaux^ de La Grénëe 5 dn ne désire )>lus de leil
reroir? Quand vous aurez tépondu à cette ques--
tîon , irons trouTWesft qu'arec quelque sévérité
que Naigeon et moi l'ayons traité ^ noud aVdn^
été justes. ♦
Mais quoi^ me dii^-vous> dans ce grand hbm-
bre de tableaux peint? par La Grénée il n'y eh a
pas un beau? Non ^ mon ami ; ils sont tous agréa-
blés pour moi ; mais iU ne sont pas beaux. Il n'y
dis-je , dé tous ces faits , je prie le lecteur d'observer <|ue j'étais
jeune alors, et qu'on doit ayoir quelque indulgence pouf les fautes
tuû âge où , n^ayânt la juste mesure Ae rieii , on la passe en tout ;
dà les paMionà té» filus ôra^ètises et ^éi |dns violenter , tf ontatrt ,
pour ainsi dircr , toutes les pûrtefr de notre aome ouvertes , la Hvrttlt
successirement à toutes les sortes d'illusions } en un mot , oà pour
se conduire daiïs le sentier obscur et épineux de la vie , on n'a que
là lueur faîbîé et vàdllânté d'une raîsèn qui , même dans rbiomnâe
le plus heureuseififéiit né , lé plus réfiédu , tié êe rectifié , né s^étèikd
et ne se perfectionne que pvÊf Texpërsence et le malheur ; deux
précepteurs qui» sans doute», ne manqueront jamais ^ l'espèce^
humaine , mais dont les grandes et instructives leçond sont plus
6u moins tardives pour chacun de nous. N.
(i) Demèurédubitron d'Holbach. Èdit'.
n
i56 SALOir DE »7Ô7'
en a pas un où il n'y ait des choses de métier
supérieurement faites ; pas mi que je ne Toulusse
ftToir; mais s'il fallait ou les avoir tous ou n'en
avoir aucun y j'aimerais mieux n'en avoir auCun.
Jugerons*-nous de l'art comme la multitude? En
jugerons-nous comme d'un métier, y comme d'un
talent purement mécanique? L'appellerons-nous
la routine de bien faii*e des pieds et des mains ,
ime bouche^ un nez^ un visage^ une figure entière,
même de faire sortir cette figure de la toile ? Fren*
drons-nous les connaissances préliminaires de l'i-
mitation de Nature, ^ur la véritable imitation
de Nature? ou rapporterons-nous les productions
du peintre à leur vrai but , à leur vraie raison ?
Y a-t-il pour les peintres une indulgence , . qui
n'est ni pour les poètes ni pour les m^u^iciens? En
un mot y la peinture est-elle l'art de parler aux
yeux seulement ? ou celui de s'adresser au cœur
et à l'esprit , de charmer l'un , d'émouvoir l'autre,
par l'entremise des yeux ? 0 mon ami ! la plate
chose que des vei^s bien faits ! la plate chose que
de la musique bien faite ! la plate chose qu'un
morceau de peinture bien fait , bien peint î Con-
cluez concluez que La Grénée n'est pas le
peintre , mais bien maître La Grénée.
DIDEROT.
Est-ce que vous n'êtes pas las de tourner au-
tour de cet immense Salon ? Pour moi , les jambes
me rentrent dans le corps : passons sous la galerie
\
SALON DÉ 1767. 137
d'Apollon 9 oii il n'y a personne ^ nous nous repo*
serons là tout à notre aise y et je tous confierai
quelques idées qui me sont venues sur une ques-
tion assez importante;
-GRIMlf.
* Et quelle est cette importante question ?
biDEROT.
L'influence du luxe sur les beaux-arts. Vous
conyiendrez qu'ils ont tous merveilleusement em-
brouillé cette question.
- Merveilleusement.
DIDEROT.
Us . ont vu que les beaux-arts devaient leur
naissance à la richesse. Us ont vu que Itf même
cause qui les produisait ^ les fortifiait ^ les con-
duisait à la perfection y finissait par les dégrader,
les ^abâtardir et les détruire ; et ils se sont divi-
sés en difiërents partis. Ceux-<i nous ont étalé
les beaux-arts engendrés , perfectionnés , surpre-
nants; et en ont fait la défense du luxe , que ceux-
là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis , dé-
gradés y apauvris y avilis.
GRIMM.
Tandis que d'autres se sont servi du luxe et de
ses suites y pour décrier les beaux-arts ; et ce ne
sont pas les moins absurdes.
DIDEROT.
- Et dans cette nuit t>ii ils s'entrebattaient....
i58 SALQN DE 1767.
G&IMM.
Les.agresMurs et l^s dé&aseurs se sont porté
des coups si égniix ^ qu'on ij^e sait de quel côté l'a^
vantage est resté*
C'est qu'ils n'ont connu qu'une sorte dxs lUxe.
s
GtilMlf*
4h i c'est de la politique . que tous rouler
faire.
£t pourquoi non ? Supposons qu'un prince ait
le bon esprit de sentir que tout Tient de la terre
et que tout y retourne j qu'il accorde sa faveur
à l'agriculture > et qu'il cesse d'être le père et le
fauteur des grands usuriers.
J'entends ; qu'il supprima les fermi^rs-g^ét-
raux ^ pour avoir des peintres , des poèt^ ^ des
sculpteurs y des musiciens. Estrce c^U ?
^ DIDEROT.
, Oui , monsieur ^ et pour en avoir de bons > et
les avoir toujours bons. Si Tagriculfure est la pluâ
favorisée des conditions , les hommes sen)nt en-»
traînés où leur plus grand intérêt les poussera ;
et il n'y aura fantaisie ^ passion ^ préjugés > opi-
nions qui tiehnept. La terre sera lu mieux cuU^
vée qu'il est possible; sf s prdductiona diversi-^
fiées , abondantes^ multipliées ^ amèneront la plus
grande richesse y et la plus grande richesse en-
SAI.ON I>E 1967. iSg
gendrera le plus grand liii:a : car si l'on ne mange
pas For ^ à quoi servira-t-il , si ce n'est à multi-
plier les jouissances ^ ou les moyens infinis d'être
heureux , la poésie , la peinture ^ la sculpture y
la musique 9 les glaces ^ les tapiaseries , les do-
rures^ les porcelaines et les magots? Les peintres ,
les poètes , les sculpteurs ^ les musiciens et la
foule des arts adjacents naissent de la terre. Ce
sont aussi les enfants de la bonne Cérès ; et je vous
réponds que partout oh Us tireront leur origine
de cette sorte de luxe 9 ils fleuriront et fleuriront
à jamais.
GAIIftf*
. Vous U oroye».
niDSROT.
Je fais mieui; y je le prouve ; mais auparavant ,
permettez que je fasse une petite imprécation ,
et que je dise ici du fond de mon cœur : Maudit
soit à jamais le premier qui rendit les charges
vénales.
G ai MM,
Et celui qui éleva le premier l'industrie sur les
ruines de l'agriculture.
DIDSkOTr
Amen.
GRIMM.
Et celui qui, après avoir dégradé l'agricul-
ture y embarrassa les échanges par toutes sortes
d'entraves.
ï4o SALON DE t'fi^.
DIDEROT.
Amen.
GKIMM.
Et celui qui créa le premier les grands ezac-
teurs et toute leur innombrable famiUe.
DIDEROT.
Amen.
^ G-RIMM.
Et celui qui facilita aux souverains insensés et
dissipateurs les emprunts ruineux.
DIDEROT.
Amen.
GRIMM.
Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre
les liens les plus sacrés qui les unissent^ par l'ap-
pât irrésistible de doubler, tripler^ décupler
leurs fortunes.
DIDEROT.
Amen. Amen. Amen. Au même moment où la
nation fut frappée de ces différents fléaux y les
mamelles de la mère commune se desséchèrent j
une petite portion de la nation regorgea de ri-
chesses y tandis que la portion nombreuse languit
dans Findigence.
' GRIMM.
L'éducation fut sans vue y sans aiguillon , sans
base solide y sans but général et public.
DIDEROT.
L'argent avec lequel on put se procurer tout ,
SALON DE 1^7. 141
devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir
de Fargent ; et quoi encore 7^ de l'argent. Quand
on en manqua y il fallut en imposer par les appa-
rences y et faire croire qu'on en avait.
ORIMM.
Et il naquit une ostentation insultante dans les
uns , et une espèce d'hypocrisie ëpidëmique de
fortune dans les autres.
DIDEROT.
C'est-à-dire une autre sorte de luxe ; et c'est
celui-là qui dégradé et anéantit les beaux-arts ,
parce que les beaux-arts, leur progrès et leur
durée demandent une opulence réelle y et que ce
luxe-ci n'est que le masque fatal d'une misère
presque générale , qu'il accélère et qu'il aggrave.
C'est sous la tyrannie de ce luxe que les talents
restent enfouis y ou sont égarés. C'est sous uùe pa-
reille constitution que les beaux-arts n'ont que le
rebut des conditions subalternes; c'est sous un
ordre de choses aussi extraordinaire , aussi per-
vers, qu'ils sont ou subordonnés à la fantaisie et
aux caprices d'une poignée d'hommes riches , en-
nuyés y fastidieux, dont le goût est aussi corrompu
que les mœurs, ou abandonné à la merci de la
multitude indigente, qui s'efforce, par de mau-
Taises productions en tout genre, de se donner le
crédit et le relief de la richesse. C'est dans ce siè-
cle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme
aucune grande entreprise ,< aucuns ' grands tra-
i53 SALON DE 176^.
prouvez pas l'intentiou de cette France^ y pu Mi*
nerve?
VAlGEOir.
Et cet enfant qui attache le rideau ?
DIDEROT.
J'avoue quHl est insoutenable.
NAIGEON.
0 le Poussin ! ô Lesueur ! quel trophée ces
gehs-là vous élèvent ! Chaque tableau qu'ils font
est un laurier qu'ils placent sur vos fronts ^ et un
regret qu'ils nous arrachent. Que vous êtes grands^
éloquents ^ sublimes ! et comme ils me le disent !
Mais voyez donc tous ces bambins^ comme ils
sont bien peignés , bien ajustés ! Est-ce à la derr
nière heure de leur père qu'ils assistent^ ou vont-
ils à' la noce d'une de leurs soeurs? Oîi est le Tes-
tament d^Eudamidas {i)! Ou est cette femme
assise sur le pied du lit et le dos tourné à son mari
moribond, et qui me désole? Où est cette fille
étendue à terre, la tête penchée dans le giron de
sa mère , et qui me désole ? Où est ce bouclier et
cette épée suspendus , qui m'apprennent que ce
moribond est un soldat y un citoyen qui a exposé
sa vie pour la patrie , et répandu son sang pour
elle ? 0 le Poussin ! ô Lesueur ! quelle douleur
que celle de cette Dauphine !
Ub^ribus semper l€u:rymis, semperque pftraiis
(i) Tableau du Poussin. Édit*.
SALON DE 1767. ïî^5
In stoÉùme sua, cUque expeckattibus iUom ,
Quo/ubeatmanaremoda(^i),
N'estH^e pas encore une belle chose que cette
Téie de Pompée présentée à César ? Froid , com-
passé^ nul œatrumpoeticum, discordance de cou-
leur y bras droit ^de César cassé ^ sa cuisse droite
allant je ne sais où> ou plutôt il n'en a point;
tête sans noblesse; Africain au lieu d'être chaud
et rougeâtre ^ sale ; draperie qui pend de la bar^
que^ mal jetée ; ornements de cette barque^ lourds ;
vagues de la mer , mal touchées ; mignon , petite
tête y gris de couleur ; cjel dur , qui achève de
désaccorder; et toujours de la couleur dure et non
rompue., Je vous dis^ mon ami ^ son Faire est
trop léché pour de grandes machines; il ne con-
vient qu'à de petites choses qu'on regarde de près
et par parties. On^st toujours tenté de demander :
où ce peintre prend-il son beau rouge, un ou*
trem'er aussi brillant? et son jaune donc ? Vous
m'avouerez que cette Susanne est une copie de
celle de Van-Loo (2)? Cette figure symbolique de
l'Agriculture y est tout-à-fait intéî*essante ; lé linge
qui lui couvre une partie du bras , merveilleux ;
tout en est charmant, tout; mais feuilletez le por-
tefeuille de Piètre de Cortonne , et vous l'y rétrou-
verez en cinquante endroits. Mon ami , sortons
d'ici , je sens que l'ennui et l'humeur me gagnent.
(1) JUTIHAL. iSa/. TI, ▼. Q^Sé/ JCSÇ. EOIT*.
(3) Sftlon de 1765,, tome yrii , page 94. ËDitf
i54 SALON' DE 1767.
Nous sortim^. Chemin £BHSiiiit y il parlait tout
seul 9 et . il disait : La nature ! la nature ! quelle
difierençe «ntre 4:elui qui Fa Tue chee elle ^ et
cel,ai qui ne, Fa vue qu^en visite ckez son vèisin ;
et Toilà pourquoi Chardin , Yemet et La Tour
sCMit trois hommes étonnants poyr mot ; et voilà
pourquoi Loulherbourg , eût-*îl un faire aussi
Beau^ aussi spirituel^ aussi ragoûtant que Vernet^
lui serait encore fort inférieur ^ parce quHl n'a
pas vu la nature chez elle. Tout ce qu'il fait
est 4e réminiscence ; il copié WoUvermans et
Berghem.
DIDEROT. X
Loutherbourg copie Wouvermans et Berghem!
- NAÎGEOIf^
Oui , oui , oui ■ .
\ • -
' J^.dpîs avouer ic\ que cette coavenatiaa entr« Dicltrol el mw
p'est point supposée : elle a eu Ueu en effet telle qu'il la rapports ;
et son. imagination vive et forte, qui se représente quelquefois les
phénomènes les plus simples , non pas tels qu'ib sont en nature ,
i&ais tels qu'ils se passent dans sa tête , n'a rien ajouté ici à la vé-
rité historique. Critiques justes ou injustes , sarcasmes., bcàuiei ou
m^uyaises plaisanteries; tout cela a été fait et dit arec la même
liberté , la même confiance , la même étourderie , et dans les mêmes
termes. Le lieu de la scène n^est pas même changé. Mais , en con-
Tenant d'ailleurs que , sans blesser la rérité , sans être même un
juge moins séT^e , j'aurais pu em{>lojer des èxpressicnis plus ino^
dérées , moins dédaigneuses , et tempérant fiveç art l'amertume de
mes critiques par l'éloge du talent de l'artiste appliqué à d'autres
. sigets , porter dans son «sprit une lumière plus douce , et l'édairer
sur ses défauts sans choquer ion amour-propre ; en conTenant ,
SAjiOlf Dt 1767. 1^5
Là-4es6Uft > il part comitie un éclair ; il ebfile
la rue du Chatnp-Fleari ; et moi je m'en Tâi^ drait
à fa synagogue de la rue Royale (i)^ réTfttlt à }>aH
^oi sur* rimportftace que tfoud mettoUâ à deé ba-
gatelles, tandis que..... Ra$&urez-T0ud. Je crains
la Bastille ^ et je m'drréterai là tout court. Non 3
encore uti mot 6ur La Oréiiée. Pôurriez-^tous tué
dire pourquoi; qutind on a tu une fois les td*
blçaux* de La Grënëe 5 dn tie désire )>lus de leil
reroir? Quftud vous aurez tëpondu à cette ques-
tion y TOUS trourereK qu'arec quelque sévérité
que Naigeon et moi TayoUs traité , noud aydû^
été justes. ^ *
Mais quoi^ me dit^ee-vous, daûs ce grand hbm-
bre de tableaux peints par La Grénée il n'y en a
pas un beau? Non ^ mon ami ; ils sont tous agréa-
blés pour moi ; mais ilâ ne soiit pas beaux. Il n'y
dis-je , dé tous ces faits , je prie le lecteur d'observer <|ue j^étais
jeune alors-, et qu'on doit ayoir quelque indiilgence pour les fautes
d'tfù ^e où , n^ayant la jtisté mesure de rieii , on la passe en tout ;
M les paMionâ té» filus orageuses et léi |das violentes , trouvant ,
povr ainsi dire , tovics les p4>rte» de notre une ouvertes , la Hvrttit
successivement à toutes les sortes d'illusions ; en un mot , oà pour
se conduire dans le sentier obscur et épineux de la vie , on n'a que
I& lueur faible et vadllante d'une raisèn qui , même dans l'homme
le plus heureuseiàfétlt âé , lé plus rëâéclii , né le rectifié , né s^étend
et ne se perfectionne que par Texpérience et le malheur ; deux
précepteurs qui, sans doute,. ne manqueront jamais à l'espace,
humaine , mais dont les grandes et instructives leçons sont plus
6u moins tafdivés pour chacun de nous. N.
(i) Demeure du baron d'Holbach. Ëdit'.
i56 SALOir DE 17*7'
en a pas un ok il n'y ait d^s choses de métier
supérieurement faites ; pasmi que je ne voulusse
ayoir; mais s'il fallait ou les^voir tous ou n'en
avoir aucun ^ j'aimerais mieux n'en avoir aucun.
Jugerons*-nous de l'art comme la multitude ? En
jugerons-nous comme d'un métier , comme d'un
talent purement mécanique ? L'appellerons-nous
la routine de bien ÎRire des pieds et des mains ,
une bouche^ un nez^ un visage^ une figure entière^
même de faire sortir cette figure de la toile ? Pren-
drons-nous les connaissances préliminaires de l'i-
mitation de Nature ^^ur la véritable imitation
de Nature? ou rapporterons-nous les productions
du peintre à leur vrai but ^ à leur vraie raison ?
Y a^-il pour les peintres une indulgence ^ . qui
n'est ni pour les poètes ni pour les m,usiciens? En
un mot ^ la peinture est-elle l'art de parler aux
yeux seulement ? ou celui de s'adresser au cœur
et à l'esprit , de charmer l'un , d^émouvoir l'autre,
par l'entremise des yeux? 0 mon ami! la plate
chose que des vei^s bien faits ! la plate chose que
de la musique bien faite ! la plate chose qu'un
morceau de peinture bien fait , bien peint f Con-
cluez concluez que La Grénée n'est pas le
peintre , mais bien maitre La, Grénée.
DIDEROT.
Est-ce que vous n'êtes pas las de tourner au-
tour de cet immense Salon ? Pour moi , les jambes
me rentrent dans le corps : passons sous la galerie
\
SALON DÉ 1767. i37
d'Apollon y oh il n'y a personne , nous nous repo*
serons là tout à notre aise y et je vous confierai
quelques idées qui me sont venues sur une ques-
tion assez importante.
GRIMM.
> Et quelle est cette importante question ?
biDEROT.
. L'influence du luxe sur les^ beaux-arts. Vous
conviendrez qu'ils ont tous merveilleusement em-
brouillé cette question.
# GRIMM.
• Merveilleusement.
DIDEROT.
Us ; ont vu que les beaux-arts devaient leur
naissance à la richesse. Ils ont vu que là même
cause qui les produisait , les fortifiait , les con-
duisait à la perfection ^ finissait par les dégrader^
les .abâtardir et les détruire ; et ils se sont divi-
sés ^n différents partis. Céux-<i nous ont étalé
les beaux-arts engendrés ^ perfectionnés y surpre-
nants; et en ont fait la défense du luxe ^ que ceux-
là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis , dé-
gradés , apauvris ^ avilis.
GRIMM.
Tandis que d'autres se sont servi du luxe et de
ses suites ^ pour décrier les beaux-arts ; et ce ne
sont pas les moins absurdes.
DIDEROT.
- Et dans cette nuit où ils s'entrebattaient....
ï58 SALQN DE 1767.
GRIMlf.
Les .agresseurs et l^s défenseurs «e soM porté
des coups si égniiK , qu'oa xie sait de quel côté l'a*
vantage est resté»
C'est qu'ils n'ont connu qu'une sorte de luxe.
s
^h i c'est de la politique . que tous roulez
faire.
DIDEROT. ^
Et pourquoi non ? Supposons qu'un prince aét
le bon esprit de sentir que tout yient de la terre
et que tout y retourne i qu'il accorde sa faveur
à l'agricultute / et qu'il cesse d'être le père et le
fauteur des grands usuriers.
€^RIH|l«
J'entends ; qu'il supprime les fermi^rs-géhé^
raux 9 pour avoir des peintres > des poètes > des
sculpteurs ^ des musicienSé Estr-ce c#U ?
^ DIDEROt.
. Oui , monsieur ^ et pour en avçiir de bons > et
les avoir toujours bons. Si l'agriculfure est la plud
favorisée des conditions y les hommes seront &k^
traînés où leur plus grand intérêt les poussera ;
et il n'y aura fi^ntaisie ^ passiim , préjuges y opi-
nions qui tiennent. La terre sera la mieux cuUIh
vée qu'il est possible ; ses prc^uclions dîversi^
fiées f abondantes ^ multipliées ^ amèneront la plus
grande richesse > et la plus grande richesse en-
SALON M 1767. lîg
gendrera le plus grand liue : car si Fon ne mange
pas For y à quoi servira-t-il y si ce n'est à multi-
plier les jouissances y ou les moyens infinis d'être
heureux 5 la poésie^ la peinture ^ la sculpture ^
la musique y leg glaces y les tapisseries y les do-
rures^ les porcelaines et les magots? Les peintres y
les poètes y les sculpteurs y les musiciens et la
foule des arts adjacents naissent de la terre. Ce
sont aussi les enfants de la bonne Cérès ; ejt je vous
réponds que partout où ils tireront leur origine
de cette sorte de luxe 9 ils fleuriront et fleuriront
à jamais.
GRIMIf.
V
. Vous II çroyeîs.
DIDEROT.
Je fais mieux 9 je le prouve ; mais auparayant »
permettez que je fasse une petite imprécation y
et que je dise ici du fond de mon cœur : Maudit
soit à jamais le premier qui tendit les charges
vénales.
Et celui qui éleva le premier l'industrie sur les
ruines de l'agriculture.
DIDEÀOT»
Amen.
GRIMll.
Et celui qui y après avoir dégradé l'agricul-
ture y embarrassa les échanges par toutes sortes
d'entraves.
ï4o SALON DE 1767.
DIDEROT.
Âmen.
GKIMM.
Et celui qui créa le premier les grands ezac-
leurs et toute leur innombrable famille.
' DIDEROT.
Amen.
^ GRIMIC.
Et celui qui facilita aux souverains insensés et
dissipateurs les emprunts ruineux.
DIDEROT.
Amen.
6RIMM.
Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre
les liens les plus sacrés qui les unissent^ par l'ap-
pât irrésistible de doubler , tripler ^ décupler
leurs fortunes. ' .
DIDEROT.
Amen. Amen; Amen. Au même moment oii la
nation fut frappée de ces différents fléaux ^ les
mamelles de la mère commune se desséchèrent ,
une petite portion de la nation regorgea de ri-
chesses p tandis que la portion nombreuse languit
dans l'indigence.
' 6RIMM.
L'éducation fut sans yue , sans aiguillon ^ sans
base solide^ sans but général et public.
DIDEROT.
L'argent avec lequel on put se procurer tout ^
SALON DE 17O7. 141
devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir
de Fargent; et quoi encore?- de Fargent. Quand
on en manqua , il fallut en imposer par les appa-
rences y et faire croire qu'on en avait.
oaiHH.
>
Et il naquit une ostentation insultante dans les
uns , et une espèce d'hypocrisie épidémique de
fortune dans les autres.
DIDEKOT.
C'est-àr^dire ime autre sorte de luxe ; et c'est
celui-là qui dégrade et anéantit les beaux-arts ,
parce que les beaux-arts , leur progrès et leur
durée demandent une opulence réelle , et que ce
luxe-ci n'est que le masque fatal d'une misère
presque générale 9 qu'il accélère et qu'il aggrave.
C'est sous la tyrannie de ce luxe que les talents
restent enfouis^ ou sont égarés. C'est sous une pa-
reille constitution que les beaux-arts n'ont que le
rebut des conditions subalternes; c'est sous un
ordre de choses aussi extraordinaire , aussi per-
vers ^ qu'ils sont ou subordonnés à la fantaisie et
aux caprices d'une poignée d'hommes riches , en-
nuyés 9 fastidieux , dont le goût est aussi corrompu
que les moeurs 9 ou abandonné à la merci de la
multitude indigente 9 qui s'efforce ^ par de mau-
vaises productions en tout genre , de se donner le
crédit et le relief de la richesse. C'est dans ce siè-
cle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme
aucune grande entreprise ^ . aucuns ' grands tra-
l4^ SALON DE 1767.
Taiix^ Tvexk qui sontieime les esprit» et éïète ks
aiMS. Cest alors que les grands artistes ne Ràis*-
sent point ^ ou sont obligea de s'avitir aow peine
de mourir de faim. C'est alors qu'il y a cent ta-
bleaux de chevalets pour une grande composition^
mfille portr»its pmir un mcureeau d'bistoire , que
les artistes médideres puUuletity et q«e la natioh
en regorge.
Que les^ Selle ^ les Bellanger^ le» Veiriot^ leâ
Brenet^ sont assis à «ôté des Chardin y des Vien et
desVemet,
N DIEU or.
El que leurs plats otnrrages CMnrrent les murs
d'un Salon.
GRlUMi
Et béttîs soient le» Belle ^ les BeUangery les
Vôsriot , les Brenet ^ les Bftawruis poètes y^ les mau^
irais peintres^ les mabuvais stataaircs^ les brocan-
teurs f le» bi^^otiers et les filles de joie«
DIDEROT.
Fort bioiry imm ami^ parce que ee so|it ces
gens^-là qui npua vatgent. C'est ht -veramne fjpaà
ronge et détruit nos Tampires , e% qui boqs re^
Tsrse goutte à goutte le sang d4»t ils nous oiié
puisés.
eaiiffM».
Et honni soit lemânistreqm s'aviserait au cen-
tre d'un sol, immease ek fécond de créer des lois
SALON DB 1767. ' 145
sômptaftires ; d'anéantir le luxe subsistant y au
lieu d'en susciter un autre des entrailles de la
terre.
Et d'arrêter aux barrières les productions des
arts, au lieu d*engendrer des artistes. Ce n'est
pas moi qui ai marché, c'est vous qui m'avez con-
duit; et s'il y a un peu de bonne logique dans ce
qui précède, il s'en suit, comme je jte disais au .
commencement , qu'il y a deux sortes de hiie ,
Pan qui naît de la richesse et de l'aisance géné-
rale , Fautre de l'ostentation et de la misère , et
que le premier est<àussi sûrement favorable à la
naissance et au progrès des beaUx-arts , que le se-
cond leur est nuisible ; et là dessus rentrons dans
le Salon ; et revenons à nos Belle , à nos Bellanger,
à nos Brenet et à nos Voiriot.
V
SATIRE CONTRE LE LUXE,
A la manière ds Perse.
Vous jeté» sur les diverses sociétés de Pespèce
hnmmne un regard si chagrin , que je ne connais
pl%is guère qu'kin moyen de vous contenter ; c'est
de ramener Fâge (For-. — Vous vous trompez. Une
vie consumée à sfoupirer aux piedis d^une bergère
n'est point du tout mon fèit. Je veux qtie l'homme
travjsiiHe. Je veux qu'il souffre. Sous un état de
nature qui irait au-devknt dé tous ses vœux , oùt
î44 SALON DE 1767.
la branche se courberait pour approcher le fruit
de sa main^ il serait fainéant ; et ^ n'en déplaise
aux poètes ^ qui dit fainéant ^ dit méchant. Et
puis , des fleuves de miel et de lait ! Le lait ne
ya pas aux bilieux comme moi ^ et le miel m'af-
fadit. — Dépôuillez-Tous donc j suives le conseil
de Jean-Jacques , et faites-vous sauvage. — Ce
serait bien le mieux. Là y du moins ^ il n'y a d'iné-
galité que celle qu'il a plu à la nature de mettre
entre ses enfants ; et les forêts ne retentissent pas
de cette variété de plaintes y que des maux sans
nombre arrachent à l'homme dans ce bienheureux
état de société. — Mais quoi! ces ntœurs si van-
tées de Lacédémone ne trouveront pas grâce au-
près de vous ? — Ne me parlez pas de ces moines
armés. — ^^Mais là cet or, ce luxe qui vous blesse^
ces repas somptueux ^ ces meubles recherchés. . » .
— Il n'y en a point , d'accord ; mais ces pauvres ,
ces malheureux ilotes , n'en avez-vous "point pi-
tié? La tyrannie d'un colon d'Amérique est moins
cruelle ; Ja condition du nègre moins triste. —
Qu'objeçterez-vous au siècle de Rpme pauvre ^ à
ce siècle où des hommes à jamais célèbres culti-^
vaient la terre de leurs mains, prirent leiiirs noms
des fruits , des fonctions agrestes qu'ils avaient
exercées, où le consul pressait le boeuf de son
aiguillon , où le casque et la lance, étaient dépo-
sés sur la borne du champ , et la courpnne du
triomphateur suspendue à la corne delà charrue?
4<
SALON DE 1767. 145
0 le beau temps ! que celui où la femtne dégue-
nillée du dictateur pressait le jpis de ses chèyres,
tandis que ses robustes enfants ^ là cognée sur
l'épaule y allaient dans la forêt voisine couper des
fagots pour Thivér Vous rieai; mais^ à votre
avis y la chaumière de QuiMus n'est*«lle pas plus
belle aux yeux de Fhonunè qui a quelque tact de
la vertu y que ces immenses galeries où l'infâme
Verres exposait les dépouilles de dix provinces
ravagées ? Allez vous enivrer chez LucuUus. Ap*-
plàudissez aux poèmes diyins de Virgile ; prome-
nez-vous dans une ville immense ^ où les chefs-
d'oeuvre de la peinture ^ de la sculpture et de
l'architecture suspendront à chaque pas vos re-
gards d'admiration; assistez aux jeux du Cirque ;
suivez la marche des triomphes ; voyez' des rois
enchaînés ; jouissez du doux spectacle de l'univers
qui gémit sous la tyrannie ^ et ipàrtagez tous les
crimes Jetons les désordres ^e son opulent op-
presseur. Ce n-est point là ma demeure. - — Je ne
sais plus en quel temps 9 sous quel siècle , en quel
coin de la terre vous placer. Mon ami y aimons
notre patrie ;. aimons nos coùtemporains ; sou-^
mettons-nous à un ordre de choses qui pourrait
par hasard être meilleur ou plus mauvais ; jouis-
sons dçs avantageas de notre condition. Si nous
y voyons des défauts ^ et il y en a sans doute >
attendons-en le remède de rexpérience et de la
sagesse dé nos maîtres; et i^esébhs ici. -- Rester
SlIiOMS. TOMS n. 10
I
^4^ . SALON DE 1767.
ici l moi l moi 1 y reste celui qui peut voir aree
patience un peuple qui se prétend civilisé y et I0
plus civilisé de la terre , mettre à l'encan Texer-
cice des fonctions civiles ; mon cœur se gonfle ,
et un jour de ma vie , nèn > un jour de ma vie , je
ne le passe pas saiis charger d'imprécations celui
i}ui rendit les charges vénales. Car ^'est de là ,
tmi , c'est de là et de la création des grands exac-
teurs y que sont découlés tous nos maux. Au mo-
ment où Ton put arriver à tout avec de Ter , oh
Voulut avoir de Tor; et le mérite, qui ne con-
duisait à rien ^ ne fut rien, il n'y eut plus aucune
éteiulation honnête. L'éducation resta sans aucune
base solide. Une mère , si elle l'osait ^dirait à son
fils : (cJVIon fila 5 pourquoi consumer vos yeux sur
«f des livres ? Pourquoi votre lampe a<4-elle brûlé
V toute la nuit ? Conserve-^oi ^ mon fils. Eh bien f
« tu veux aussi jremuer un jour l'urne qui con-
f< tient le sort de tes concitoyens $ tu la remueras.
«r Cette urne est en argent comptant au tcmd du
tt coffre-fort dé ton père, n Et où est l'enfiint qui
l'ignore? Au moment où une poignée de ooncus-
siounaires publics regorgèrent de^ richesses , ha*
kitèrent des palais, firent parade de leur hon-
teuse opulence , toutes les conditions furent con^
fondues ; il s'éleva une émulation foneste , une
lutte insensée et cruelle entre tous les ordres de
la société. L'éléphant se gonâa pour accroître sa
taille , le bœuf imita l'éléphant ; la grenouille
SALON DE X7Ô7. i47
eut W, même manie , qui rempata 4'eU# à Téle^
phaût; et, dan& ce mouveoi^ilt récip^Qqiie» les
trois animaux périrent : triste > mais image réelle
d'una nation abandapnée k uo luxe , symbole de
4a richesse des unjs, ^t ma3(iue.4e la B»i^ère igér
uérala du reste^ Si vous n'avez pas une ame de
bronze , dites dpnc av^ç moi ; élevez votre voix 9
dites : Maudit soit le pren^ier qui rendit les fouet-
tions publiques vénales ; maudit spit celui qui
irendit Tor l'idole de la nation ; maudit soit celui
qui créa la race détestable des grande eiacteurs;
maudit soit celui qui engendra ce foyer dVi!i sor-
tirent; cette ostentation insalento de richesse daii|5
les ujis, et cette hypçcpisie épidémique de for^
tune dans les autres > ms^idit soi,t celui 'qui con*-
.damna par coqtre-^coup le mérite à l'obscurité ,
^l qui dévoua la vertu et les moeurs au méprià.
D^ ce jour, voici le mot , le mot funeste qui re»-
tentit d'un bout à l'autre de la ^ciété : Sôyom,
ou paraissons riches. B^ c^ jour, la montre d'or
pendit au côté de l'ouvrière, à^qUi^son travail suf-
fisait à peine pour avoir du pain, Et quel f ut ie
prix de cette montre ? quel fut lé prix de ce veto-
ment de soie qui la couvre , et sous lequel je la
méconnais? Sa vertu ! sa vertu ! ses mœurs 1 Et
il en fut ainsi de toutes les autres cooditiona. OSn
rampa , on s'avilit , on se prostitua dans toutes
les conditions. Il n'y içut plus de distii^ction entre
les moyens d'^w^quérir, Hoiiiinétes , malhomiétes ,
10.
î48 SALON DE 176^.
tous furent bons. Il n'y eut plus de mesure dans
les dépenses. Le financier donna le tont^ que le
reste suivit. De là cette foule de mésalliances
que je ne blâme pas. Il était justeque des hommes,
ruinés par l'exemple des pères , allassent réparer
chez eux leurs fortunes , et se venger par le nié-
pris de leurs filles. Mais ces femmes méprisées ,
quelle fut leur conduite? Et ces.époux, à qui por-
tèrent-ils la dot de leurs femmes ? D'où vient cette
fureur générale de galanterie? Dites, dites , où.
a-t-elle pris sa source ? Les grands se sont ruiàés
par l'émulation du faste financier. Le reste s'est
perdu de débauche par l'imitation et l'influence
du libertinage des grands. Le luxe ruine le riche,
et redouble la misère des pauvres. De là la Êius-
seté du crédit dans tous les états. Confiez votre
fortune à cet homme qui se fait traîner dans un
ehar doré , demain ses terres seront ea décret;
demain ^ cet homme si brillant, poursuivi par ses
créanciers , ira mettre pied à terre au Fort-l'É-
véque(i)^ — Mais ne vous réjouissez-vous pas de
vvoir la débauche^ la dissipation, le faste, écrou-
ler ces masses énormes d'oc? C'eàt par ce moyen
qu^on nous ^ restitue goutte à goutte ce sang dont
nous sommes épuisés. Il nous revient par une
foule de mains occupées. Ce liixe, contre lequel
votis vous récriez ^ n'est-ce pas lui qui soutient le
eisean dans la main du statuaire^ la palette au
(i) Prison destinée aux -détenus pour dettes. Eort*..
SAhLON DE 1767. 149
pouce du peintre^ Ja nayette ?. . . . — Oui , beaucoup
d'ouvrages , et beaucoup d'ouvrages médiocres.
Si les mœurs sont corrompues , croyez-vous que le
goût puisse rester pur? Non , non y cela ne se peut :
et si vous le croyez , c'est que vous ignorez l'effet
de la vertu sur les beaux-arts. Et^ que m'impor-
tent vos Praxitèle et vos Phidias? que m'importent
vos Apelle? que m'importent vos poèmes divins?
que m'importent vos riches étoffes? si vous êtes
méchants^ si vous êtes indigents^ si vous êtes
jcorrompus. 0 richesse^ mesure de tout mérite!
ê luxe funeste^ enfant de la richesse ! tu détruis
tout , et le godt^ et les mœurs ; tu arrêtes la pente
la plus douce de la nature. Le riche craint de
multiplier ses enfants. Le pauvre craint de mul-
tiplier les malheureux. Les^ villes se dépeuplent.
On laiisse languir sa fille dans le célibat. Il fau-
drait sacrifier à sa dot un équipage y une table
somptueuse. On aliène sa fortune ^ pour doubler
son revenu : on oublie ses proches. A-t-on crié
dans les rues un édit qui promette un intérêt dé-
cuple à un capital ; l'enfant de la maison pâlit ;
l'héritier frémit ou pleure ; ces masses d'or qui
lui étaient destinées ^ vont se perdre dans le fisc
public y et avec elles TespéranCe d'une opulence
à venir. De là les hommes sont étrangers les uns
aux autres dans la même £simille. Eh ! pourquoi
des enfants aimeraient- ils ^ respecteraient - ils
pendant leur vie ^ pleureraient-ils quand ils sont
i5o SALON DE 1767.
ttiorts y des pères y des parents > des frères y des
proches, des amis qui ont tout fait pour leur
bien-être propre , rien pour le leur ? C'est bien
dans ce moment y ô mes amis y qu^il n'y a point
d't^mis ; ô pères y qu'il n'y a plus de pères; ô frères
et soeurs, qu'il n'y a ni frères ni soeurs ! — Voilà ,
«ins doute , un luxe pernicieux , et contre lequel
je TOUS permets à vous et à nos phiIosophe$ de se
récrier. Mais n'en est-il pas un autre qui se con-
cilierait avec les moeurs, la richesse, l'aisance, la
splendeur et la force d'une nation? — Peut-être.
O Cérès, les peintres, les poètes, les statuaires, les
tapisseries , les porcelaines , et ces magots mênie^
goût ridicule , peuvent s'ëlever d'entré tes épis.
Maîtres des nations , tendez la main à Cérès ; re-
levez ses autels. Cérès est la mère commune de
tout. Maîtres des nations, faites que vos campa*
gnes soient fertiles; soulagez l'agriculteur dn
poids qui l'écrase. Que celui qui vous nourrit
puisse vivre ; que celui qui donne du lait à vois
enfants ait du pain ; que celui qui vous vêtit îie
soit pas nu. L'agriculture , voilà le fleuve qui
fertilisera votre Empire. Faites que les échanges
se multiplient en cent manières diverses. Vous
n'aurez plus une poignée de sujets riches , vous
aurez une nation riche. — Mais, dites-moi, à quoi
bon la richesse, sinon à multiplier nos jouis-
sances ? et ces jouissances multipliées ne donne-
ront-elles pas naissance à tous les arts du luxe ?
■i
SALON DE 1767. l5i
-^ Mais ce liixe sera le signe d'une opulence gé*
nérale 9 et non le masque d'une misère commune.
Maîtres des nations ^ ôtez à l'or son caractère re*
présentatif de tout mérite. Abolissez la vënalité
des charges. Que celui qui a de l'or puisse avoir
des palais ^ des jardins , des tableaux^ des statu^^
des Tins délicieux , de belles femmes; mais qu'il
ne puisse prétendre sans mérite à aucune fonction
honorable dans l'État; et vous aurez des citoyena
éclairés y des sujets vertueux. Vous avez attaché
des peines aux crimes ; attachez des récompenses
à la vertu ; et ne redoutiez , pour la durée de vos
Empires 9 que le laps des temps^ Le destin qui
règle le monde ^ veut que tout passe. La condition
la plus heureuse d'un homme 5 d'un État , a son
t|3rme. Tout porte en soi un germe secret de des-
truction. L'agric^l^ire ^ cette bienfaisante agri*
culture j engend^R commerce ^ l'industrie et la
richesse. La richesse engendre /la population ;
l'extrêuva population divise les fortunes; les for-
tunes divisées restreignent les sciences et les arts
à Futile. Tout ce qui o'e&t pas utile est dédaigné.
L'emploi du temps eat trop précieux pour le per**
dre à des spéculations oisives. Partout oii vouf
verrez une poigaée de terre recueillie dans la
plaine 9 portée dans un panier d'osier ^ aller cou-
vrir la pointe nue d'un rocher^ et l'espérance d'un
épi , l'arrêter là par une claie ^ soyez sAr que vous
verrez peu de grands édifices^ peu de statues,
V
i5:i SALON DE 1767.
que vous trouverez peu d'Orphces , que vous en-*
tendrez peu de poèmes divins. ... Et que m'im-
portent ces monuments fastueux ? Est-ce là le bon-
heur? La vertu ^ la vertu ^ la sagesse^ les mœurs ,
Famour des enfants pour les pères ^ l'amour des
pères pour les enfants ^ la tendresse du souverain
pour ses sujets^ celle des sujets pour le souve-
rain y les bonnes lois , la bonne éducation ^ l'ai-
sance générale; voilà , voilà ce que j'ambitionne-
— Enseignez-moi la contrée où l'on jouit de ces
avantages , et j'y vais , fiit-ce la Chine. — Mais
là.... — Je vous entends. Astuce^ mauvaise foi ,
nulle grande vertu , nul héroïsme ^ une foule de
petits vices , enfants de l'esprit économique et de
la vie contentieuse. Là^ le ministère sans cesse
occupé à prévenir la perfidie des saisons ; là ^ le
particulier à pourvoir de blfiMn grenier. Nulle
chimère de point d'honneur. iFfàut l'avouer. —
Où irai-je donc? Où trouverai^je un état de bon-
heur constant ? Ici^ un luxe qui manque la^misère f
là^ un luxe qui ^ né de l'abondance^ ne produit
qu'une félicité passagère. Où faut-il que je naisse
ou que je vive ? Où est la demeure qui me pro-
mette et à ma postérité un bonheur durable ? --*
Allez où les maux portés à l'extrême vont jamener
un meilleur ordre de choses. Attendez que les
choses soient bien ^ et jouissez de ce moment. —
Et ma postérité ? — Vous êtes im insensé. Vous
voyez trop loin. Qu'étîez-vous il y a quatre siècles
SALON DE 1767. i55
pour vos aïeux. Rien. Regardez ayec le même œil
des êtres à Tenir qui sont à la même distance'de
•vous. Soyez heureux. Vos arrière-neveux devien-
dront ce qu'il plaira au destin ^ qui dispose de
tout. Dans l'Empire^ le ciel suscite un maître
qui amende ou qui détruit ; dans le siècle des
races ^ un descendant qui relève ou qui renverse.
Voilà l'arrêt immuable de la nature. Soumettez-
vous-y.
BELLE.
36. l'arghaivge michel^ vainqueur des anges
REBELLES.
Ta-blean de neuf pieds de haut sur six pieds de large.
Ce tableau n'y était pas ^ et tant mieux pour
l'artiste et pour nous. L'artiste Belle n'était pas
bastant pour une composition de cette nature ,
qui demande de la verve , de la chaleur , de l'i-
magioation y de la poésie. Belle ^ peintre de batail-
les célestes^ rival de Milton ! Il n'a pas dans sa
tête ,1e premier trait de la figure de rarchange ,
ni son mouvement, ni le caractère àngélique,
ni l'indignation fondue avec la noblesse , ni la
grâce , l'élégance et la force. Il y a long-temps
qu'il n'est plus, celui qui savait réunir toutes ces
choses. C'est Raphaël. Et Jes anges rebelles, com-
ment les aurait-il désignés? surtout s'il n'avait
pas voulu en faire , à l'imitation de Rubens , des
- #
/
ï54 SAL,ON DE 1767.
espèces de montres y moitié • hommes ^ moitié
serpents ^ vilains^ absurdes y hideux y dtégoûtants*
L'artiste ou le comité académique y e% excluant
d^ Salon la composition de Belle ^ a fait sagement»
Il y avait déjà un assez bon nonibre de mauvais
tableaux sans celui-là. Ceux qui ont été assez
bêtes pour aller demander à Belloi un morceau
de cette importance y seront yraisemblablement
assez bétes pour admirer sa besogne. Laissons-
les s'extasier en paix. Ils sont heureux , peut-être
plus heureux devant le barbouillage de Belle y
que vous et moi devant le chef-d'œuvre du Guide
et du Titien. C'est un mauvais rôle que celai
d'ouvrir les yeux à un amant sur les défauts de
sa maîtresse. Jouissons plutôt du ridicule de son
ivresse. Le comte, de Creutz^ nôtre ami ^.^e met
tQUs les matins à genoux devant VAdoni» de Ta-
ravél:^ et Denis Diderot^ votre ami^ devant une
Cléopdtre de madame Therbouche. Il faut en
rire.— En rire, et pourquoi? Ma Cléopatre est
vraiment fort belle y et je pense bien que le comte
de Creutz en dit autant de son Adonis; tous les
deux amusants pour vous y nous le sommes en-*-
core y le comte et moi y l'un pour l'autre. Si nous
pouvions y par \m tour de, tètç original ., voir les
hommes en scène y prendre le monde pour ce qu'il
est 9 un théâtre y nous nous épargnerions bien des
moments d'humeur.
SALON DE 1767. i55
BACHELIER.
57. vncttÉ txrûsvÉx do rochek par ias zéPHtiu.
Tableau de quatre pieds sur troif .
Ce tableau n'y était pas non plus ; et je repé-
terai y tant mieux pour l'artiste et pour nous.
Voilà un assez bon artiste perdu sans ressource.
Il a dépose le titre et les fonctions d'académi-
cien , pour se faire maître d'école ; il a préféré
l'argent à l'honneur ; il a dédaigné la chose pour
laquelle il avait du talent , et s'est entêté de celle
pour laquelle il n'en avait point. Ensuite il a dit :
Je Veux boire , manger , dormir , avoir d'excel-
lents vins f des vêtements de luxe ^ de jolies
femmes; je méprise la considération publique...
Mais y M. Bachelier ^ le sentiment de l'immortd-
lité? — Qu'est-ce que cela? je ne vous entends
pas. — Le respect de la postérité ? -— Le res-
pect de ce qui n'est pas ? je ne vous entends pas
davantage. —-M. Bachelier, vous avçz raison,
c'est moi qui suis un sot. On ne donne pas ces
idées à ceux qui ne les ont pas. C'est une manie
qui n'est pas trop rai'e , que celle de repousser
la gloire qui se présente , pour Courir après celle
qui nous fuit. Le philosophe veut faire des vers ,
et il en fait de mauvais. Le poète veut trancher
du philosophe , et il fait hausser les épaules à
tcelui-ci. Le géomètre ambitîofine la réputation
i56 SALON DE 4767-
de littérateur, et il reste me'diocre. L'homme
de lettres s'occupe de la quadrature du cercle ,
et il sent lui-même son ridicule. Falconet veut
savoir le latin comme moi. Je veux me connaître
en peinture comme ]ui; et de tous côte's on ne
voit que l'adage asinus ad lyram y ou des Baclie-
lier à l'histoire.
CHARDIN.
38. DEUX TABLEAUX REPRÉSENT AI7T DIVERS INSTRUMElfTl)
DE MUSIQUE.
Us ont eiiriron ^atre pieds six pouces de large, sur trois pieds d«
haut. Ils sont destines pour les appartements de Bellevue.
Commençons par dire le secret de celui-ci.
Cette indiscrétion sera sans conséquence. Il place
son tableau devant la Nature y et il le juge mau-
vais y tant qu'il n'en soutient pas la présence.
Ces deux tableaux sont très-bien composés. Les
instruments y sont disposés avec goût. Il y a ^ dans
ce^ désordre qui les entasse , une sorte de verve^
Les effets de Fart y sont préparés à ravir. Tout y
est , pour la forme et pour la couleur ^ de la plus
grande vérité. C'est là qu'on apprend comment
on peut allier la vigueur avec l'harmonie. Je pré-
fère celui oii l'on voit des timbales ; soit que ces
objets y forment de plus, grandes masses ^ soit
que la disposition en soit plus piquante. L'autre
passerait pour umchef-d'oeuvre y sans son pendant.
SALON DE 1767. i57
Je sa»[ùr que 9 lorsque le temps aura éteint
Féclat^^ peu dur et cru des couleurs fraîches 9
ceux mil pensent que Chardin faisait encore mieux
auwtbis , changeront d'ayis. Qu'ils aillent rcToir
ce#ouTrages , lorsque le temps les aura peints,
dis autant de Vernet , et de ceux qui préfèrent
ts premiers tableaux à ceux qui sortent de dessus
5a palette,.
Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à
I douze ans du moment où ils peignent ; et ceux
fqui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeu-
nes artistes , qui s'en vont copier servilement à
Rome des tableaux faits il y a cent cinquante ans.
Ne soupçonnant pas l'altération que le temps a
faite à la couleur , ils ne soupçonnent pas davan-
tage qu'ils ne verraient pas les morceaux des Car-
raches> tels qu'ils les ont sous les yeux ^ s'ils
avaient été sur le chevalet des Carraches , tels
qu'ils les voient. Mais qui est-ce qui leur appren-
dra à apprécier les eflPets du temps ? Qui est-ce
qui les garantira de la tentation de faire demain
de vieux tableaux 9 de la peinture du siècie passé»?
Le bon sens et l'expérience. r*
Je n^ignore pas que les modèles de Chardin ^
les natures inanimées qu'il imite ^ ne changent ni
de place , ni de couleur , ni de formes ; et qu'à
perfection égale 9 un portrait de La Tour (i) a
pliis de mérite qu'uç morceau du genre de Char-
(1) Peintre au pastel. Ëdit". '
ê
/
148 ^ SALON DE 1767.
tous furent bons. Il n'y eut plus de mesure dans
les dépenses. Le financier donna le tont^ que. le
l'esté suivit. De là cette foule de mésalliances
quejene blâme pas. Il était justçque des hommes,
ruinés par l'exemple des pères , allassent réparer
chez eux leurs fortunes , et se venger par le mé-
pris de leurs filles. Mais ces femmes méprisées ,
quelle fut leur conduite? Et ces.époux, à qui por-
tèrent^ils la dot de leurs femmes? D'où vient cette
fureur générale de galanterie? Dites ^ dites , oh
a-t-elle pris sa source ? Les grands se sont ruinés
par l'émulation du faste financier. Le reste s'est
perdu de débauche par l'imitation et l'influence
du libertinage des grands. Le luxe ruine le riche,
et redouble la misère des pauvres. De là la faus-
seté du crédit dans tous les états. Confiez votre
fortune à cet homme qui se fait traîner dans un
ehar doré , demain ses terres seront en décret ;
demtiin , cet homme si brillant^ poiirsuivi par ses
créanciers , ira mettre pied à terre au Fort-l'É-
véque(i)^ — Mais ne vous réjouissez-vous pas de
voir la débauche, la dissipation > le faste, écrou-
ler ces masses énormes d'or? C'eàt par ce moyen
qu^onigious. restitue goutte à goutte ce sang dont
nous sommes épuisés. Il nous revient par une
foxfcle de mains occupées. Ce luxe, contre lequel
vous vous récriez , n'est-ce pas lui qui soutient le
ciseau dans la main du statuaire, la palette au
(i) Prison destinée aux "détenus pour dettes. Eorr*..
SA4L0N DE 1767. ^49
pouce du peintre^ )a navette ?. . • . — Oui , beaucoup
d'ouvrages , et beaucoup, d'ouvrages médiocres.
Si les moeurs sont corrompues , croyez-vous que le
goût puisse rester pur? Non , non , cela ne se peut :
et si vous le croyez, c'est que vous ijgnorez l'effet
de la vertu sur les beaux-arts. Et, que m'impor-
tent vos Praxitèle et vos Phidias? que m'importent
vos Apelle? que m'importent vos poèmes divins?
que m'inapoiiient vos riches étoffes? si vous êtes
méchants , si vous êtes indigents , si vous êtes
jporrompus. 0 richesse, mesure de tout mérite!
â luxe funeste , enfant de la richesse ! tu détruis
tout , et le goût, et les moeurs; tu arrêtes la pente
la plus douce de la nature. Le riche craint de
multiplier ses enfants. Le pauvre craint de mul-
tiplier les malheureux. Les' villes se dépeuplent.
On laisse languir sa fille dans le célibat. Il fau-
drait sacrifier à sa dot un équipage , une table
somptueuse. On aliène sa fortune , pour doubler
son revenu : on oublie ses proches. A-t-on crié
dans les rues un édit <[ui promette un intérêt dé-
cuple à un capital; l'enfant de la maison pâlit;
l'héritier frémit ou pleure ; ces masses d'or qui
lui étaient destinées , vont se perdre dans le fisc
public , et avec elles l'espérance d'une opulence
à venir. De là les hommes sont étrangers les uns
aux autres dans la même famille. Eh ! pourquoi
des enfants aimeraient -ils, respecteraient -ils
pendant leur vie , pleureraient-ils quand ils sont
I
i5o SALON DE 1767.
fiOLorts , des pères , des parents , des frères , des
proches 9 des amis qui ont tout fait pour leur
bien-être propre , rien pour le leur ? C'est bien
dans ce moment , ô mes amis , quHl n'y a point
d'omis ; ô pères , qu'il n'y a plus de pères; ô frères
et soeurs, qu'il n'y a ni frères ni sœurs ! — Voilà ,
tons doute , un luxe pernicieux , et contre lequel
je vous permets à vous et à nos philosophe^ de se
récrier. Mais n'en est-il pas un autre qui se con-
cilierait avec les mœurs, la richesse, l'aisance, la
splendeur et la force d'une nation? — Peut-être.
O Cérès, les peintres, les poètes, les statuaires, les
tapisseries , les porcelaines , et ces magots même,
goût ridicule , peuvent s'élever d'entré tes épis.
Maîtres des nations , tendez la main à Cérès ; re-
levez ses autels. Cérès est la mère commune de
tout. Maîtres des nations , faites que vos campa-
gnes soient fertiles; soulagez l'agriculteur du
poids qui l'écrase. Que celui qui vous nourrit
puisse vivre ; que celui qui donne du lait à vos
enfants ait du pain ; que celui qui vous vêtit ne
soit pas nu. L'agriculture , voilà le fleuve qui
fertilisera votre Empire. Faites que les échanges
se multiplient en cent manières diverses. Vous
n'aurez plus une poignée de sujets riches , vous
aurez une nation riche. — Mais, dites-moi, à quoi
bon la richesse , sinon à multiplier nos jouis^
sances ? et ces jouissances multipliées ne donne-
ront-elles pas naissance à tous les arts du luxe ?
SALOW DE 1767. l5i
-^ Mais ce luxe sera le signe d'uoe opulence gé-
nérale y et non le masque d'une Inisère commune*
Maîtres des nations , ôtez à Tor son caractère re-
présentatif de tout mérite. Abolissez la vénalité
des charges. Que celui qui a de l'or puisse avoir
des palais , des jardins y des tableaux > des statut,
des vins délicieux 9 de belles femmes; mais qu'il
ne puisse prétendre sans mérite à aucune fonction
honorable dans l'État^ et vous aurez des citoyens
éclairés y des sujets vertueux. Vous avez attaché
des peines aux crimes ; attachez des récompenses
à la vertu; et ne redoutiez, pour la durée de vos
Empires 9 que le laps des tiemps^ Le destin qui
règle le monde ^ veut que tout passé. La condition
la plus heureuse d'un homme 5 d'un £tat^ a son
t^rme. Tout porte en soi un germe secret de des-
truction. L'agr ic^ltore , celte bienfaisante agri*
culture y eugend^R commerce y l'industrie et la
richesse. La richesse engendre /la population ;
l'extrên^ population divise les fortunes ; les for*
tunes divisées restreignent les sciences et les arts
à l'utile. Tout ce qui n'e&t pas utile est dédaigné*
L'emploi du temps est trop précieux pour le per-
dre à des spéculations oisives. Partout oii v6u«
verrez une poigmée de terre recueillie dans la
plaine^ f>ortée dans un panier d'osier^ aller cou-
vrir la pointe nue d'un rocher, et l'espérance d'un
épi , l'arrêter là par une claie, soyez sur que vous
verrez peu de grands édifices, peu de statues,
i5a ^ALON DE 1767.
que TOUS trouverez peu d'Orphëes , que tous en-'
tendrez peu de poèmes diTins.... Et que m'im—
portent ces monuments fastueux ? Est-ce là le bon-
heur? La Tcrtu , la Tertu, la sagesse^ les moeurs ,
Famour des enfants pour les pères y l'amour des
pères pour les enfants ^ la tendresse du souTerain
pour ses sujets > celle des sujets pour le souve-
rain ^ les bonnes lois ^ la bonne éducation , l'ai-
sance générale; Toilà , Toilà ce que j'ambitionne.
— Enseignez-moi la contrée où l'on jouit de ces
ftTantages , et j'y Tais , fût-ce la Chine. — 'Mais
là.... — Je TOUS entends. Astuce ^ mauTaise foi ^
nulle grande Tortu , nul héroïsme , une foule de
petits Tices , enfants de l'esprit économique et de
la Tie contentieuse. Là^ le ministère sans cesse
occupé à préTepir la perfidie des saisons ; là ^ le
particulier à pourToir de bl|M|n grenier. Nulle
chimère de point d'honneur. TTfàut l'aTOuer. —
Où irai-je donc? Où trouTcrai-je un état de bon-
heur constant? Ici^ un luxe qui majsque la misère;
là ^ un luxe qui , né de l'abondance ^ ne produit
qu'une félicité passagère. Où faut-il que je naisse
ou que je TiTO ? Où est la demeure qui me pro-
mette et à ma postérité un bonheur durable ? — »
Allez où les maux portés à l'extrême Tont jamener
un meilleur ordre de choses. Attendez que les
choses soient bien ^ et jouissez de ce moment. —
Et ma postérité ? — Vous êtes un insensé. Vous
Toyez trop loin. Qu'étiez-Tous il y a quatre siècles
SALON DE 1767. i55
pour vos aïeux. Rien. Regardez ayec le même œil
des êtres à venir qui sont à la même distance^de
TOUS. Soyez heureux. Vos arrière-neveux devien-
dront ce qu'il plaira au destin ^ qui dispose de
tout. Dans l'Empire ^ le ciel suscite un maître
qui amende ou qui détruit ; dans le siècle des
races ^ un descendant qui relève ou qui renverse.
Voilà l'arrêt immuable de la nature. Soumettez-
vous-y.
BELLE.
56. l'archange MICHEL^ VAINQUEUR DES ANGfiS
REBELLES.
Tableau de neuf pieds de haut sur six pieds de large.
Ce tableau n'y était pas y et tant mieux pour
l'artiste et pour nous. L'artiste Belle n'était pas
bastant pour une composition de cette nature ,
qui demande de la verve , de la chaleur , de l'i-
magioation ^ de la poésie. Belle ^ peintre de batail-
les célestes 9 rival de Milton ! Il n'a pas dans sa
tête ,1e premier trait de la figure dé Farchange ,
ni son mouvement y ni le caractère àngélique ,
ni l'indignation fondue avec la noblesse , ni la
grâce , l'élégance et la force. Il y a long-temps
qu'il n'est plus^ celui qui savait réunir toutes ces
choses. C'est Raphaël. Eties anges rebelles^ com-
mient les aurait-il désignés? surtout s'il n'avait
pas voulu en faire ^ à l'imitation de Rubens , des
- »
t64 SALON DE 176^.
grand peintre que lui; mais> si Vek*net vous eût
appris à mieux Yoir la nature ^ la nature ^ de son
côté> Yous eût appris à bien voir Vernet. — ^ Mais
,Veniet ne sera toujours que Vernet, un homme»
-— Ety par cette raison, d'autant plus étonnant,
^t son ouvrage d'autant plus digne d'admiration ;
c':est sans contredit une grande chose que cet uni-
vers; mais, quand je le compare avec l'ënei^ie
de la cause productrice, si j'avais à m'émerveiUer,
c'est que son œuvre ne âoit pas plus belle et plus
parfaite encore. C'est tout le contraire, lorsque je
pense à la faiblesse de l'homme , à ses pauvres
moyens , aux embarras et à la courte durée de sa
vie , et à certaines choses qu'il a entrepriises et
exécutées. * L'abbé , pourrait-on vous faire une
question ? c'est d'une olontagne dont le sommet
parait toucher et soutenir le ciel , et d'une pyra-
mide seulement de quelques lieues de base, dont
la cime finirait dans les nues; laquelle vous frap«
perait le plus? Vous hésitez. C'est la pyramide «
mon cher abbé ; et la raison , c'est que rien n'é-
tonne de la part de Dieu , auteur de la montagne,
^ et que la pyramide est un phénomène incroyable
de la part de l'homme.
Toute cette conversation se faisait d'une .mà^
nière £»rjt interrompue. iLa beauté du site nous
tenait alternativement suspendus d'admiration.
Je parlais sans trop m'entendre; j'étaiaécputé avec
la !méme distraction. D'ailleurs, les jevnes dis-
SALON DE 1767. i65
ciples de Fabbé couraient d0 droite et de gauche^
graTÎssaient suf les rochers , et leur instituteur
craignait toujours^ ou qu'ils ne s'égarassent^ ou
qu'ils ne se précipitassent ^ on quHls n'allassent se
noyer dans l'étang. Son avis était de les laisser«la
prochaine fois à la maison ; mars ce n'était pas le
mien.
J'inclinais à demeurer dans cet endroit , et à y
passer le reste de la journée ; mais l'abbé m'assu-
rant que la contrée était assez riche en pareils
sites^ pour que nous pussions mettre un peu moins
d'économie dans nos plaisirs^ je me laissai con-
duire ailleurs ; mais ce ne fut pas sans retourner
ta tête de temps en temps.
Les enfants précédaient leur instituteur^ et moi
je fermais la marche. Nous allions par des sentiers
étroits et tortueux^ et je m'en plaignais un peu à
l'abbé; mais lui, se retournant > s'aï'rêtânt subi-
tement devant moi ^^et me regardant en face^ me
dit avec exclamation : * Monsieur , l'ouvrage de
l'homme est quelquefois plus admirable que l'ou-
vrage d'un Dieu? — Monsieur l'abbé, lui répop-
dîs-je, avez-vous vu V Antinous^ la f^énus de
Médicis^ la Vénus aux Belles-fesses ^ et quelques
autres antiques? — Oui. — Avez-vous jamais ren-
contré «dans la nature des figures aussi belles;
aussi parfaites que celles-là ?— Non , je l'avoué.
— Vos petits élèves ne vous ont-ils jamais dit un
mot qui vous ait causé plui9 d'admiration et dJB
\
j66 SALOW de 176?.
plaisir que la sentence la plus profonde^e Tacite?
-— Cela est quelquefois arrivé. — Et pourquoi
cela? — Cest que j'y prends un grand intérêt;
c'est qu'ils m'annonçaient par ce mot une grande
seipsibilitë d'ame^ une sorte de pénétration , une
justesse d'esprit au-dessus de leur âge. — L'abbé^
à l'application. Sij^ayais là un boisseau de déS ,
^ue je renversasse ce boisseau , et qu'ils se tour-
nassent tous sur le même points ce phénomène
vous étonnerait-il beaucoup? — Beaucoup. -^ Et
si tous, ces dés étaient pipés ^ le phénomène vous
étonnerait-il encorç? — Non.— L'abbé, à l'appli^
cation. Ce monde n'est qu'un amas de molécules
pipées en une infinité de manières diverses. Il y a
une loi de nécessité qui s'exécute sans dessein ,
sans efibrt, sans intelligence > sans progrès^ sans
résistance dans toutes les oeuvres de Nature. Si
l'on inventait une machine qui produisît des ta-
bleaux tels que ceux de Raphaël p ces. tableaux
continueraient-ils d'être beaux? — Non. -—Et la
machine ? lorsqu'elle serait commune , elle ne se-
rait pas plus Jbelle que les tableaux. —• Mais, d'à-,
près vos principes , Raphaël n'est-il pas lui-même
cette machine à tableaux.... — Il est vrai. Mais la
jnachine Raphaël n'a. jamais été commune^ m^tis
les ouvrages de cette machine ne sont pas aussi
communs que les feuilles de chêne ; mais par vune
pente naturelle et presque invincible;, nou^ sup-
posons à cette machine u^e vnloDté^ une iiitelU-
SALON DE 1767. 167
gCBce, ua dessein , une lUiertë. Supposez Raphaël
éternel , immobile devant la toile , peignant né-
eessairemmt et sans cesse* Multipliez de toutes
parts ées machines imitatives. Faites -naître les
tableaux dans la nature y comme les plantes , les
arbres et les fruits qui leur serviraient de mo-^
dèles ; et dites-^moi ce que deviendrait votre ad-
miration. Ce bel ordre qui vous enchante dans
l'univers ne peut être autre qu'ikest. Vous n'en
connaissez qu'un ^ et c'est celui que vous habitez;
vous le trouvez alternativement beau ou laid>
selon que vous coexistez avec lui d'une manière
agréable oi| pénible. Il serait tout autre ^ qu'il
serait également beau ou laid pour ceux qui
coexisteraient d'une manière agréable pu pénible
aveo lui^ Mn habitant de Saturne , transporté sur
la terre 9 sentirait ses poumons déchirés^ et pé-^
rirait en maudissant la nature. Un habitant de
la terre 9 transporté dans Saturne 9 se sentirait
éioufie y suffoqué , et périrait en maudissant la
Qtitare J'en étais là^ lorsqu'un vent d'ouest,
balayant la campagne , nous enveloppa d'un épais
tourbillon de poussière. L'abbé en demeura quel-
que temps aveuglé; tandis qu'il se frottait les,
paupières y j'ajoutai : Ce tourbillon qui ne vous
semble qu'un chaos de molécules dispersées au
hasard ; eh bien 1 cher abbé, ce tourbillon est tout
ay«M paj*£aiten^eiit ordonné que le monde; et j'al-
lais l«len donner des preuves ^ qu'il n'était pas
i68 SALON DE 1767.
trop eu état de goûter, lorsqu'à l'aspect d'nnuou*^
Teau site, non moins admirable que le premier,
ma voix coupée , mes idées confondues, je restai
stupéfait et muet.
*
Deuxième site. C'était, à droite, des montagnes
couvertes d'arbres et d'arbustes sauvages , dans
l'ombre, comme disent les voyageurs; dans la
demi-teinte , c^mme disent les artistes^ Au pied
de ces montagnes , un passant que nous ne voyions
que par le dos , son bâton sur L'épaule , son sac
suspendu à son bâton, se bâtait vers, la route
même qui nous avait conduits. U fallait qu'il t&t
bien pressé d'arriver , car la beauté du lieu ne
l'arrêtait pas. On avait pratiqué sur la rampe
de ces montagnes une espèce de chemin assez
large. Nous ordonnâmes à nos enfants de s'asseoir
et de nous attendre. Le plus jeune eut pour tâcbe
deux fables de Phèdre à apprendre par coeur, et
l'aîné l'explication du premier livre des Géorgi-
ques à préparer. Ensuite nous qous mîmes à grin^
per par ce chemin difficile ; vers le sommet, nous
aperçûmes un paysan avec utte voiture couverte.
Cette voiture était attelée de bœufs. U descendait,
et ses animaux se prêtaient, de crainte -que la
voiture ne s'accélérât s^ir eux. Nous les laissâmes
derrière nous , pour hciùs enfoncer dans un loin^
tain , fort au-delà des montagnes que nous avions
grimpées et qui nîbus te dérobaient. Après une
SALON DE 1767. 169
marche assez langue ^ nous nous trouvâmes sui^
une espèce de pont ^ une de ces fabriques de bois^,
halrdies y et telles que le génie y l'intrepiditë et le
besoin des hommes en ont exécutées dans quel-
ques^ pays montagneux^ Arrêtés là y je promenai
mes regards autour de moi , et j'éprouvai un plai-
sir accompagné de frémissement. Comme mon
conducteur aurait joui de la violencç de m6|i
étoimement y .sans la douleur d'un de ses yeux
qui était resté roùge et larmoyant ! Cependant
il me dit d'un ton ironique : <( Et Loutherbourg 9.
et Vernet, et Claude Lorrain? » Devant moi,
conime du sommet d'un précipice y j'apercevais
les deux côtés y le milieu y toute la scène impor
santé que je n'avais qu'entrevue du bas des mon-
tagnes. J'avais à dos une campagne immense qui
ne m'avait été annoncée que par l'habitude d'ap-
précier les distancés entre des objets interposés.
Ces arches y que j'avais en face il n'y a qu'un mo-
ment ^ je les avais sous nies pieds. Sous ces arches
descendait à grand bruit un large torrent; ses
eaux intérrompu(es y . accélérées y se hâtaient vers
la plage du site la plus profonde. Je ne pouvais
m'arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d'ef-
froi. Cependant je traverse cette longue fabrique^
et me voilà sur la cime d'uiie chaîne de monta-r
gnes parallèles aux premières. Si j'ai le courage
de descendre cellesrlà y elles me conduiront au
coté gauche de ila scèja^^ dont j'aiirai fait tout le
I
^"/O SALON DU 1767.
tour. Il est Trai que j'ai peu d^espace à traV^rscTy
pour éditer l'ardeur du soleil et Toyager dans
l'ombre; car la lumière vient d'au-delà de Im
chaioe de montagnes dont j'occupe le sommet^ e€
^i forment, avec celles que j'ai quittées, un am-
phithéâtre en entonnoir, dont le bord le plus éloi-
gné , rompu , brisé , est remplacé par la fabrique
de bois qui unit les cimes des deux chaînes de
montagnes. Je vais, je descends, et après un^
i^oute longue et pénible à travers des ronces , des
épines , des plantes et des arbustes touffus ^ me
voilà au côté gauche de la scène. Je m'avance le
long de la rive du lac forme par les eaux du tor-
r^it, jusqu'au milieu de la distance qui sépare
les deux chaînes ; je regarde , je vojis le pont de
bois à une hauteur et dans un éloignement prodi-
gieux. Je vois depuis ce pont, les eaul^ du torrent
arrêtées dans leur coui'S par des espèces d,e ter-
rasses naturelles ; je les vois tomber en autant de
nappes qu'il y a de terrasses , et former une mer-
veilleuse cascade. Je les vois arriver à mes pieds ,
s^étendrc et remplir un vaste bassin. Un hrail
éclatant me fait regarder à ma gauche, c'est ce-
lui d'une chute d'eaux qui s'échappent d'entre des
plantes et des^rbustes qui couvrent le haut d'une
roche voisine , et qui se mêlent , en tombant , aux
eaux stagnantes du torrent. Toutes ces muasses de
roches, hérissées de plantes vers ietirs sommets ,
sont tapissées i leur penchant de la mousse la plus
i
SALON OB 1767. 17*
Inerte et la plu9 doucet Plas près de moi , presque
aa pied des montagoes de la gauche , s'ouTre une
large caTerne obscure; Mon imagination ëchauf-
£j^ pla<:e à l'entrée de cette caverne une jeune fille
qui en sort^iTec un jeune homme; elle a couvert
>8es yeux de sa main libre , comme si elle crai-
gnait de revoir la lumière ^ et de rencontrer les
regards du jeune homme* Mais si ces personnages
n'y étaient pas , il y avait proche de moi ^ sur la
rive du grand bassin^ une femme qui se reposait
j avec son chien à côté d'elle > en suivant la ménle
1 rive , à gauche^ sur une petite plage plus élevée^
un groupe d'hommes et de femmes , tel qu'un
peintre intelligent l^urait imaginé ; plus loin, un
paysan debout. Je le voyai^ de face , et il me pa^
raiasait i^idiquer de la main la route à quelque
habitant d'un canton éloigiié. J'étais immobile ,
mes regards erraient sans s'arrêter sur aucun
objet ; me)S bras toinbaient à mes côtés. J'avais la
botiche entr'ouverte. Mon conducteur respectait
mon admiration et mon silence. Il était aussi
heureux^ aussi vainque s'il eût été le propriétaire
ou m^me le créateur de ces merveilles. Je ne vous
dirai point quelle fut la durée de mon enchanta
ment. L'im^mobilité des êtres , la solitude d'un
lieu , son silence profond , suspendent le temps ;
il n'y en a plus» Rien ne le. mesure; l'homme dci-
Tient comme étemel. Cependant par un tour de
tête bizarre ^ comme j'en ai quelquefois y transr*
i?^ S4L0N DE 1767.
&rmant tout à coup Toeuvrc de Nature en une'
production de Tart , je m'e'crîai : que cela est beau>
grande varie, noble; sage, harmonieux, vigou-
reusement Colorié ! Mille beautés éparses dans
l'univers ont été rassemblées sur cette toile, sans
cônfiision , sans effort , et liées par un goût ex-
quis. C'est une vue romanesque , dont on suppose
la réalité quelque part. Si l'on imagine un plan
vertical élevé sur la cime de ces deux chaînes de
montagnes , et assis sur le milieu de cette fabri-
que de bois , on aura au-delà de ce plan , vers le
fond i toute la partie éclairée de la composition ;
en deçà, vers le devant, toute sa partie obscure
et de demi-teinte; on y voit les objets nets, dis-
tincts, bien terminés ; ils ne sont privés que de
la grande lumière. Rien n'est perdu pour moî>
parce qu'à mesure quîp Ips oinbreà croissent , les
pbjets sont plus voisins de ma' vue. Et ces nuages,
interposés entre le ciel et la fabrique dé bois ,
quelle profondeur ne donnent-ils pas à la scène !
Il est inoui , l'espace qu'on imagine au-delà de
ce pont , l'objet le plus éloigné qu'on voie. Qu'il
est doux de goûter ici la fraîcheur de ces eaux,
après avoir éprouvé la chaleur qui brûle ce loin-
tain ! Que ces roches sont majestueuses ! que ces
eaux §ont belles et vraies ! comment l'artiste en
a-t-il obscurci la transparence ! Jusque-là , lé
cher abbé avait eu la patience de me laisser dire ;
maïs à ce mot- d'artiste , me tirant par la man-
SALON DE 1767, 175
ehe : -^ Ëstr-ce que tous extrayaguez , me dit-il ?
—Non pas tout-à-*fait.*— Que parlez-rbus de demi-»
teinte^ de plan^ de vigueur ^ dé eoloris? -^ Je
substitue l'art à la nature^ pour en bien juger*
— Si TOUS Tous exercez souT^it à ces substitutions^
vous aurez de la peine à trouTer de beaux ta-
bleaux .—-^Gela se peut; mais couTenez qu'après
cette étude ^ le petit nombre.de ceux que j'admis
lerai en Taudront la peine. ^^ 11 est yrai.
Tout en causant ainsi , et en suiTant la rive du
lac > nousàrriTâmes oit nous avions laissé nos deux
petits disciples. Le jour commençait à tomber ;
nous ne laissions pas que d'avoir du chemin à
£siire jusqu'au château ; nous gagnâmes de ce côté>
l'abbé faisant réciter à l'un de ses élèves ses deux
febles^ et à l'autre son explication de Virgile; et
moi^ me rappelant les lieux don^ je m'éloignais ,
et que je me proposais de vous décrire à mon
retour • Ma tâche fut plus tôt expédiée que celle de
l'abbé^ A ces vers :
fere novo , gelidus canis cummontibus humor
ÎÀqmtur , et Zephyrp putris se gteba resohii (i).
je rêvai à la différence des charmes de la pein-
turé et de la poésie ; à la difficulté de rendre d'une
langue dans une autre les endroits qu'on entend,
le mieux. Sur cÇj je racontais à l'abbé que Ju-
piter un jour fut attaqué d'un grand mal de tête.
(i) ViBGïL. Georg. lib. i ^ v. 4^ , 44- Édï*».
174 SALON DB 1767.
Le père des dienz et des hommes passait les jouH
et les nuits le front pencbë sur ses deox mains ,
et tirant de sa vaste poitrine un soupir profond.
Les dieux et les hommes l'enTironnaienten silence,
lorsque tout à coup il se releva , poussa un grand
cri ; et Ton vit sortir de sa tête entr'ourerte une
déesse toute armée , toute yétue. C'était Minerve.
Tandis que les dieux dispersés dans l'Olympe ce-
lébrateot la délivrance de Jupiter et la naissance
de Minerve^ les hommies s'occupaient à l'admirer.
Tous d'accord sur sa beauté y chacun trouvait à
redire à son vêtement. Le sauvage lui arrachait
son casque tx, sa cuirasse^ et lui ceignait les reins
d'un léger cordon de verdure. L'habitant de l'Ar-
chipel la voulait tonte nue ; celui de l'Ausonie ,
plus décente et plus couverte. L'Asiatique pré-
tendait que les longs plis d'une tunique qui moa*^
leraît ses membres , en descendant mollement
jusqu'à ses pieds ^ aurai^it infiniment plus de
grâce. Le bon ^ l'indulgent Jupiter fit essayer à
sa fille ces différents vêtements \ et les hommes
reconnurent qu'aucun ne lui allait aussi bien que
celui sous lequel elle se montra au sortir de la
tête de son père. L'abbé n'eut pa§ grand peine à
saisir le sens de ma fable. Quelques endroits de
différents poètes anciens nous donnèrent la tor-
ture à l'un et à l'autre ; et nous convînlnes , de dé-
pit y que la traduction de Tacite était infiniment
plus aisée que celle de Virgile. L'abbé^de Ija Ble-
SALON DE 1767. 175
trie oe sera pas de c€t avis ; quai qu'il en aoit , son
Tacite n'en sera pas moins mauTais , ni le Vit^ilt
de Desfbntaines meilleiar.
Nous allions. L'abbé^ son œil malade cbUTert
d'un mouchoir, et l'ame pleine de scandale de la
témérité avec laquelle j'avais avancé qu'un tour*
inllon de poussière, que le vent élève et qui nous
aveugle> était tout aussi parfaitement ordonné
que l'univers. Le tourbillon lui paraissait une
image passagère du chaos ^suscitée fortuitemaot
au milieu <le l'œuvre merveilleux de la création.
C'est ainsi qu'il s'^i expliqua. Mon très-cher abbé^
lui dis-je^ oubliez pour un moment le petit gra**
vier qui picote votre cornée^ et écputez*moi.
Pourquoi Tunivers vous parait-il si Jbien ordon-
né? c'est que tout y est enchaîné^ à sa place 9 ef
qu'il n'y a pas un seul être qui n'ait dans sa po-
sition 5 sa production, son effet, ime raison suf*
fisante 5 ignorée pu connue. Est-ce qu'il y a un^
exception pour le vent d'ouest? est-ce qu'il y a
une exception pour les grainsxle sable? une autre
pour les tourbillons? Si toutes les forces qui anir
maient chacune des moléctdes qui formaient ce-
lui qui noùsa enveloppés^ étaient données, uq gé(i*
mètre vous démontrerait que celle qui est engagée
imtre votre œil et sa paupière est précisément
à 9â place* «— Mais ^ dit l'abbé , je L'aimerais tout
autant ailleurs ; je souffre y et le paysage que noua
I avons quitté me récréait la vue. ^^ Et qu'est-ce
tjô SALON DE 1767,
que cela £iit à la nature ! est-^ce qu'elle a ordonné
le paysage pour tous? — Pourquoi non ? — • C'est
que si elle a ordonné le paysage pour tous^ elle
aura aussi ordonné pour yous le tourbillon/ Al-
lons^ mon ami 9 Élisons un peu moins les impor-^
tants. Nous sommes dans la nature; nous y som^
mes tantôt bien ^ tantôt mal; et croyez que ceux
qui louent la nature d'ayoir au printemps tapissé
la terre de yert ^ couleur amie de nos yeux ^ sont
des impertinents qui oublient que cette nature ,
dont ils veulent retrouver en tout et partout la
bienfaisance^ étend ^1 hiver ^ sur nos campagnes^
une grande xouverture blanche qui blesse nos
yeux^ nous fait tournoyer la tête^ et nous ex-
pose à mourir glacés-. La nature est bonne et
belle , quand elle nous favorise ; elle est laide et
méchante ^ quand elle nous afflige^ C'est à nos
efforts mêmes qu'elle doit souvent une partie de
ses charmes. — Voilà des idées qui me mèneraient
loin. — Cela se peut. — Et me conseilleriez-vous
d'en foire le catéchisme de mes élèves? — Pour-
quoi non? je vous jure que je le crois plus vrai et
moins dangereux qu'un autre. — Je consulterai
là-dessus leurs parents. —Leurs parents pensent
bien , et vous ordonneront d'apprendre à leurs en-
fants à penser mal.^-^Maispou]!*quoi? Quel intérêt
ont-ils à ce qu'on remplisse la tête de ces' pauvres
petites créatures de sottises et de mensonges ? —
Aucùn;mais ils sont inconséquentsetpusiilaDimes«
SALON DÉ 1767. 177'
Troisii^ie SITE. Je commençais à ressentir de là
lassitude^ lorsque je me trouvai sur la rive d'une
espèce d'anse de mer. Cette anse était formée 9 h
gauche^ par une langue de terre ^ un tei*rain es-
carpé^ des rochers couverts d'un paysage tout-à-
fait agreste et touffu. Ge paysage touchait d'un
bout au rivage 9 et de, l'autre aux murs d'une
terrasse qui s'éjevait au-dessus des eaux. Cette
longue, terrasse était parallèle au rivage > et s'a-
Tançait fort loin dans la mér^ qui^ délivrée à son
extrémité de cette digue ^ prenait toute son éten-
due^ Ce site était encore embelli par un château
de structure militaire et gothique. On l'aperce-
rait, au loin au bout de la terrasse. Ce château
éiait terminé dans sa plus grande hauteur^ par
une. esplanade environnée de mâchicoulis.; une
petite tourelle ronde occupait le centre de cette
esplanade ; et nous distinguions très-bien le long
de la terrasse, et autour de l'espace compris entre
la tourelle et les mâchicoulis, différentes per-
sonnes, les unes, appuyées sur le parapet de la
terrasse, d'autres sur le haut des mâchicoulis;
ici, il y en avait qui se promenaient; là , d'arrê-
tées debout qui semblaient converser. - — M'adres-
sant à mon conducteur. Voilà , lui dis-j^, eincore
un assez beau coup-d'œil. — Est-ce que vous ne
reconnaissez pas ces lieux? me répondit-il. — Non.
— C'est notre château. — Vous avez raison. — Et
tous ces gens*là , qui prennent le frais , à la chute
Salons, tomk ii. 12
«7^ SALON DE 1767.
du jout^ ce sont nos joueurs^ nos joueuses ^ nos
politiques et nos galants. — Cela se peut. -— T#-
nez, yoilà la vieille comtesse qui continue d'ar-
racher les yeux à son partaier^ sur une invite qu'il
n'^ pas répondue. Proche le château ^ ce groupe
pourrait bien être de nos politiques dont les va-
peurs se sont apaisées, et qui commencent à
s'entendre 5 et à raisonner plus spnsément. Ceux
qui tournent deux à deux sur l'esplanade , autour
de la tourelle 9 sont infailliblement les jeunes
gens; car il faut avoir leurs jambes potir grimper
jusque-là. La jeune marquise et le petit comte
en descendront les derniers; car ils ont toujours
quelques caresses à se faire à la dérobée...-^
Nous nous étions assis, nous nous reposions de
notre côté ; çt nos yeux suivant le rivage à droite ,
nous voyions par le dos deux personnes , je ne
sais quelles , assises et se reposant aussi dans un
endroit oii le terrain s'enfonçait. Plus loin des gens
de mer , occupés à charger ou décharger une na-
oelle. Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau
k la voile; fort au-delà, des montagnes vaporeuses
ettrès-éloignées. J'étais un peu inquiet comment
nous regagnerions le château dont noms étions
^parés par un espace d'eau assez considérable.
— Si nous suivons le rivage vers la droite, dis-je
à l'abbé , nous ferons le tour du globe, avant que
d'arriver au château; et c'est bien du chemin pour
ce soir. Si nous le suivonsvers la gauche; arrivés à
SALON DE 1767. 179
ce pfty$Bg6^ nous trouverons apparemnïent Un
sentier qui le traverse et qui * conduit à quelque
porte qui s'ouvre sur la terrasse. — Et vous vou- '
àtiiSt bieiiy dit Tabbé, ne faire ni le tour du globe^
lii celui dé l'aUse? — Il est vrai. Mais cela ne se
peut. --— Vous voustrônipez. Nous irons à ces ma-
rioriers qui nous prendront dans leur nacelle , et
qui nous déposeront au pied du château. Ce qui
ftit dit fut fait; nous voilà embarqués^ et vingt
bitigbëftés d'opéra bt-aquéesf sur ndus^ et notre'
arrivée saluée pàr^ des cris de joie qui partaient
dé la terrasse et du Sommet du château: nous y
répondîmes 5 selon l'usage. Le ciel était serein , lé
iFent soufflait du rivage vers le château, et nous^
fîmes le trajet en un clin-d'œil. Je vous raconte
stlhplement la ôhose. Dans un moment plus poé-
tique j'aurais déchaîné les vents, soulevé les flots,
lÊontré la petite nacelle tantôt voisîtie des nues ,
tantôt précipitée au fond desabittles; vousauriék
fi^mi pour rinstîtuteur, ses jeunes élèves , et le
vieux philosophe Vôtre ami. J'aurais porté, dé
la terrassé à Vos Qi*eilles, les cris des femmea
éplorées. Vous auriez vu sur l'esplanade dU châ-
teau des mains levées vers le ciel ; mais il n'y
aurait paè eu un mot de Vrai. Le fait est, que nous
n'éjyrôuvâmes d'autre tempête que celle du pre-
mier livre de Virgile, que Tun des élèves dé
l'abbé Uous récita par côeùt ; et telle fiil la fiu
dé notre préuiière sortie oii prothehade.
12.
i8o SALON DE 1767.
J'étais las.; mais j'avais vu de belles choses ,
respiré l'air le plus pur ^ et fait un exercice. très-
sain«,Je soupai^ d'appétit, et j'eus la huit la plus,
douce et.la plus.tranquille. Le lendemain^ en m'é-i
veillant, je disais: Voilà la vraie vie, le vrai
séjour de rhomine. Tous les prestiges de la société
ne, purent jamais en éteindre le goût. Enchaînés
dans l'enceinte étroite des villes par des occu««
pations ennuyeuses et de tristes devoirs, si nous
ne! pouvons retourner dans les forets, notre. pre-.
mier asyle, nous sacrifions une portion de notre
opulence à appeler les forets autour de nos. >de-
ipeures. Mais là elles ont perdu sous la main sy-^:
métrique de l'art , leur silence , leur innocence ,
leur. liberté, leur majesté, leur repos. Là :y nous
allons contrefaire un moment le rôle du sauvage;,
esclaves des usages y des passions, jouer la panto-.
mime de l'homme de Nature. Dans l'impossibilité,
de nous livrer aux fonctions et aux amusements
de la vie champêtre, d'errer dans une campagne^
de.suivre un troupeau , d'habiter une chaumière ,
nous invitons, à prix d'or et d'argent, le pin-
ceau de Wouvermans, de Berghem ou de Vernet,
à nous retracer les moeurs et l'histoire de nos
anciens aïeux. £t les murs de nos somptueuses
et maussades demeures se couvrent des images
d'un bonheur , que nous regrettons; et les ani-
maux de Berghem ou de Paul Potter paissent
sous nos lambris, parqués dans une riche boiv
^
SALON DE 1767. 181
dure; et les toiles d'araignée d'Ostade sont sn^
pendues entre des crépines d'or^sUr un damas
cramoisi; et nous sommesdéyorés par Fambition^
la haine y la jalousie et Famour; et nous brûlons
de la soif de l'honneur et de la richesse ^ au mi-
lieu des scènes de l'innocence et de la paurreté'^
s'il est permis d'appeler pauvre celui à qui tout
appartient. Nous sommes* des malheureux autour
desquels leboiiheur est représenté sous mille for-
mes diverses.
O rus ! quando te aspiciam ? (i)
disait le paète; et c'est un souhait qui s'élève cent
fois au fond de notre cœur.
QuàTBiÈMB SITE. J'en étais là de ma rêverie ,
nonchalamment étendu dans un fauteuil , laissant
errer mon esprit à son gré ^ état délicieux^ où
l'ame est honnête sans réflexion^ l'esprit juste et
délicat sans effort; où l'idée y le sentim^ent semble
naître en nous de luirmême comme d'un sol heu-
reux. Mes yeux étaient attachés sur un paysage
admirable y et je disais : L'abbé a raison ; nos ar-
tistes n'y entendent rien , puisque le spectacle de
leurs plus belles productions ne m'a jamais fait
éprouver le délire que j'éprouve , le plaisir d'être
à moi y le plaisir de me reconnaître aussi bon que
je le suis 9 le plaisir de me voir et, de me com-
(i) HoftàT. Sermonum^ lib. h , Sai.rï ; ▼. 60. Edit*..
iSa SALON DE 1767.
plaire^ le plaisir plus doux eucoi^ de m'oublicp.
Oh suisr-je dans ce moment ? qu'eat*ce qui m'en-
▼ironne? Je ne le sais ^ je rignore. Que me.man-
que^t-il? Bien. Que dirai-*je? Rien. S'il est un
Dieu> c'est ainsi qu'il est. Il jouit dé lui-même.
Un bruit entendu au loin ^ c'était le coup de bat-
toir d'une blanchisseuse , frappa subitenq^ent mon
oreille; et adieu mon existence dÎTine. Mais s'il
est doux d'exister à la (Sàçon de Dieu ^ il est aussi
quelquefois assez doux d'exister à la façon des
hommes. Qu'elle vienne ici seulement , qu'elle
m'apparaisse ^ que je revoie ses grands yeux,
qu'elle pose doucement sa main sur mon front ,
qu'elle me sourie. • .% . Que ce bouquet d'arbres vî-^
goureux et touffu fait bien à droite ! Cette langue
de terre ménagée en pointe au-devant de ces ar-
•bres , et descendant par une pente facile vers la
surface de ces eaux , est tout-à-fait pittoresque*
Que ces eaux qui rafraîchissent cette péninsule,
en baignant sa rive, sont belles ! Ami Vernet ,
prends tes crayons , et dépêche-toi d'enrichir ton
porte-feuille de ce groupe de femmes. L'une ,
penchée vers la surface de l'eau , y trempe son
linge; l'autre, accroupie^ le tord; une troi-
sième , debout , en a rempli le panier , qu'elle a
posé sur sa tête. N'ou:blie pas ce jeune homme
que tu vois par le dos proche d'elles , courbé vers
le fond, et s'occupant du même travail. Hâte-
toi , car ces fi^çures prendront dans un instant une
j
SALON DE 1767. i85
a^tre position moins heureuse f>eUt-^tre. Plus ta
copie sera fidèle ^ plus ton tableau sera beau. Je
me trompe* Tu donneras à ces femmes un peu
plus de légèreté ^ tu les toucheras moins lourde-
ment , tu affaibliras le ton jaunâtre et sec de
eette terrasse. Ce pécheur ^ qui a jeté son filet
vers la gauche y à Tendroit oii les eaux prennent
toute leur étendue y tu ie laisseras tel qu'il est ;
tu n'imagineras rien de mieux. Vois son attitude;
eomiÀe elle est Traie ! Place aussi son chien à
coté de lui. Quelle foule d'accessoires heureux à
recueillir pour ton talent ! Et ce bout de rocher
qui est tout«*à-fait à gauche ; et proche de ce ro-
cher^ sur le fond ^ ces bâtiments et ces hameaux;
et entre cette fabrique y ce hameau ^t la langue
de terre aux blanchisseuses^ ces eaux tranquilles
et calmes dont la surface s'étend et se perd dans
le lointsan ! Si sur un plan, correspondant à ces
femmes occupées y mais à une très-grande dis-
tance^ tu places dans une de tes compositions^
comme la nature te l'indique ici ^ des montagnes
vaporeuses dont je n'aperçoive que le sommet,
l'horizon de la toile <|||ksera renvoyé aussi join
que tu le voudras. Mais comment feras-tu pour
rendre y je ne dis pas la forme de ces objets di-
vers y ni même leur vraie couleur , mais la magi-
que harmonie qui les lie?.... Pourquoi suis-je
seul ici? Pourquoi personne ne partage-t-il- avec
moi le charme , la beaitté de cesite? Il me sem-
^34 SALON DE 17Ô7.
ble que si tille était là ^ dans son vêtement né-
gligé^ que je tinsse sa main,^ que son admira-*
tion se joignît à la mienne, j'admirerais bien da-*
rantage. Il ftie manque>i|n sentiment que je cher-
che, et qu'elle seule peut m'inspirer. Que fait le
propriétaire de ce beau lieu? Il dort. Je vous
appelais, j'appelais mon amie, lorsque le cher
abbé entra avec son mouchoir sur son œil. Vos
tourbillons de poussière , me dit-il avec un peu
d'humeur, qui sont aussi' bien ordonnés que le
monde , m'ont fait passer une mauvaise nuit. Ses
bambins étaient à leurs devoirs, et il venait cau-
ser avec moi* L'émotion vive de l'ame laisse ,
mênie après qu'elle est passée , des traces sur le vi-
sage qu'il n'est pas difficile de reconnaître. L'abbé
ne s'y méprit pas. Il devina quelque chose de ce
qui s'était passé au fond de la mienne. — J'ar-
rive à contre-temps, me dit-il.— Non,* l'abbé.
*— Une autre compagnie vous rendrait peut-être ,
en ce moment , plus heureux que la mienne. —
Cela se peut* — Je m'en vais donc. — Non , res-
tez* Il resta. Il m'invita à prolonger mon séjour,
et me promit autant de||fromenades telles que
celles de la veille, de tableaux tels que celui que
j'avais sous les yeux , que je lui accorderais de.
journées. Il était neuf heures du matin , et tout
dormait encore autour de nous. Entre un assez
grand nombre d'hommes aimables et de femmes
charmantes que ce séjour rassemblait, et qui
SALON DE 1767. i85
tous s'étaient sauyës de la Tilie ^ à ce qn^ils di-
iaient , pour jouir des agréments , du bonheur
de la campagne , aucun qui eût quitté son oreiller,
qui voulût respirer lajpremière fraîcheur de Tair^
entendre le premier chant des oiseaux y sentir le
charme de la nature ranimée par les vapeurs de
la. nuit, recevoir le premier parfum dés fleurs ,
des plantes et des arbres. Ils semblaient ne s'être
£iit habitants des champs ^ que pour se livrer plus
sikrement et plus continuement aux ennuis de la
Tilleé Si la compagnie de l'abbé n'était pas tout-
à-fait celle que j'aurais choisie ^ je m'aimais en-
core mieux avec lui que seul. Un plaisir , qui
n'est que pour moi ^ me touche faiblement et dure
peu.^ C'est pour moi et mes amis que je li^ ^ que
je réfléchis , que j'écris , que je médite , que
j'entends y que je regarde ^ que je sens. Dans leur
absence^ ma dévotion rapporte tout à eux. Je
songe sans cesse à leur bonheur. Une belle ligne
me frappe-t-elle ? ils la sauront. Ai-je rencontré
un beau trait? je me promets de leur en faire
part. Ai^je sous les yeux quelque spectacle en-
chanteur? sans m'çn apercevoir j'en médite' le
récit pour eux. Je leur ai consacré l'usage de tous
mes sens et de toutes mes facultés ; et c'est peut-
être la raison pour laquelle tout s'exagère ^ tout
s'enrichit im peu dans mon imagination et dans
mon discours; ils m'en font quelquefois un re-
proche , les ingrats \
\
i86 SALON DE 1767.
L^abbe^ place à câtë de moi , s'eitostait à son
oràinaire sur les charmes de la nature^ Il avait
répété ceat fois l'épithète de beau^ et je remar-
quais que cet éloge commun s'adressait à des
objets tous divers. L'abbé^ lui dis«je^ cette ro^
che escarpée y vous l'appelez belle ; la forêt sour--
cilleuse qui la couvre ^ vous l'appelez belle ; le
torrent qui blanchit de son écume le rivage ^ et
qui en f^it frissonner le gravier, vous Tappelez
beau ; le nom de beau , vous Faccordez , à ce que
je vois y à l'homme , à Fanimal , à la plante , à la
pierre y aux poissons , aux oiseaux , aux métaux.^
Cependant vous m'avouerez qu'il n'y a aucune
qualité physique commune entre ces êtres. D'où
vient donc le tribut commun? ^-*< Je ne sais y
e^ vous m'y &ites penser pour la première fois.
•«^ C'est une chose toute simple. La généralité
de votre panégyrique vient , cher abbé , de quel-
ques idées ou sensations communes excitées dans
votre ame par des qualités physiques absolu-
ment difierentes* •— J'^itends , l'admiratiiMi. ^—
Ajoutez , et le plaisir. Si vous y regardez de
près y vous trouverez: que les objets qui causent
de l'étoQnement ou de l'admiration sans faire
plaisir, ne sont pas beaux; et que ceux qui
font plaisir, sans causer de Là surprise ou de
l'admiration , ne le sont pas davantage. Le spec-*
tacle de Paris en feu vous ferait horreur ; au
bout de quelque temps vous aimeriez à vous pro-
SALON DE Ï767. 187
ïu^^r aur 1^ cendres. ¥011$ éprouveri^ un vio-
lent supplice à voir eipirer votre amie ; au bout
de quelque temps votre mélancolie vctos condui-
rait vers sa tombe ^ et vous vous y, asseyerîes.
U y a des s^di^ntions composées ; et c'est la raison
pour laquelle il^'y a de b^aux que les objets de
la vue et de l'ouïe. Écartesi: du son toute idée ac^
cessoire et niorale ; et vous lui ôterez la beauté.
Àrréteps à la surface de Tûeil une image { que l'im-
pression n'en passe ni à l'esprit ni au cœur ; et
elle n'aura plus rien de beau. U y a encore u^e
autre distinction ; c'est l'objet dans la nature ^ et
le même objet dans l'art ou l'imitation. Le terri-
ble incendie^ au milieu duquel Hommes , femmes^
enfants, pères ^ mères, frères, sœurs, amis ,
orangers , concitoyens , tout périt , vous plonge
dans la eonstemation ; vous fuyez , vous détour*^
nés vos regards , vous fermez vos oreilles aux cris.
Spectateur désespéré d'un malheur commun à
tint d'être chéris , peut-être hasarderez-vous votre
vie , vous cherchereaj à les sauver ou à trouver
dans lés flammes, le même sort qu'eux* Qu'on vous
mcmtre sur la toile les incidents de cette calamité ;
et vos yeux s'y arrêteront avec joie. Vous direz
avecEnée, -- ^
En Priamus» Stmt hic etkan sua prœmia laudi ( i ) .
Et je verserai des larmes ? — Je n'en doute
(i) YiROiL. ^nfiid. lîb. î, V. 465. Éi>it».
/'
î88 SALON DE 1767.
pas. — Mais, puisque j'ai du plaisir y qu'at-je à
pleurer? Et si je pleure, camment se fait-il qiie
j'aie du plaisir ? — Serait-il possible , labbe ,
que vous ne connussiez pas ces larmes-là ? Vous
n^avez donc jamais été vain , quand vous avez
cesse d'être fort? Vous n'avez donc jamais arrêté
vos regards sur celle qui venait de Vous faire le
plus grand sacrifice qu'une femme honnête puisse
faire? Vous n'avez donc. . . — Pardoimez-moi , j'ai. . .
j'ai éprouvé la chose; mais je n'en 91 jamais su la
raison , et je vous la demande.
Quelle question vous me faites là , cherlâtbbé !
]Vous y serions encore demain ; et tandis que nous
passerions assez agréablement notre temps y vos
disciples perdraient le leur. — Un mot seule-
ment. — Je ne saurais. Allez à votre thème et
à votre version. —-Un mot. — Non, non ,-pas
une syllabe \ mais prenez mes tablettes , cher-
chez au verso du premier feuillet ; et peut-être
y trouverez-voùs quelques lignes qiii mettront
votre esprit en train. L'abbé prend les tablettes",
et tandis que je m'habillais , il lut :
c< La Rochefoucauld a dit que, dans les plus
grands malheurs des personnes qui nous sont
le plus chères y il y a toujours quelque chose qui
ne nous déplaît pas (i). » Est-ce cela, me dit
l'abbé ? — Oui..... mais cela ne vient guère à la
chose. — Allez toujours. — Et il continua.
( i) La Rochefoucauld, Ar^x. 24x»^dit.deP. Didot, 18 15. Éoit*.
SALON DE 1767. Ï89
. N'y aurait-il pas à cette idée un côtç vrai et
moinS' affligeant pour l'espèce humaine ?. Il est .
beau 3 il est doux de compatir aux malheureux;
il est beau ^ il est doux de se sacrifier pour eux.
C'est à leur infortune que nous devons la con-
naissance flatteuse de l'énergie de notre ame. Nous
ne nous avouons pas aussi franchement à nous^
mêmes qu'un certain chirurgien le disait à son
ami : Je voudrais que vous eussiez une jambe
cassée^ et vous verriez ce que je sais faire* Mais
tout ridicule que ce souhait paraisse^ il est ca-
ché au fond de tous les coeurs ; il est naturel ;
il est général. Qui est-ce qui ne désirera pas sa
maîtresse au milieu des flammes, s'il peut se pro-
mettre de s'y précipiter comme Alcibiade , et de
la sauver entre ses bras ? Nous aimons mieux
voir sur la scène l'homme de bien souffrant > que
le méchant puni ; et sur le théâtre du monde ,
au contraire , le méchant puni que l'homme de
bien souffrant. C'est un beau spectacle que celui
de la vertu sous les grandes épreuves. Les efforts
les plus terribles tournés contre elle ne nous dé-
plaisent pas. Nous nous associons volontiers en
idée au héros opprimé. L'homme le plus épris
de la fureur , de la tyrannie , laisse là le tyran y
et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort
d'un coup de poignard. Le bel éloge de l'espèce
humaine , que ce jugement impartial du cœur
en faveur de l'innocence ! une seule chose peut
19^ SALON DE 1767.
nous rapprocher du méchant ; c'est la grandeur
de- ses vues, Te'tenduede sort génie, le péril de
son entreprise» Alors , si nous oublions sa mé-
chanceté pour courir Son sort ; si nous conjurons
contre Venise avec le comté de Bcdmar, c'est
la vertu qui nous subjugue encore sous une autre
face. -^ Cher abbé, observez en passant com-
bien rhistorien éloquent peut être dangei'euï ; et
continuez. «. — Nous allons au théâtre chercher de
Ttous-mémés une estime que nous ne méritons pas ,
prendre bonne opinion de nous; partager l'orgueil
des grandes actions que nous ne ferons jamais ;
ombres vaines des fameux personnages qu'on nous
montre. Là , prompts à embrasser, à serrer contre
notre sein la vertu menacée , nous sommes bien
sûrs de triompher avec elle ^ ou de la lâcher quand
il en sera temps; nous la suivons jusqu'au pied de
réchafaud, mais pas plus loin; et personne n'a
mis sa tête sur le billot, à côté de celle du comte
d'Essex (i); aussi lé parterre ést-il plein, et les
lieux de la misère réelle sont-ils vides. S'il fallait
sérieusement subir la destinée du malheureux mis
en scène , les loges seraient désertes. Le poète, le
peintre , le statuaire , le comédien y sont des char«
latans qui nous vendent à peu de fr^is la fer-
meté du vieil Horade , le patriotisme du vieux Ca-
ton, en un mot, le plus séduisant des flatteurs.
L'abbé en était là , lorsqu'un de ses élèves en-
(i) DàHs la tragédie de l^hornias Corneille. Ëdit*.
SALON DE 1767. i^i
tî:a y sautant de joie , s<m cahier à la main. L'abbé^
qui préférait de causer avec moi^ à aller à soii
devoir^ car le devoir est une des choses les plus
déplaisantes de ce monde; c'est toujours caresser
sa femme et payer ses dettes ; Tabbé renvoya Fen-
fant y me demanda la lecture du paragraphe sui-'
vant. — Lisez , Fabbé ; et l'abbé lut.
Un imitateur de Nature rapportera toujours son
ouvrage à quelque but important. Je ne prétends
point que ce soit en lui méthode^ projet, ré-
flexion ; mais instinct , pente secrète , sensibilité
naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu^on pré-
senta à Voltaire , Denis le Tyran , première et
dernière tragédie de Marmontel (i), le vieux
poète dit : Il ne fera jamais rien , il n'a pas le se-
cret. — Le génie peut-être? — Oui , l'abbé , le
génie , et puis le bon choix des sujets ; l'homme
de Nature opposé à l'homme civilisé ; l'homme
sous l'empire du despotisme ; l'homme accablé
sous le joug de la tyrannie des pères , des mères ,
des époux , les liens les plus sacrés, les plus doux ,
les plus violents , les plus généraux , les maux de
la société, la loi inévitable de la fatalité, les sui-
tes des grandes passions ; il est difficile d'être for-
(i) Lorsque* Diderot écrivait ce passage , Marmontel avait ce-
pendant donné jdusieurs autres tragédies, Aristomène en 17499
Cléopâtre en 1760, les Héraclides en 1763, et Nwniior qui n'a
point été représenté ; toutes pièces médiocres , et telle est Fidée
que veut exprimer le critique". Èdit*.
■>
19^ SALON DE 1767.
lement ému d'un péril quW n'éprouvera peut-
être jamais. Moins la distance du personnage à
moi est grande, plus l'attraction est prompte ;
plus l'adhésion est forte. Ona.dit,
Si vis mejlere , dolendum est
Primum ipsi Ubi (i).
Mais tu pleureras tout seul y sans que je sois
tenté de mêler. une larme aux tiennes , si je ne
puis me substituer à ta place : il faut que je m'ac-
croche à l'extrémité de la corde qui te tient su^
pendu dans les airs , ou je ne frémirai pas. —
Ah ! j'entends à présent. — Quoi ! l'abbé. — Je
fais deux rôles , je suis double ; je suis Le Cou-
vreur, et je reste, moi. C'est le moi Couvreur qui
frémis et qui souffre , et c'est le moi tout court
qui a du plaisir. — • Fort bien , l'abbé ; et voilà
la limite de l'imitateur de la nature. Si je m'ou-
blie trop et trop long-temps , la tei'reur est trop
forte ; si je ne m'oublie point du tout , si je reste
toujours un, elle est trop faible : c'est ce juste tem-
pérament qui fait verser des larmes délicieuses.
On avait exposé deux tableaux qui concouraient
pour un prix proposé; c'était un Saint Barthé-
lemi sous le couteau des bourreaux. Une pay-
sanne âgée décida les juges incertains. Celui-ci ,
dit la bonne femme, me fait grand plaisir; mais
cet autre me fait grsmd'peine. Le premier la lais-
(i) HoRÀT. de Art, poet. v. 101 et xo3. ËoiT*.
• SALON DE 1767. ip5
sait hors de la toile ; le second Fy faisait entrer.
Nous aimons le plaisir eu personne^ et la douleur
en peinture.
On prétend que la présence de la chose frappe
plus que son imitation ; cependailt on quittera Ca-
ton expirant sur la scène ^ pour courir au supplice
de Lally (î). Affaire de curiosité. Si Lally était
décapité tous les jours ^ on resterait à Caton ; le
théâtre est le Mont Tarpéïen ; le parterre est le
quai Pelletier des honnêtes gens.
. Le peuple cependant ne se lasse point d'exécu-
tions ; c'est un autre principe. L'homme du coin
devient au retour le Démosthène de son quartier.
Pendant huit jours il pérore , on l'écoute , pen-
dent ab ore loquentis. Il est un personnage.
Si l'objet nous intéresse en nature , l'art réu-
nira le charme de la chose au charme de- l'imita-
tion. Si l'objet vous répugne en nature , il ne res-
tera sur la toile , dans le poème , sur le marbre ,
que le prestige de l'imitation. Celui donc qui se
négligera sur le choix du sujet, se privera de là
meilleure partie de son avantage ; c'est un magi-
cien maladroit qui casse ^n deux sa baguette.
Tandis que l'abbé s'amusait à causer ^ ses en-
fants s'amusaient de leur côté à jouer. Le thème
et la version avaient été faits à la hâte. Le thème
(i) Voyez sur son procès, sa condamnation et sa mort, les
Œuvres de Voltaire , tome xxiii , Histoire du Parlement , page
53 1 à 4^6; édition Renôuard, 18 19. ëdit>.
Salons, tome ii. id
194 SALON DE 1767. •
étoit 2^mpU de solëcismes ; la Tersion y de contne-
sms. Uabbë ^ en colère , prononçait qu'il n'y au-
rait point de promenade. En effet y il n'y en eut
powt; et 9 selon l'usage 5 les élèves et moi nous
fâmes châtiés de la faute du maître ; car les en*r
£stnts ne manquent guère à leurs devoirs^ que parce
que les maîtres ne sont pas au leur. Je pris donc
Je parti y privé de mon Cicérone et de sa gale-
rie y de me prêter aux amusements du reste de la
maison. Je jouai ^ je jouai mal; je fus grondé^ et
^e perdis mon argent. Je me mêlai à l'entretien de
inos philosophes^ qui devinrent à la fin si brouil-
lés y si bruyants y que n'étant plus d'âge aux
promenades du paix) y je pris furtivement mon
chapeau et mon bâton > et m'en allai seul à travées
cJkamp^ rêvant à la très-belle et très-importante
question qu'ils agitaient^ et k laquelle ils étaient
arrivés de fort loin.
. Il s'agissait d'abord de l'acception des mots^ de,
la difficulté de les circonscrire y et de l'impossibi-
*lité de s'entendre sans ce préliminaire.
Tous n'étant pas d'accord ni sur l'un ni sur
l'autre point y on choisit un exemple y et ce fut la
œpt ifertu. On demanda qu'est-ce que la vertu?
et^ chacun; la définissant à sa mode^ la dii^ute
changea d'objet ; les uns prétendant que la i^ertu
était Vhabitude de conformer sa conduite d la
lois l^ itutres^ que c^ était l^ habitude de €0^
former sa conduite à Futilité publique*
I
SALON DE 1767. 195
Les prei:i^ers disaient que la vertu définie >
rhabîtude de conformer ses actions à l'utilité pu-
blique y était la vertu du législateur o\^ du sou-
verain^ et non celle du sujets du citoyen ^ du
peuple; cajr qui est-ce qui a des idées exactes
de l'utilité publique ? c'est une notion si comt-
pliquée , dépendante de tant d'expériences et 4c
lumières ^ que les philosophes même en dispu-
étaient entre eux. Si l'on abandonne les actions des
hommes à cette règle , le vicaire de Saint-Roch ,
qui croit son culte très-essentiel au çiaintien de
la société , tuera le philosophe , s'il n'est prévenu
par celui-ci , qui regarde toute institution reli-
' gieuse comme contraire au bonheur de l'homme.
L'ignorance et l'intérêt qui obscurcissent tout dans
les têtes humaines ;i montreront l'intérêt général
où il n'est pas* Chacun ayant sa vertu, la vie
de l'homme se remplira de crimes. Le peuple,
balotté par ses passions et par ses erreurs , n'aura
point de moeurs : car il n'y a de moeurs que là
ou les lois bonnes ou mauvaises sont sacrées; car
c'est là seulement que la conduite générale est
uniforme. Pourquoi n'y a-t-il et ne peu£-ily avoir
de moeurs dans aucune contrée de l'Europe ? c'est
que la loi civile et la loi religieuse sont en contra-
diction avec la loi de Nature. Qu'en arrive-t-il ?
c'est qi^e toutes trois enfreintes et observées al-
ternativement • elles perdent toute sanction. On
n'y est ni religiçux, ni citoyen, ni homme; on
i3.
V
ïq6 salon de 1767.
n'y est que ce qui convient à l'intérêt du mo-
ment. D'ailleurs, si chacun s'institue juge com-
pétent de la conformité de la loi avec l'utilité
publique , l'effrénée liberté d'examiner, d'obser^
ver ou de fouler aux pieds les mauvaises lois,
conduira bientôt à l'examen , au mépris et à l'in-
fraction des bonnes.
CiiyQuiEME SITE. J'allais devant moi, ruminant
ces objections, qiii me paraissaient fortes, lors-
que je me trouvai entre des arbres et des rochers,
lieu sacré par son silence et son obscurité. Je
m'arrêtai là , et je m'assis. J'avais à ma droite
un phare , qui s'élevait du sommet des rochers.
Il allait se perdre dans la nue ; et la mer , en
mugissant , venait se briser à ses pieds. Au loin ,
des pêcheurs et des gens de mer étaient diverse-
ment occupés. Toute l'étendue des eaux agitées
s'ouvrait devant moi; elle était couverte de bâ-
timents dispersés. J'en voyais s'élever au-dessus
des vagues , tandis que d'autres se perdaient au-
dessous , chacun , à l'aide de ses voiles et de sa
manœuvre , suivant dés routes contraires , quoi-
que poussé par un même vent; image de l'homme
et du bonheur , du philosophe et de la vérité.
Nos philosophes auraient été d'accord sur leur
définition de la vertu, si la loi était toujours l'op-
gane de l'utilité publique ; mais il s'en manquait
beaucoup que cela fût , et il était dur d'assujétir
SALON DE 1767. 197
des hommes sensés ^ par le respect pour une mau-
vaise loi^ mais bien évidemment mauvaise ^ à
l'autoriser de leur exemple ^ et à se souiller d'ac-
tions contre lesquelles leur ame et leur conscience
se révoltaient. Quoi donc! habitant de la côte 4u
Malabar^ égorgerais-je mon enfant^le pilerais-je,
me.frotterais-je de sa graisse pour me rendre in-
vulnérable ?... . me plierais-je à toutes les extra-
vagances des nations? couperais-je ici les testicules
à mon fils? là^ fôulerais-je aux pieds ma fille ^
pour la faire avorter ? ailleurs^ immolerais-je des
hommes mutilés , une foule de femmes empri-
sonnées^ à ma débauche et à ma jalousie?,...
Pourquoi non? des usages aussi monstrueux ne
4)euvent durer ; et puis , s'il faut opter, être naé-
chant homme ou bon citoyen; puisque je suis
membre d'une société , je s;erai bon citoyen si je
puis. Mejs bonnes actions seront à nxoi; c'est à
la loi à répondre des mauvaises. Je me soumet-
trai à la loi, et je réclamerai contre elle. — Mais
si cette réclamation , prohibée par la loi même ,
est un crime capital? — Je nie tairai ou je m'éloi-
gnerai. — Socrate dira, lui : ou je parlerai, ou
je périrai. L'apôtre de la vérité se montrera-t-il
donc moins intrépide que l'apôtre du mensonge?
Le mensonge aura-t-il seul le privilège de faire
des martyrs? Pourquoi ne dirais-je pas : La loi
l'ordonne , nxais la loi est mauvaise. Je n'en fe-
rai rien. Je n'en veux rien faire. J'aime mieux
■
îgS SALON DE 1767.
mourir. — Maïs Arîstippe lui répondra : Je skis
fout aussi bien que toi , ô Socrate ! que la loi est
mauvaise; et je ne fais pas plus de cas de la vie
qu'un autre. Cependant je me soumettrai à la loi,
de peur qu'en discutant^ de mon autorite privée,
les mauvaises lois, je n'encourage par mon exem-
ple la multitude insensée à discuter les bonnes.
Je ne fuirai point les cours comme toi. Je saurai
me vêtir de pourpre. Je ferai ma cour aux maîtres
du monde; et peut-être en obtiendrai -je ou Fa-
bolition de là loi mauvaise, ou la grâce de Fhomme
de bien qui l'aura enfreinte.
Je quittais cette question ; je la reprenais pour
la quitter encore. Le spectacle des eaux m'en-
traînait malgré moi. Je regardais, je sentais,
j'admirais , je ne raisonnais plus, je m'écriais : O
pi'bfbndeur des mers! Et je deineuraîs absorbé
dans diverses ispéculàtions entre lesquelles mon
esprit était balancé , sans trouver d'ancre qui me
fiïât. Pourquoi, me disaîs-je, les mots les plus
généraux, les plus saints, les plus Usités, loi, goût,
beau , bon , vrai , usage , mœurs , vice , vertu >
instinct , esprit , matière , grâce , beauté , laideur,
si souvent prononcés , s'entendent-ils si peu , se
définissent-ils si diversement?.... Pourquoi ces
mots, si souvent prononcés, si peu entendus, si di-
versement définis, sont-ils employés avec la même
précision par le philosophe, par le peuple et par
les enfants ? L'enfant se trompera sur la chose ,
SALON DE 1967. 199
mai6 ùàh sur la valeur du mdt. Il ne sait ce qlii
est Traimènt beau ou laid , bon ou mauvais > Tjrai
ou faux ; ibais il sait ce qu'il veut dire ^ tôuiausdi
bien que moi. Il approuve et désapprouvé comm^i
moi. U a son admiration et son dédain»^.* Ëât-ee
reflexion en moi ? Ëst-<e habitiïde maehiûale en
lui?.... Mais de son habitude machinale^ ou de
nka réflexion^ quel est le guide le plus sûr?....
VL dit : Voilà ma sœur. Mpi , qui l'aime^ j'ajoute :
Petite vous avez raidon; c'est sa. taille ëlégAal6>
sa démarche légère > soq vételnent sin^ple et
noble > le poH de sa tête , le, son àt sa voix , de
cette voix qui fait toujours tressaillir mon cceui% • •
Y aiurait'-il dans les choses t}U€|lque analogie né-
cessaire à notre bonheur?*... • Cette analogie, se
reconnaîtrait-elle par l'expérience? Ëix aureii^-je
un pressentiment secret?*^... SeraiH^e à des e^
périences reitérées que je devrais Cet sittrdit^^Qttie
ilépu^àhce^ qui , réveillée subitement > forme la
nLJ[>idité de mes jugements ?... . Quel inéjmîaablls
fond de recherches ! . • . • Dans cette recherche ^
quel est le premier objet à connaître?.... Moi....
Que suis-je ? Qu'est-ce qu'un homme ?. . . . Un ani-
mal ?. . . . sans doute ; mais le chien est un ani^nal
aussi ; le loup est un animal aussi. Mais. l'homme
li'est ni un loup ni un chien.... Quelle notion
précise peut-*on avoir du bien et du mal ^ du
beau et du laid^ du bon et du mauvais^ du vrai
et du faux^ sens une notion préliminaire de
^OO SA LOIS DE 1767^.
rhomme?... Mais si Fhomme ne se peut définir;.;
tout est perdu.,.. Cambien de philosophes ^ faute
de ces observations si simjdes ^ ont fait à Fhomtne
la morale des loups , aussi bêtes en cela que s'ils
avaient prescrit aux loups la moralede Thomme ! . .
Tout être tend à son bonheur ; et le bonheur
d'un être ne peut être le bonheur d'un autre. ...
La morale se renferme donc dans l'enceinte de
l'espèce.... Qu'est-ce qu'une espèce?.... Une muli-
titude d'individus organisés de la même ma-
nière.... Quoi! l'organisation serait la base de la
morale!.... Je le crois.... Mais Polyphême, qui
n'eut presque rien de commun dans son organi-
sation a;^ les compagnons d'Ulysse , ne fut donc
pas plus atroce^ en mangeant les compagnons
d'Ulysse, que les compagnons d'Ulysse etf man-
geant un lièvre ou un lapin? — Mais les rois-,
mais Dieu , qui est le seul de son espèce ! . • . .
Le soleil, qui touchait à son horizon, disparut ;
la mer prit tout à coup un aspect plus sombre
et plus solennel. Le crépuscule , qui n'est d'abord
ni le jour ni la nuit, image de nos faibles pensées ;
image qui avertit le philosophe de s'arrêter dans
ses spéculations , avertit aussi le voyageur de ra-
mener ses pas vers son asyle. Je m'en revenais
donc ; et je pensais que s^il y avait une morale
propre à une espèce d'animaux , et une morale
propre à une autre espèce , peut-être dans la
même espèce y avait-il une morale propre à dif-
SALON DÉ 1767. 201
férents individus^ ou du moins à différentes con-
ditions ou collections d'individus semblables ; et
pour ne pas vous scandaliser par un exemple
trop sérieux, une morale propre aux artistes^ ou
à Fart , et que cette morale pourrait bien être au
rebours de la morale usuelle. Oui , mon ami ,
j'ai bien peur que l'homme n'aille droit au mal-
heur , par la voie qui conduit l'imitateur de
la nature au sublime. Se jeter dans les extrê-
mes, voilà la règle du poète. Garder en tout un
juste milieu, voilà la règle du bonheur. Il ne faut
point faire de poésie dans la vie. Les héros , les
amants romanesques, les grands patriotes, les
magistrats inflexibles , les apôtres de religion , les
philosophes à toute outrance, tous ces rares et
divins insensés font de la poésie dans la vie, de
là leur malheur. Ce sont eux qui fournissent après
leur mort aux grands tableaux. Ils sont excellents
à peindre. Il est d'expérience que la nature con-r
damne au malheur celui à qui elle a départi le
génie , et celle qu'elle a douée de la beauté,* c'est
que ce sont des êtres poétiques. Je me rappelais
la foule des grands hommes et des belles femmes,
dont la qualité qui les avait distingués de leur
espèce avait fait le malheur. Je faisais en moi-
même l'éloge de la médiocrité qui met également
à l'abri du blâme et de l'envie ; et je me deman-
dais pourquoi , cependant , personne ne voudrait
perdre de sa sensibilité , et devenir médiocre?
202 SALON DÉ 1767.
0 vanltë de Fhotiime ! Je parcourais dè|)ùis lès
premiers personnages de la Grèce et de Rome ,
jusqu'à ce vieil abbé qu'on voit dans lios prome-
nades , vêtu dé noir , tête ' hérissée de cheveux
blancs y l'œil hagard y la main appuyée sur ùbè
petite canne , rêvant , allant , clopinant. C'est
l'âbbé de Gua de Malves, C'eàt tm profond géo-
inètre, témoin son Traité des Courbes du troi-
sième et quatrième genre y et sa solution y ou plutôt
. démonstration de la règle de Descartes sur tes
signes et une équation. Cet homme, placé deVaht
Sa table , enfermé dans son cabinet , peut combi-
ner une infinité de quantités ; il n'a pas le sens
bommun dans la rue. Dans la même année, il em-
barrassera ses revenus de délégations ; il perdra
sa place de professeur au collège royal ; il s'ex-
clura de l'Académie, et achèvera sa ruine par là
constiruction d'une machine à icribler le sable , et
n'en séparera pas une paillette d'or ; il s'en Ire-
viendra pauvre et déshonoré ; en s'en revenant il
passera sur une planche étroite ; il tombera et se
cassera une jambe. Celui-ci est un imitateur su-
blime de Nature; voyez ce qu'il sait éxé'cuter,
soit avec l'ebauchoir , soit avec le crayon , soit
avec le pinceau ; admirez son 6uvrage étonnaiit ;
eh bien ! il li'a pas sitôt dépensé l'instrum'èht de
son ihétîer, qu'il est fou. Ce poète, que là sa-
. gesse paraît ittisplret , et doftt l'es écrits sont rem-
plis de sfentehcès à graveur en leïtrés d'^ôr, datts
r
SALON DE 1767. 205
tiii instant il ne sait plus ce qu'il dit, ce qu'il fait;
il e^t jtbu. Cet orateut* , qui is'empare de nos âmes
et fie nos esprits , qui en dispose à son gre' , des-
cendu de la chaire , il n'est plus maître de lui ;
îï est fou. Quelle dififërence ! m'écriai-je, du génie
et du sens commun de l'homme tranquille et de
l' Homme passionne ! Heureux , cent fois heureux,
m'écriai-je encore, M. Baliveau (i), capitoul de
Touloiise ! c'est M. Baliveau , qui boit bien , qui
mange bien , qui digéré bien , qui dort bien'.
C'est lui qui prend son café le matin , qui fait la
policé au marché , qui pérore dans sa petite fa-
nîille y qui arrondit sa fortuné , qui prêche à ses
enfants là fortune , qui vend à temps son avoine et
son blé, qui garde dans son cellier ses vins, jus-
ijii'â ce que la gelée des vignes en ait amené la
cherté; qui sait placer sûrement ses fonds; qui
se vante de n'avoir jamais été enveloppé dans au-
cune faillite ; qui vît ignoré ; et pour qui le bon-
heur inutilement envié d'Horace , le bonheur de
iriourîr ignoré fut fait. M. Baliveau est un homme
fait pour son bonheur, et pour le malheur des au-
tres. iSoS neveu, M. de l'Empirée (2), tout au coh-
traîré. On veut être M. de l'Empirée à vingt ans , et
M. Baliveau à cinquante. C'est tout juste mon âge.
(i) Personnage de la comédie de Pirori, intitulée la Métroma--
nie, E0IT».
(a) Dcanis ou M. de VEmpirée, autre personnage de la Métro^
manie. Edit".
2o4 SALON DE 1767.
J'étais encore à quelque distance du château ^
lorsque j'entendis sonner le souper. Je ne m'en
pressai pais davantage ; je me mets quelquefois à
table le soir , mais il est rare que je mange. J'ar-
rivai à temps pour recevoir quelques plaisanteries
sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes
qui jouè^^ent les cinq à six premiers roiS, d'iln
bonheur extraordinaire. La galerie , qui cherchait
encore à les amuser à mes de'pens , trouvait qu'a-
vec la ressource dont j'étais dans la. société , il
ne fallait pas supporter plus long-temps ce goût
effréné pour les montagnes et les, forêts; qu'on y
perdrait trop. On calcula ce que je devais à la
compagnie à tant par partie , et à tant de parties
par jour. Cependant la chance tourna^ et les plai-
sants changèrent de côté. Il y a plusieurs petites
observations , que j'ai presque toujours faites ;
c'est que les spectateurs au jeu ne manquent guère
de prendre pa^i^ti pour le plus fort , de se liguer
avec la fortune, et de quitter des joueurs excel-
lents qui n'intéressaient pas leur jeu y pour s'at-
trouper autour de pitoyables joueurs qui ris-
quaient des masses d'or. Je ne néglige point ces
petits phénomènes lorsqu'ils sont constants, parce
qu'alors ils éclairent sur la nature humaine ^ que
le même ressort meut dans les grandes occasions
et dans les frivoles. Rien ne ressemble tant à un
homme qu'un enfant. Combien le silence est né-
cessaire , et combien il est rarement gardé autour
r
SALON DE 1767. :2o5
d'une table de jeu! Combien la plaisanterie qui
trouble et contriste le perdant y est de'placëe, et
combien je ne sais quelle sorte de plate commi-
sération est plus insupportable encore ! S'il est
rare de trouver un homme qui sache perdre, com-
bien il est plus rare d'en trouver un qui sache ga-
gner ! Pour des femmes , il n'y en a point. Je n'en
ai jamais vu une qui contint ni sa bonne humeur
dans la prospérité , ni sa mauvaise humeur dans
l'adversité, La bizarrerie de certains hommes sé-
rieusement irrités de la prédilection aveugle du
sort , joueurs infidèles ou fâcheux par cette unique
raison ! Un certain abbé de Maginville , qui dé-
pensait fort bien vingt louis à nous donner un ex-
cellent diner, nous volait au jeu un petit écu,
qu'il abandonnait le soir à ses gens! L'homme
ambitionne la supériorité, même dans les plus
petites choses. Jean- Jacques Rousseau, qui me
gagnait toujours aux échecs , me refusait un avan-
tage qui rendit la partie plus égale. — Souffrez-
vous à perdre , me disait-il ? — Non , lui répon-
dais-jé ; mais je me défendrais jnieux , et vous en
auriez plus de plaisir. — ^Cela se peut, répliquait-
il ; laissons pourtant les choses comme elles sont.
Je ne doute point que le premier président ne
voulût savoir tenir un fleuret et tirer des armes
mieux que Motet; et l'abbesse de Chel les,' mieux
danser que la Guimard. On sauve la médiocrité
ou son ignorance par du mépris.
300 SALON DE 1767.
Il était tard quand je me retirai: mais l'abbé
ine laissa dormir la grasse matipée. \\ ne m'ap—
parut que sur les dix heures^ ayec son bâton
d'aube-épine et son chapeau rabattu. Je l'atten-
dais; et nous voilà partis avec les deux petits coip-
pagnoûs de nos pèlerinages , et précédés de deux
valets , qui se relayaient à porter un large panier.
Il y avait près d'une heure que nous marchions
en silence à travers les détours d'une longue fojcêt
qui nous dérobait à l'ardeur du soleil , lorsque
tout à coup je me trouvai placé en Êice du paysage
qui suit. Je ne vous en dis rien j vous en jugerez.
Sixième site. Imaginez à droite la cime d'un
rocher qui se perd dans la nue. Il était dans le
lointain^ à en juger par les objets interposés , et
la manière terne et grisâtre dont il était éclairé.
Proche de nous, toutes les couleurs se distingi^eut;
au Ipin , elles se Confondent en s'étéignantj et leur
cpnfusion produit un blanc mat. Imaginez^ ai^
devant d,e ce rpçher , et beaucoup plus voisin, unp
fabrique de vieilles arcades , sur le ceintre de ces
arcades une plate-forme qui conduisait à une es-
pèce de phai-e , au-delà de, ce phai:ç , à une grande
distance , des i^onticules. Proche des arcades ,
mais tout-à-feit à notre droite , un torrent qui se
précipitait d'une énorme ha^uteur, et dont l^es
eaux écumeuses étaient resserrées dans la crevasse
profonde d'un rocher , et brissées dans leur chu^t^
i
SALON DE 1767. ^07
par défi ma$$e$ informes de pierres ; vers ces mas-
ses y quelques barques à flot ; à notice gauche^ une
langue de terre où des pécheurs et autres gens
étaient occupés. Sur cette langue de terre un bout
de forêt éclairé par la lumière qui venait d'au-
delà ; entre ce paysage de la gauche y le rocher
crevassé et la fabrique de pierres y une échappée
de mer qui s'étendait à l'infini j et sur cette mer
quelques bâtiment^ dispersés ; à droite y les eaux
de la mer baignaient le pied du phare y et d'une
autre longue fabrique adjacente y en retour d'é-
querre y qui s'enfuyait dans le lointain.
Si vous ne vous faites pas un effort pour vous
bien représenter ce site y vous me prendrez pour
un fou^ lorsque je vous dirai quej^ poussai un
cri d'admiration^ et que je restai immobile et
stupéfait. L'abbé jouit un moment de ma surprise;
il m'avoua qu'il s'était usé sur les beautés de Na-
ture y mais qu'il était toujours neuf pour la sur-
prime qu'elles causaient aux autres y ce qui m'ex-
pliqua la chaleur avec laquelle les gens à cabinet
y appelaient les curieux. Il ifxe laissa pour aller
à ses élèves qui étaient assis à terre y le dos ap-
puyé contre des arbres^ leurs livres épars sur
l'herbe ^ et le couvercle du panier posé sur leurs
genoux^ eit leur servant de pupitre. A quel^que dis-
tance y les valets fatigués se reposaient étendus^ et
moi y j'errais incertain sous quel point je n^'arrê-
terajs et verrais. 0 Nature 1 que tu es grande ! 0
^o8 SALON DE 1767.
Nature! que tu es imposante^ majestueuse et belle!
Cest tout ce que je disais au fond de mon ame ;
mais comment pourrais-je vous rendre la variété
des sensations délicieuses dont ces mots répétés en
cent manières diverses étaient accompagnés. On
les aurait sans doute toutes lues sur mon Visage ;
on les aurait distinguées aux accents de ma vaix y
tantôt faibles ^ tantôt véhéments^ tantôt coupés^
tantôt continus. Quelquefois mes yeux et mes bras
s^éleyaient vers le ciel; quelquefois ils retom-
baient à mes côtés^ comme entraînés de lassitude.
Je crois que je versai quelques alarmes. Vous,
mon ami , qui connaissez si bien l'enthousiasme
et son ivresse , dites-moi quelle est la main qui s'é-
tait placée sur mon cœur, qui le serrait, qui le
rendait alternativement à son ressort, et suscitait
dans tout mon corps ce frémissement qui se fait
sentir particulièrement à la racine des cheveux ,
qui semblent alors s'animer et se mouvoir-!
Qui sait le temps que je passai dans cet état
d'enchantement? Je crois que j'y serais encore ,
sans un bruit confus de voix qui m'appelaient :
c'étaient celles de nos petits élèves et de leur ins-
tituteur. J'allai les rejoindre à regret , et j'eus
tort. Il était tard ; j'étais épuisé ; car toute sen-
sation violente épuise : et je trouvai sûr l'herbe
des carafons de cristal remplis d'eau et de vin ,
avec un énorme pâté qui , sans avoir l'aspect au-
guste et sublime du site dont je m'étais arrache ,
r
SALON DE 1767. 309
n'était pourtant pas déplaisant à voir. O rois de
la terre ! quelle différence de la gaîté , de Finno-
cence et de la douceur de ce repas frugal et saiq y
et de la triste magnificence de vos banquets ! Les
dieux , assis à leur table ^ regardent aussi du haut
de leurs célestes demeures le même spectacle qui
attache nos regards. Du moins ^ les poètes du pa-
ganisme n'auraient pas manqué de le dire. O sau-
vages habitants des forets ^ hommes libres qui
vivez encore dans Fétat de Nature , et que notre
approche n'a point corrompus^ que vous êtes
heureux^ si l'habitude qui affaiblit toutes les jouis-
sances y et qui rend les privations plus amères ,
n'a point altéré le bonheur de votre vie !
Nous abandonnâmes les débris de notre repas
aux domestiques qui nous avaient servis ; et tan-
dis que nos jeunes élèves se livraient sans con-
trainte aux amusements de leur âge ^ leur insti^
tuteur et moi ^ sans cesse distraits par les beautés
de la nature ^ nous conversions moins que nous
ne jetions des propos décousus.
— Mais^ pourquoi y a-t-il si peu d'hommes
touchés des charmes de la nature ?
^^ C'est que la société leur ^ fait un goût et des
beautés factices.
— Il me semble que la logique de la- raison
a fait bien d'autres progrès que la logique du
goût.
— Aussi celle-ci est-elle si fine , si Subtile , si dé-
Saxoms. tomi II. 14
aïo ; SALON DE 1767.
licate 3 suppose une connaissance si profonde de
l'esprit et du cœur humain , de ses passions ^ de
ses préjugés ^ de ses erreurs , de ses goûts ^ de ses
terreurs ^ que peu sont en état de l'entendre y bien
moins encore en état de la trouver.' Il est bien
plus aise de démêler le yice d'un raisonnement ^
que la raison d'une beauté. D'ailleurs y l'une est
bien plus vieille que l'autre. La raison s'occupe
des choses ; le goût^ de leur manière d'être. Il
faut avoir , c'est lé point impoi*tant ; puis il faut
avoir d'une certaine manière ; d'abord ^ une ca-
verne y un asyle , na toit , une chaumière y une
maison ; ensuite une certaine maison y un certain
domicile ; d'abord une femi;ae y ensuite une cer-
taine femme. La nature demande la chose néces-
saire. Il est fâcheux d'en être privé. Le goût la
demande avec des qualités accessoires qui la ren-
dent agréfible.
— Combien de bizarreries^ de diversités dans
la recherche et le choix raffiné de ces acces-
soires !
— De tout temps et partout le mal engendra le
bien, le bien inspira le mieux ^ le mieux pro-
duisit l'excellent; à l'excellent succéda lé bizarre ^
dont la famille fut innombrable.... C'est qu'il y
a dans.l'exercice de la raison , et même des sens y
quelque chose de commun à tous y et quelque
chose de propre à chacun. Cent têtes mal faites >
pour une qui l'est bien. La chose commune à tous
\
SALON DE 1767. 211
est de Tespèce. La chose propre à chacun distin-
gue l'individu. S'il n'y avait rien de commun^ les
hommes disputeraient sans cesse ^ et n'^i vien-
draient jamais c^ux mains. S'il n'y avait rien de
divers y ce serait tout le contraire. La nature a
distribue entre les individus de la niême espèce
assez de ressemblance ^ assez de diversité pour
faire le charme de l'entretien^ et aiguiser la pointe
de l'émulation.
— Ce qui n'empêche pas qu'on ne s'injurie
quelquefois 9 et qu'on ne se tue.
— L'imagination et le jugement sont deux qua-
lités communes et presque opposées. L'imagina-
tion ne crée rien > elle imite ^ elle compose y com-
bine y exagère y agrandit , rapetisse. Elle s'occupe
sans cesse de ressemblances. Le jugement observe^
compare y et pe cherche que des différences. Le
jugement est la qualité dominante du philosophe ;
l'imagination y la qualité dominante du poète.
— L'esprit philosophique est-il favorable ou
dé&vorable à la poésie? Grande question pres-
que décidée par ce peu de mots.
— Il est vrai. Plus de verve chez les peuples bar-
bant que chez les peuples policés ; plus de verve
chez les Hébreux que chez les Grecs i plus de
verve chez l^s Grecs que ch^z les Romains ; plus
de verve chez les Romains que chez les Italiens
çt les Français ; plus de verve chez les Anglais
que chez ces derniers. Partout décadence de la
i4-
212 SALON DE 1767.
verre et de la poésie , à mesuré que Tesprit phi-
losophique a fait des progrès : on cesse 'de cul-
tiver ce qu'on méprise. Platon chasse les poètes
de sa cité. L'esprit philosophique veut des com-
paraisons plus resserrées , plus strictes ^ plus ri-
goureuses; sa marche circonspecte est ennemie
du mouvement et des figures. Le règne des images
passe à mesure que celui des choses s'étend. Il
s'introduit par la raison une exactitude ^ une pré-
cision , une méthode ', pardonnez-moi le mot ^ une
sorte de pédanterie qui tue tout. Tous les pré-
jugés civils et religieux se dissipent ; et il est in-
croyaBle combien l'incrédulité ôte de ressources
à la poésie. Les mœurs se policent , les usages
barbares , poétiques et pittoresques cessent ; et
il est incroyable le mal que cette monotone po-
litesse fait à la poésie. L'esprit philosophique
amène le style sentencieux et sec. Les expressions
abstraites qui renferment un grand nombre de
phénomènes se multiplient ^ et prennent la place
des expressions figurées. Les maximes de Sénèque
et de Tacite succédèrent partout aux descriptions
animées , aux tableaux de Tile-Live et de Gicé-
ron j Fontenelle et La Motte à fiossuet et Fénélon.
Quel est, à votre avis , l'espèce de poésie qui
exige le plus de verve ? L'ode , sans coptredit. Il
y a long-temps qu'on ne fait plus d'odes. Les Hé-
breux en ont fait > et ce sont les plus fougueuses.
L^s Grecs en ont fait, mais déjà avec moins d'en-
SALON DE 1767. 31 S
thousiasme que les Hébreux. Le philosophe rai-
sonne^ l'enthousiaste sent. Le philosophe est sobre,
l'enthousiaste est ivre. Les Romains ont imité les
Grecs dans le poème dont il s'agit ; mais leur dé-
lire n'est presque qu'une singerie. Allez à cinq
heures sous les arbres des Tuileries ; là , vous
trouverez de froids discoureurs placés parallèle-
ment les uns à côté des autres , mesurant d'un
pas égal des allées parallèles ; aussi compassés
dans leurs propos que dans leur allure ; étrangers
au tourment de l'ame d'un poète , qu'ils n'éprou-
vèrent jamais ; et vous entendrez le dithyrambe
de Pindare traité d'extravagance ; et cet aigle en-
dormi sous le sceptre de Jupiter 9 qui se balance
sur ses pieds , et dont les plumes frissonnent aux
accents de l'harjpiojûe ^ mis au rang des images
puériles. Quand voit-on naître les critiques et
les grammairiens ? tout juste après le siècle du
génie et des productions divines. Ce siècle s'é-
clipse^ pour pe plus reparaître; ce n'est pas que
Nature qui produit des chênes aussi grands que
ceux d'autrefois, ne produise encore aujourd'hui
des têtes antiques ; mais ces têtes étonnantes se
rétrécissent en subissant la loi générale d'un goût
pusillanime et régnant. Il n'y a qu'un moment
heureux ; c'est celui où il y a assez de verve et de
liberté pour être chaud , assez de jugement et de
goût pour être sage. Le génie crée les beautés; la
critique remarque les défauts. 11 faut de l'ima-
\
^14 SALON DE 17^7.
gination pour Tun y du jugement pour l'autre. Si
j'avais l'imagination à peindre^ je la montrerais
arrachant les plumes à Pégase , et le pliant aux
allures de l'Âcadëmie. Il n'est plus , cet animal
fougueux f qui hennit , gratte la terre du pied , se
cabre et déploie ses grandes ailes ; c'est une bête
de somme y la monture de l'abbé Morellet , pro-
totype de la méthode. La discipline militaire naît
quand il n'y a plus de généraux ; la méthode ,
quand il n'y a plus de génie.
Cher abbé > il y a long-temps que nous conver-
sons ; vous m'avez entendu , compris , je crois ?
— Très-bien. — Et croyez-vous avoir entendu
autre chose que des mots ? — Assurément. — Eh
bien ! vous vous trompez ; vous n'avez entendu
que des mots^ et rien qu6tdes mots. Il n'y a
dans un discours que des expressions abstraites
qui désignent des idées ^ des vues plus ou moins
générales de l'esprit, et des expressions repré-
sentatives qui désignent des êtres physiques.
Quoi{ tandis que je parlais, vous vous occupiez
de l'énumération des idées comprises sous les
mots abstraits; votre imagination travaillait à
se peindre la suite des images enchaînées de
mon discours; vous n'y pensez pas, cher abbé;
j'aurais été à la fin de mon oraison , que vous
en seriez encore au premier mot; à la fin de
ma description , que vous n'eussiez pas esquissé
la première figure de mon tableau. — Ma fi:>i.
SALON DE 1767. 2i5
VOUS pourriez bien avoir raison*. — Si je Tai?
j'en appelle à votre expérience. Écoutez-moi.
L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie ,
Pluton sort de son trdne , il pâlk , il s'écrie ;
n a pear que h$ Dieu dans cet afi&eaz s^oor
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour ,
Et par le oentre ouvert de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Stjx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux ,
Abhorré des mortels , et craint même des dieux (i).
Dites-moi; vous avez vu, tandis que je récitais,
leis enfers , le Stjrx , Neptune avec son trident ,
Pluton s'élânçant d'effroi , le centre de la terre
entr'ouvert, les mortels > les Dieux? il n'en est
rien. — Voilà un mystère bien surprenant; car
enfin , sans me rappeler d'idées, sans me peindre
d'images , j'ai pourtant éprouvé toute l'impres-
sion de ce terrible et sublime morceau. •— C'est
le mystère de la conversation journalière. — Et
vous m'expliquerez ce mystère ? — Si je puis.
— Nous avons été enfants, il y a malheureusement
long-temps, cher abbé. Dans l'enfance on nous
prononçait des mots; ces mots se fixaient dans
notre mémoire, et le sens dans notre entende-
ment , ou par une idée , ou par une image ; et
cette idée ou image était accompagnée d'aversion,
de haine, de plaisir, de terreur, de désir, d'in-
dignation, de mépris; pendant un assez grand
(i) BoiLEAu, traduction du Traité du Sublime de Longin ,
chap. VII. — Homiit, Iliade^ livre xx,v.6i. Édit*.
3i6 SALON DE 1767.
nombre d'années^ à chaque mot prononcé 9 l'idée
ou l'image nous revenait arec la sensation qui lui
était propre ; mais à la longue nous en avons usé
avec les mots ^ comme avec les pièces de mon-
naie : nous ne regardons plus à l'empreinte^ à la
légende y au cordon ^ pour en connaître la valeur;
nous les donnons et nous les recevons à la forme
et au poids : ainsi des mots y vous dis-je. Nous
avons laissé là de côté l'idée ou l'image y pour
nous en tenir au son et à la sensation. Un dis-
cours prononcé n'est plus qu'une longue suite
de sons et de sentations primitivement excitées*
Le cœur et les oreilles sont en jeu, l'esprit n'y
est plus ; c'est à l'effet successif de ces sensations^
à leur violence y à leur somme y que nous nous
entendons et jugeons. Sans cette abréviation nous
ne pourrions converser; il nous faudrait une
journée pour dire et apprécier une phrase un
peu longue. Et que fait le philosophe qui pèse,
s'arrête y analyse y décompose ? il revient par le
soupçon, le doute, à l'état de l'enfance. Pour-
quoi met-on si fortement l'imagination de l'en-
fant en jeu, si difficilement celle de l'homme fait?
C'est que l'enfant, à chaque mot, recherche l'i-
mage, l'idée; il régarde dans sa tête. L'homnie
fait a l'habitude de cette monnaie ; une longue
période n'est plus pour lui qu'une isérie de vieilles
impressions , un calcul d'additions , de soustrac-
tions , un art combinatoire , les comptes faits
SALON DE 1767. ^17
de Baréine. De là vient la rapidité de la conver-
sation où tout s'expédie par formule comme à FA-
cadémie^ ou comme à la Halle où l'on n'attache les
yenx sur une pièce , que quand on en suspecte la
valeur; cas rares de choses inouies, non vues^
rarement aperçues , rapports subtils d'idées y
images singulières et neuves. Il faut alors recou-
rir à la nature , au premier modèle, à la première
voie d'institution. De là ^ le plaisir des ouvrages
originaux^ la fatigue des livres qui font penser,
la difficulté d'intéresser, soit en parlant, soit en
écrivant. Si je vous parle du Clair de lune de y^r-
net, dans les premiers Jours de septembre /]t pense
bien qu'à ces mots vous vous rappelerez quelques
traits principaux de ce tableau^ mais vous ne tar-
derez pas à vous dispenser de cette fatigue.; et
bientôt vous n'approuverez l'éldge ou la critique
que j'en ferai , que d'après la mémoire de la sen-
sation que vous en aurez primitivement éprouvée^
et ainsi de tous les morceaux de peinture du
Salon y et de tous les objets de l'a nature. Qui sont
donc les hommes les plus faciles à émouvoir, à
troubler, à tromper? Peut-être ce sont ceux
qui sont restés enfants , et en qui l'habitude des
signes n'a point ôté la facilité de se représenter
les choses.
Après un instant de silence et de réflexion , sai-
sissant l'abbé par le bras , je lui dis : L'abbé , l'é-
trange machine qu'une langue, et la machine plus
^
2i8 SALON DE 1767.
étrange encore qu'une têtel II n'y a rien dans
aucune des deux qui ne tienne par quelque coin ;
point de signes si disparates qui ne confineiit^
point d'idées si bizarres qui ne se touchent. G>ni-
bien de choses heureusement amenées par la rime
dans nos poètes !
Après un second instant de silence et de ré-
flexion^ j'ajoutai : Les philosophes disent que deux
causes diverses ne peuvent produire un effet iden-
tique ; et s'il y a un axiome dans la science qui soit
vrai , c'est celui-là; et deux causes diverses en na-
ture^ ce sotit deux hommes Et l'abbé , dont la
rêverie allait apparemment le même chemin que
la mienne ^ continua en disant : Cependant deux
hommes ont la même pensée ^ et la rendent par
les mêmes expressions ; et deux poètes ont quel-
quefois fait deux mêmes vers sur lin même sujet.
Que devient donc l'axiome? — Ce qu'il devient?
il reste intact. - — Et comment cela, s'il vous plaît?
— Comment? C'est qu'il n'y a dans la même pensée
rendue par les mêmes expressions , dans les deux
vers faits sur un même sujet, qu'une identité de
phénomène apparente ; et c'est la pauvreté de la
langue qui occasione cette apparence d'identité-
— J'entrevois , dit l'abbé : à votre avis , les deux
parleurs qui ont dit la même chose dans les
mêmes mots ; les deux poètes qui ont fait les deux
mêmes vers sur le même sujet , n'ont eu aucune
sensation commune ; et si la langue avait été assez
SALON DE 1767. ^^0
féconde pour répondre à toute la yarieté de leurs
sensations , ils se seraient exprimés tout diverse*
ment. — Fort bien l'abbé. — Il n'y aurait pas eu
un mot commun dans leurs discours. — Amer-
yeille. — Pas plus qu'il n'y a un accent commun
dans leur manière de prononcer , une même
lettre dans leur écriture. — C'est cela ; et si vous
n'y prenez garde ^ vous deviendrez philosophe.
— C'est une maladie facile à gagner avec vous.
— Vraie maladie , mon cher abbé. C'est cette va-
riété d'accents que vous avez très-bien remar*
quée^ qui supplée à la disette des mots, et qui
détruit les identités si fréquentes d'effets pro-
duits par les mêmes causes. La quantité des mots
est bornée; celle des accents est infinie; c'est
ainsi que chacun a sa langue propre, indivi-
duelle, et parle comme il sent; est froid ou
chaud , rapide ou tranquille ; est lui et n'est que
lui , tandis qu'à l'idée et à re}q)ression il parait
ressembler à un autre. — j'ai, dit l'abbé, sou-
vent été frappé de la disparate de la chose et du
ton. — Et moi aussi ; quoique cette langue d'ac-
cents soit infinie, elle s'entend. C'est la langue
de Nature ; c'est le modèle du musicien ; c'est la
source vraie du grand symphoniste. Je ne sais
quel auteur a dit : Musices seminarium accentus»
— C'est Capella. Jamais aussi vous n'avez en-
tendu chanter le même air, à peu près de la
même manière, par deux chanteurs. Cependant,
3^0 SALON DE 1767.
et les paroles et le chant y et la mesure et le ton ^
autant d'entraves données , semblaient devoir
concourir à fortifier l'identité de l'effet. Il en ar-
rive cependant tout le contraire ; c'est qu'alors
la langue du sentiment y la langue de Nature ^
l'idiome individuel était parlé en même temps
que la langue pauvre et commune. C'est que la
variété de la première de ces langues détruisait
toutes les identités de la seconde ^ des paroles ,
du ton j de la mesure et du chant. Jamais , de-
puis que le monde est monde ^ deux amants n'ont
dit identiquement ^ yé vous aime; et dans l'éter-
nité qui lui reste à durer ^ jamais deux femmes
ne répondront identiquement y vous Sues aimé.
Depuis que Zaïre est sur la scène ^Orosmane
n'a pas dit et ne dira pas deux fois identique-
ment : Zaïre ^ vous pleurez. Cela est dur à
avancer. — Et à croire. — Cela n'en est pas moins
vrai. C'est la thèse des deux grains de sable de
Leibnitz.
— Et quel rapport , s'il vous plaît ^ entre cette
bouffée de métaphysique, vraie ou fausse , et
l'effet de l'esprit philosophique sur la poésie ?
— C'est, cher abbé, ce que je vous laisse à
chercher de vous-même. Il faut bien que vous
vous occupiez encore un" peu de moi , quand je
n'y serai plus. Il y a dans la poésie toujours un
peu de mensonge. L'esprit philosophique nous ha-
bitue à le discerner ; et adieu l'illusion et l'effet.
SALON DE 1767. ^21
Les premiers des sauvages qui virent à la proue
d'un vaisseau une image peinte, la prirent pour
un être réel et vivant j et ils y portèrent leurs
mains. Pourquoi les contes des fées font-ils tant
d'impression aux enfants ? C'est qu'ils ont moins
de raison et d'expérience. Attendez l'âge, et vous
les verrez sourire de mépris à leur bonne. C'est
le rôle du philosophe et du poète. U n'y a plus
moyen de faire des contes à nos gens.
On s'accorde plus aisément sur une ressem-
blance que sur une différence. Ofi juge mieux
d'une image que d'une idée. Le jeune homme
passionné n'est pas difficile dans ses goûts ; il
veut avoir. Le vieillard est moins pressé; il
attend, il choisit. Le jeune homme veut une
femme ^ le sexe lui suffit : le vieillard la veut
belle* Une nation est vieille quand elle a du
goût.
— Et vous voilà , après une assez longue excur-
sion , revenu au point d'oà vous êtes parti.
— C'est que , dans la science ,^ ainsi que dans
la nature , tout tient ; et qu'une idée stérile et un
phénomène isolé sont deux impossibilités. —
Les ombres des montagnes comniençaient à
s'allonger, et la fumée à s'élever au loin au* dessus
des hameaux ; où en langue moins poétique , il
commençait à se faire tard , lorsque nous vîmes
approcher une voiture. — C'est, dit l'abbé , le
carrosse de la maison ; il nous débarrassera- de ces
222 SALON DE 1767.
luarinots^ qui^ d^ajilleurs, sont trop las pour s'en
retourner à pied. Nous reviendrons , nous , au
clair de la lune ; et peut-être trouverez-vous que
la nuit a aussi sa beauté. ^- Je n'en doute pas ^
et je n'aurais pas grand'peine à vous en dire les
raisons. — Cependant le carrosse, s'éloignait avec
les deux petits enfants ^ les ténèbres s'augmen-*
taient , les bruits ^ s'affaiblissaient dans la cam-
pagne y la lune s'élevait sur l'horizon ; la nature
prenait un aspect grave dans les lieux privés de
la ' lumière , fendrç dans les plaines éclairées.
Nous allions en silence y i'abbé me précédant^
moi le suivant, et m'attendant à chaque pas à
quelque nouveau coup de théâtre; Je ne me trom-
pais pas. Mais comment vous en rendre l'effet et
la magie ? Ce ciel orageux et obscur , ces nué^s
épaisses et noires , toute la profondeur^ toute la
terreur qu'elles donnaient à la scène ; la teinte
qu'elles jetaicfut sur les eaux y l'immensité de leur
étendue ; la distance infinie de l'astre à demi-
voilé y dont les rayons tremblaient à leur sur-
face; la vérité de cette nuit, la variété des objets
et des scènes qu'on y discernait , le bruit et le
silence , le mouvement et le repos , l'esprit des
incidents , la grâce y l'élégance , l'action des figu^
res ; la vigueur de la couleur, la pureté du des-
sin , mais surtout l'harmonie et le sortilège de
l'ensemble : rien de négligé, rien de confus; c'est
la loi de la nature riche sans profusion , et pro-
SALON DE 1767. 225
duisant les plus grands phénomènes avec la
moindre quantité de dépense. Il y a des nuées;
mais un ciel ^ qui devient orageux ou qui ya cesser
de l'être , n'en assemble pas davantage. Elles s'é-
tendent ou se ramassent et se meuvent ; mais c'est
le vrai mouvement ^ l'ondulation réelle qu'elles
ont dans l'atmosphère : elles obscurcissent; mais
la mesui^ de cette obscurité est juste. C'est ainsi
que nous avons vu cdnt fois l'astre de la nuit en
percer l'épaisseur. C'est ainsi que nous avons vu
sa lumière affaiblie et pâle , trembler et vaciller
sur le;s eaux. Ce n'est point un port de mer que
l'artiste a voulu peindre. - — L'artiste! — Oui ,
mon ami , l\artiste. Mon secret m'est échappé ; et
il n'est plus temps de recourir après : entraîné
par le charme du Clair de lune de Vemet , j'ai
oublié que je vous avais fait un conte jusqu'à pré-
sent^ et que je m'étais supposé ^^vant la nature
( et l'illusion était bien facilje ) y puis tout à coifp
je nie suis retrouvé de la campagne au Salon. —
Quoi ! me direz-vous ^ l'instituteur^ ces deux petits
élèves, le déjeuner sur l'herbe, le pâté, sont ima-
ginés l-^È vero. — Ces différents sites sont des ta-
bleaux de Vernet? — TuVhaidetto. — Etc'estpour
rompre Fenn^ii et la monotonie des descriptions
que vous en avez fait des paysages réels , et que
vous avez encadré des paysages dans des entre-
tiens?—^ -4 marauiglia^ bravo; ben sentito. Ce
n'est donc plus de la nature, c'est de l'art,- ce
3^4 • SALON DE 1767.
n'est plus de Dieu , c'est de Vemet que je vais
Yous parler.
Ce n'est point y vous disais*] e y un port de mer
qu'il a voulu peindre. On ne voit pas ici plus de
bâtiments qu'il n'en faut pour enrichir et ani-
mer la scène. C'est l'intelligence et le goût ; c'est
l'art qui les a distribués pour l'effet; mais l'effet
est produit sans que l'art s'aperçoive. Il y a des
incidents y mais pas plus que l'espace et le mo-
ment de la composition n'en exigent. C'est y vous
le repéterai-je y la richesse et la parcimonie de
Nature toujours économe , et jamais avare ni
pauvre. Tout est vrai. On le sent. On n'accuse ,
on ne désire rien^ on jouit également de tout. J'ai
ouï dire à des personnes qui avaient fréquenté
long-temps les bords de la mer^ qu'elles recon-
naissaient sur cette toile y ce ciel y ces nuées y ce
temps ^ toute cette composition.
Septième tableau. Ce n'est donc plus à l'abbé
que je m'adresse y c'est à vous. Là lune élevée
sur l'horizon est à demi cachée dans des nuées
épaisses et noires : un ciel tout-à-fait orageux
et obscur occupe le centre de ce tableau y et teint
de sa lumière pâle et faible y et le rideau qui
L'offusque y et la surface de la mer qu'elle do-
mine. On voit , à droite , une fabrique ; proche
de cette fabrique y sur un plan plus avancé sur
le devant y les débris d'un pilotis ; un peu plus
SALON DE ij&j. ^a5
yers la gauche et le fond , une nacelle ^ à la proue
de laquelle un marinier tient une torche allumée;
cette nacelle vogue vers le pilotis : plus encore
sur le fond , et presque en pleine mer , un vais-
seau à la voile ^ et faisant route vers la fabrique ;
puis 9 une étendue de mer obscure illimitée. Tout-
à-fait à gauche^ des rochers. escarpés; au pied
de ces rochers , un massif de pierre^ une espèce
d'esplanade d'où l'on descend de face et de côté ,
vers la mer ; sur l'espace qu'elle enceint à gauche
contre les rochers y une tente dressée ; au dehors
de cette tente ^ une.tonne ^ sur laquelle deux ma-
telots, l'un assis par devant, Fautre accoudé par
derrière , et tous les deux regardant vers un bra-
sier allumé à terre , sur le milieu de l'esplanade.
Sur ce brasier , une marmite suspendue par des
chaînes de fer, à une espèce de trépied. Devant
cette marmite, un matelot, accroupi et vu par
le dos ; plus, vers sa gauche , une femme accrou-
pie et vue de profil. Contre le mur vertical qui
forme le derrière de la fontaine , debout, le dos
appuyé contre ce mur , deux figures, charmantes
pour la grâce , le naturel , le caractère , la po-
sition , la mollesse. Tune d'homme, l'autre de
femme. C'est un époux, peut-être , et sa jeune^
épouse ; ce sont deux amants; un frère et sa sœur.
Voilà à peu près toute cette prodigieuse compo---
sit ion. Mais , que signifient mes expressions exa-
gérées et froides, mes lignes sans chaleur et sans
SALOHS. tome II. i5
2^6 SAL09f DM 1767..
vie , ces ligues que je Tiens de tracer les unes au-
1 dessiMis des autres? Rien ^ mais rien du tout; il
i^iaut voir la chose. Encore oubliaia-je de dire que
sur les degrés de l'esplanade il y a des comiaer-
çanljs > des marins occupes à rouler 9 à porter ,
agissants ^ dé repos ; et tout-à-fait sur la gauche
et les detrniers degrés ^ des pêcheurs à leurs filets.
Je ne sais ce que je louerai de préférence dans
ce morceau. Est-ce le reflet de la lune sur ces
eauic ondulantes ? Sont-ce ces nuées sombres et
chargées et leur mouyement ? Est-ce ce vaisseau
qui passe au--devant de l'astre de la nuit ^ et qui
le renvoie et l'attache à son imm^ense éloigne-
ment ? Est-ce la réflexion dans le fluide de la
petite torche que ce marin tient à l'extrémité
de la nacelle? Sont-ce les deux figures adossées
à la fontaine? Est-ce le brasier dont la lueur
rougeâtre se propage sur tous les objets environ-?
nants^ sans détruire l'harmonie? Est-ce l'effet
total de cette nuit ? Est-ce cette belle niasse de
lumière qui colore les prééminences de cette
roche y et dont la vapeur se mêle à la partie des
nuages auxquels elle se réunit?
On dit de ce tableau ^ que c'est le plus beau
de Vemet , parce que c'est toujours le dernier
ouvrage de ce grand maître qu'on appelle le plus
beau ; mais y encore une fois , il faut le voir.
L'effet de ces deux lumières^ ces lieux y ces nuées>
ces ténèbres qui couvrent tout , et laissent. dis-
SALOBi DG 1767. aay
cerner tout ; la terreur et la if érité de cette scène
sLVkffist^, tout cela se seat fortement ^ et ne se dé-
crit point.
Ce ^'îl y a d'étoonani:^ c'est que l'artiste se
rappelle œs elQfets à deux cents lieues de la na-
ture , et ^u'il n'a d£ modèle présent que dans son
iii»ii(gîtiatioa ; c'est qu'il peint avec une vitesse
înc^rc^able ; c'est qu'il dit : Que la lumière se
&SM > et la lumière est faite ; que la cuit succède
au jour 9 et le jour aujc ténèbres, et il fait nuit ^
et il &it jour ; c'est qua son imagination , aussi
ju^te que £éçoitde > lui fournit tputes ces vérités ;
c'est qu'/ellies sont telles^ que celui qui en fut
spwtatei^r froid et tranquille au bond de. la mer,,
eu est émerveillé sur la toile ; c'est qu'en e0et
ees ^compositions prêchent plus fortem,eot la
groadeur^ la puissance ^ la majesté de la nature^
^pae la nature même. Il est écrit : Cçeli enarrant
ghriam Dei. Mais ce sont les cieux de Yernet ;
e'e^ la gloire de Vemett Que ne £iit-ii pas avec
excellence ! Figure humaine de tou^ les âges ,
de tous les états ^ de toutes les nations; arbres ,
animaux y paysages , marines , perspectives ;
toute sorte de poésie , rochers imposants , mon-
tagnes y eaux dormantes y agitées y précipitées ;
torrents y mers tranquilles , mers en âireur ;
sites varies à l'iniini -, fabriques grecques y ro-
maines y gothiques ; architectures civile y uiili-
taire , ancienne y moderne ; ruines, palais^ chau-
i5.
V
338 SALON DE 1767.
mières ; constructions , gréements , manœuvres ^
Taisseaùx ; "cieux ^ lointains , calme , temps ora^
geux , temps serein ; ciel de diverses saisons , lu-
mières de diverses heures du' jour ; tempêtes ,
naufrages , situations déplorables , victimes et
scènes pathétiques de toute espèce; jour ^ nuit ^
lumières naturelles ,: artificielles , effets sépares
ou confondus de ces lumières. Aucune de ses
scènes accidentelles ^ qui ne fît seule un tableau
précieux. Oubliez toute la droite de son Clair
de lune y couvrez-la , et ne voyez que les rochers
et Fesplanade de la gauche ^ et vou^ aurez un
beau tableau. Sépare^ la partie de la mer et du
ciel^ d'où la lumière lunaire tombe sur les eaux^
et vous aurez un beau tableau; Ne considérez sur
la toile que le rocher de la gauche ; et vous aurez
vu une belle chose. Contentez-vous de l'esplanade
et de ce qui s'y passe ; ne regardez que les degrés
avec les différentes manœuvres qui s'y exécutent ;
et votre goût sera satisfait. Coupez seulement cette
fontaine avec les deux figures qui y sont adossées;
et vous emporterez soùs votre bras un morceau
de prix. Mais, si chaque portion isolée vous af-
fecte ainsi, quel ne doit pas être L'effet de l'en-
semble ! le mérite du tout!
Voilà vraiment le tableau de Vernet que je
voudrais posséder. Un père , qui a des enfants et
une fortune modique , serait économe en l'acqué-
rant. Il en jouirait toute sa vie; et dans vingt à
r
SALON DE 1767* 22g
treûte ans d'ici , lorsqu'il n'y aura plus de Ver-
net y il aurait encore place son argent à un très-
honnête intérêt; car lorsque la mort aura brisé
la palette de cet artiste, qui est-ce qui en ramas-
sera les débris? Qui est-ce qui le restituera à
nos neveux? Qui est-ce qui paiera ses ouvrages?
Tout ce que je vous ai dit de la manière et du
talent de Vemet , entendez-le des quatre premiers
tableaux que je vous ai décrits, comme des sites
naturels.
Le cinquième est un de ses premiers ouvrages.
Il le fit à Rome pour un habit. Teste et culotte.
Il est très-beau, très^harmonieux ; et c'est aujour-
d'hui un morceau de prix.
En comparant les tableaux qui sortent tout frais
de dessus son chevalet , avec ceux qu'il a peints
autrefois, on l'accuse d'avoir outré sa couleur.
Vemet dit qu'il laisse au* temps le soin de répon-
dre à ce reproche , et de montrer à ses critiques
combien ils jugent mal. Il observait, à cette oc-
casion, que la plupart des jeunes élèves qui al-
laient à Rome copier d'après les anciens maîtres ,
y apprenaient l'art de faire de vieux tableaux : ils
ne songeaient pas que , pour que leurs composi-
tions gardassent au bout de cent, ans la vigueur
de celles qu'ils prenaient pour modèles ,~il fallait
savoir apprécier l'effet d'un ou de deux siècles , et
se précautionner contre Taction des causes qui dé-
truisent.
:»5o SALON DE 1767.
Lé silième est bien un Vernet y mais un Ver-
net faible , faible :
.... jàliguando bonus dormitat,,.. (^i).
Ce n'est pas un grand ouvrage , mais c'est l'ou-
yrage d'un grand peintre ; ce qu'on peut dire
toujours des feuilles volantes de Voltaire. On y
trouve le signe caractéristique y l'ongle du lion.
Mais comment y me direz-^vous^ le poète 5 l'o-
rateur, le peintre, le sculpteur, peuvent-ils être
si inégaux , si différents d'eux-mêmes ? C'est l'af-
fiiire du moment, de l'état du corps, de l'état de
l'ame ; une* petite querelle domestique , une ca-
resse faite le matin à sa femme y^ a vaut que d'al-
ler à l'atelier, deux gouttes de fluide perdues et
qui reâfibrmaient tout le feu, toute la chaleur,
tout le génie; un enfant qui a dit ou fait une sot-
tise , UEO ami qui a manqué de délicatesse , une
maitresse qui aura accueilli trop familièrement
un indifférent ; que sais-je ? un lit trop froid ou
trop chaud , une couverture qui tombe la nuit ,
un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-
verre de vin prb de trop, un embarras d'esto-
mac , des cheveux ébouriffés sous le bonnet ; et
adieu la verve. Il y a du hasard aux échecs ; et à
tous les autres jeux de l'esprit. Et pourquoi n'y
en aurait-il pas? L'idée sublime qui se présente,
oh était-elle l'instant précédent? A quoi tient-il
(i) HoftAT. de Art, Poet v. 287. ^dit».
SALON DE 1767. 23l
qu'elle soit ou ne soit pas venue? Ce que je sais y
c'est qu'elle est tellement liée à Tordre fatal de la
vie du poète et de l'artiste , qu'elle n'a pas pu ve*
nir ni plus tôt ni plus tard , et qu'il est absurde
de la supposer précisément la sMaie dana lui aubpe
être 9 dans une autre vie ^ dans un autiTe o^rdre de
choses.
Le septième est un tableau de l'effet le plus pi^
quant et le plus grand. Il semblerait que die con-
cert Vernet et Loutherbourg se seraient proposé
de lutter, tant il y a de ressemblance entre cette
composition de l'un et une autre composition du
second ; même ordonnance , même sujets presque
mé|ne &l»*ique , mais il n'y a pas à s'y tromper.
De toute la scène de Vernet , ne laissez aperce*-
voir que les pêcheurs placés sur la langue de
terre 9 ou que la touffe d'arbres à, gauche ^ plon<-
gés dans la demi-^teinté ou éclairés de la lumière
du soleil couchant qui vient du fond , et vous di-
rez : Voilà Vernet; Loutherfaourg n'en sait pas
encore jusque-là.
Ce Vernet , ce terrible Veirnct , joint la plus
grande modestie au plus grand talent. Il me di-
sait un jour : Me demandezrvous si je fais les
ciels comme tel maître, je vous répondrai, que
non; les figures comme tel autre, je vous répon-
drai que non; les arbres et le paysage comme ce-
lui-ci, même réponse; les brouillards, le$eau:(,
les vapeurs comme celui-là , même réponse en-
:aSa SALON DE 1767.
core. Inférieur à chacun d'euix dans une partie ,
je les surpasse tous dans toutes les autres : et cela
est vrai.
Bon soir ^ mon ami ^ en voilà bien suffisamment
sur Yernet. Demain matin ^ si je me rappelle
quelque chose que j'aie omis^ et qui vaille la
peine de vous être dit , vous le saurez.
J'ai passe la nuit la plus agitée. C'est un état
bien singulier que celui du rêve. Aucun philo-
sophe que je connaisse n'a encore assigné la vraie
différence de la veille et du rêve. Veillai -je,
quand je crois rêver? rêvai -je, quand je crois
veiller? Qui m'a dit que le voile ne se déchire-
rait pas un jour, et que je ne resterai pas con-
vaincu que j'ai rêvé tout ce que j'ai fait , et fai*
réellement tout ce que j'ai rêvé? Les eaux, les
arbres, les forêts que j'ai vus en nature, m'ont
certainemen tfait une impression moins forte que
les mêmes objets en rêve. J'ai vu, qu j'ai cru voir,
tout comme il vous plaira , une vàstè étendue de
mer s'ouvrir devant moi. J'étais éperdu sur le
rivage à l'aspect d'un navire enflammé. J'ai vu
la- chaloupe s'approcher du navire, se remplir
d'hommes, et s'éloigner. J'ai vu les malheureux,
que la chaloupe n'avait pu recevoir, s'agiter ,
courir sur le tillac du navire , pousser des cris.
J'ai entendu leurs cris , je les ai vus se précipiter
dans les eaux , nager vers la chaloupe , s'y atta-
cher. J'ai vu la chaloupe prête à être submergée;
SALON DE 1767. ^35
elle l'aurait été y si ceux qui Toccupaient ^ ô loi ter-
rible de la nécessité ! n'eussent coupé les mains ^
fendu la tête , enfoncé le glaiye dans la gorge et
dans la poitrine y tué ^ massacré impitoyable-
ment leurs semblables y les compagnons de leur
voyage 5 qui leur tendaient en Tain, du milieu
des flots y des bords de la chaloupe y des mains
suppliantes, et leur adressaient des prière&qui
n'étaient point entendues. J'en vois encore un de
ces malheureux, je le vois, il a reçu un coup
mortel dans les flancs. Il est étendu à la surface
de la mer, sa longue chevelure est éparse , son
sang coule d'une large blessure ; l'abîme va l'en-
gloutir; je ne le vois plus. J'ai vu un autre ma-
telot entraîner après lui sa femme qu'il avait
ceinte d'un cable par le milieu du corps; ce même
cable faisait plusieurs tours sur un de ses bras ;
il nageait , ses forces commençaient à défaillir ,
sa femme le conjurait de se sauver et de la laisser
périr. Cependant la flamme du vaisseau éclairait
les lieux circonvoisins , et ce spectacle terrible
avait attiré sur le rivage et sur les rochers les
habitants de la contrée , qui en détournaient leurs
regards.
Une scène plus douce et plus pathétique suc-
céda à celle-là. Un vaisseau av^it été battu d'une
aifrélise tempête ; je n'en pouvais douter à ses
mâts brisés, à ses voiles déchirées, à ses flancs
enfoncés, à la manoeuvre des matelots qui ne
^54 SALON DE 1767.
cessaient de travailler à la pompe. Us étaieot in-
certains^ malgré leurs efforts y s'ils ne couleraient
point à fond y à la rive même qif'ils avaient tou*
ehëe; cependant il régnait encore sur les flots on
murmure sourd. L'eau blanchissait les rochers
de son écume; les arbres qui les couvraient^
avaient été brisés , déracinés. Je voyais de toutes
parts les ravages de la tempête; mais le specta-
cle qui m'arrêta ^ ce fut celui des passagers qui ^
épars sur le rivage y frappés du péril auiqiiel ils
avaient échappé^ pleuraient , s'embrassaient^ le-
vaient leurs mains au ciel y posaient leurs fronts
à terre; je voyais des filles défaillantes entre les
bras de leurs mères y de jeunes épouses transieà
sur le sein de leurs époux ; et au milieu de ce tu-
multe^ un en&mt qui sommeillait paisiblement
dans son maillot. Je voyais sur la planche qui
descendait du navire au rivage^ une mère qui
tenait un petit enfant pressé sur son sein; elle
en portait un second sur ses épaules ; celui^i lui
baisait les joues. Cette femme était suivie de son
mari^ il était chargé de nippes et d'un troisième
enfant qu'il conduisait par ^s lisières. Sans doute
ce père et cette mère avaient été les derniers à
sortir du vaisseau ^ l'ésolus à se sauver ou à périr
avec leurs enfants. Je voyais toutes ces scènes tou-
chantes y et j'en versais dés larmes réelles. 0 mon
ami ! l'empire de la tête sur les intestins est vio-
lent y sans doute; mais celui des intestins sur la
SALON DE 1767. 255
tête Test-il moins? Je veille, je vois, j'entends ,
je regarde, je suis frappé de terreur, A l'instant
la tête commande , agit , dispose des autres orga-
nes. Je dors, les organes conçoivent d'eux-mêmes
la même agitation, le même mouvement, les
mêmes spasmes que la terreur leur avait impri-
mes; et à l'instant ces organes commandent à la
tête , en disposent ; et je crois voir, regarder, en-
tendre. Notre vie se partage ainsi en deux ma-
nières diverses , de veiller et de sommeiller. Il y
a la veille de la tête , pendant laquelle les intes-
tins obéissent, sont passife; il y a la veille des
intestins , où la tête est passive , obéissante , com-
mandée : où l'action descend de la tête aux viscè-
res , aux nerfs , aux intestins ; et c'est ce que nous
appelons veiller : où l'action remonte des viscè-
res , des nerfs , des intestins à la tête ; et c'est ce
que nous appelons rêver. Il peut arriver que cette
dernière action soit plus forte que là précédente
ne l'a été et n'a pu l'être; alors le rêve nous affecte
plus vivement que la réalité. Tel, peut-être ,
veille comme un sot , et rêve comme un homme
d'esprit. La variété des spasmes, que les intestins
peuvent concevoir d'eux-mêmes, correspond à
toute la variété des rêves et à toute la variété des
délires; à toute la variété des rêves de l'homme
sain qui sommeille, à toute la variété des délires
de l'homme malade qui veille et qui n'est pas plus
à lui. Je suis au coin de mon foyer, tout prospère
256 SALON DE 1767.
autour de moi; je suis dans uïxe entière sécurité.'
Tout à coup il me semble que les murs de mon
appartement chancèlent; je frissonne^ je lève les
yeux à mon plafond , comme s'il menaçait de s'é-
crouler sur ma tête. Je crois entendre la plainte
de ma femme , les cris de ma fille. Je me tate le
pouls ; c'est la fièvre que j'ai : c'est l'action qui
remonte des intestins à la tête , et qui en dispose.
Bientôt la cause de ces effets connue , la tête i:^
prendra son sceptre et son autorité , et tous les
fantômes disparaîtront. L'homme ne dort vrai-
ment ) que quand il dort tout entier: Vous voyez
une belle femme ; sa beauté vous frappe ; vous
êtes jeune ; aussitôt l'organe propre du plaisir
prend son élasticité :. vous dormez^ et cet organe
indocile s'agite; aussitôt vous revoyez la belle
femme , et vous en jouissez plus voluptueusement
peut-être. Tout s'exécute dans un ordre contraire,
si l'action des intestins sur la tête est plus, forte
que ne le peut être celle des objets mêmes : un
imbécile dans la fièvre, une fille histérique ou
vaporeuse , sera grande , fière , haute , éloquente ,
Nec mortale sonans •.. (i).
La fièvre tombe, l'hîstérisme cesse, et la sottise
renaît. Vous concevez maintenant ce que c'est que
le fromage mou qui remplit la capacité de votre
crâne et du mien. C'est le corps d'une araignée
(i) ViRGiL. , Mneid. lib. vi , vers. 5o. Edit».
}
SALON DE 1767. .257
dont tous les filets nerreux sont les pattes ou la
toile. Chaque sens a son langage. Lui^ il n'a point
d'idiome ' propre ; il ne voit point ^ il n'entend
points il ne sent même pas; mais c'est un excel-
lent truchement. Je mettrais à tout ce système
plus de vraisemblance ' et de clarté ^ si j'en avais
le temps. Je vous montrerais tantôt les pattes de
l'araignée agissant sur le corps de l'animal y tantôt
le corps de Tanimal mettant les pattes en mouve-
ment. Il me faudrait aussi un peu de pratiqué de
médecine ; il me faudrait. ... du repos , s'il vous
plaît 9 car j'en ai besoin.
Mais je vous Vois froncer le sourcil. De quoi
s'agit- il encore; que me demandez-vous?.... J'en-
tends; vous ne laissez rien en arrière. J'avais pro-
mis à l'abbé quelque radoterie sur les idées ac-
cessoires des ténèbres et de l'obscurité. Allons ^
tirons-nous vite cette dernière épine du pied; et
qu'il n'en soit plus question.
Tout ce qui étonne l'a me , tout ce qui imprime
un sentiment de terreur conduit au sublime. Une
vaste plaine n'étonne pas comme l'océan > ni l'o-
céan tranquille comme l'océan agité.
L'obscurité ajoute à la terreur. Les scènes de
ténèbres sont rares dans les compositions tragi-
' G^e$t ce que Diderot a exécuté depuis avec succès dans ce beau
et profond dialogue , dont j'ai donné une analyse raisonnée dans
mes Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ou"
vrages de ce philosophe. N.
^
^38 SALON DE 1767.
ques. La difficulté du techni4}ue les rend encore,
plus ri^res danis la peinture ^ où d'ailleurs elles,
sont ingrates^ et d'un effet qui n'a de vrai juge
que parmi les maîtres. Allez à l'Académie ^ et pro-
posez-y seulemait ce sujets tout Mmple qu'il est;
demandez qu'on tous montre l'Amour volant au-
dessus du globe pendant 1« nuit , tenant y secouant
son flambeau , et £iisant pleuvoir sur la terre , à
travers Le nuage qui le porte , urne rbsée de gout-
tes de feu entremêlées do âèches.
La nuit dérobe les formes 9 donae de l'horreur
aux bruits; ne ,fàt-ce que celui d'une feuille^ au
fond d'une foret y il met l'imagin^Sition en jeu ; l'i-
magination secoue vivement les entrailles; tout
s'exagère. L'homme {Hrudent entre en méfiance ;
le lâche s'arrête » frémit ou s'enfuit; le brave
porte la main sur la garde de son épée.
Les iemples sont obscurs. Les tyrans se mon-
trent peu; on ne, les voit points et à leurs atro-
cîiés on les juge plus grands que nature. JLe sanc-
tuaire de l'homme civilisé et de l'homme sauvage
est rempli de ténèbres. C'est de Tart de s'en im-
poser à soi-même qu'on peut dire :
(^d latetarcana non enarrabiiejîhra (i).
Prêtres , placez vos autels , élevez vos édifices au
Ibnd des forêts. Que les plaintes de vos victimes
percent les ténèbres. Que vos scènes mystérieuses
(i) A. Pbrsii Flacgi, sat. y, yers. 29. Sait*.
SALON DE 1767. ^39
theurgiques y sanglantes , n« soient éclairées que
de la lueur funeste des torches. La clarté est
bonne pour convaincre; elle ne vaut rîen pour
émouvoir. La clarté^ de quelque manière qu'oo
Tenlende^ nuit à l'enthousiasme. Poètes ^ parlez
sans cesse d^éternité, d'infini ^ d'immensité^ du
temps y de l'espace > de la divinité , des tombeaux ^
des mânes ^ des aifers^ d'un ciel obcur^ des mers
profondes 9 des forets obscures y du tonnerre y des
éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux.
^ Les grands bruits ouïs au loin y la chute des eanx
qu'on entend sans les voir^ le dlence y la solitude y
le désert y les ruines y les cavernes y le bruit des
tambours voilés , les coups de baguette séparés
par des intervalles y les coups d'une cloche inter^
rompus y et qui se font attendre y le cri des oi-^
seaux nocturnes y celui des bêtes féroces en hiver^
pendant la nuit y surtout s'il se mêle au murmure
des vents. La plainte d'une femme qui accouche ;
toute plainte qui cesse et qui reprend y cpii re-
prend avec éclat, et qui finit en s'éteignant; il y
. a y dans toutes ces choses y je ne sais quoi de ter-
rible , de grand et d'obscur.
Ce sont ces idées accessoires^ nécessairement
liées à la nuit et aux ténèbres y qui achèvent de
porter la terreur dans le cœur d'une jeuno fille
qui s'achemine vers le bosquet obscur où elle est
att^idue. Son cœur palpite; elle s'arrête. La
frayeur se joint au trouble de sa passion ; elle suc-
:a4o ^ALO^ DE 1767.
combe ^ ses genoux se dérobent sous elle. Elle est
trop heureuse de rencontrer les bras de son amant y
pour la recevoir et la soutenir; et ses premiers
mots , sont : Est-ce vous ?
Je crois que les Nègres sont moins beauix pour
les Nègres mêipes ^ que les blancs pour les Nègres
et pour les blancs. Il n'est pas en notre pouvoir
de séparer des idées que Nature associe. Je chau'-
gérai d'avis^ si l'on me dit que les Nègres sont
plus touchés des ténèbres que de Féclat d'un beau
jour.
Les idées de puissance ont aussi leur subli-
mité; mais la puissance qui^menace émeut plus
que celle qui protège. Le taureau est plus beau
que le bœuf; le taureau écorné qui mugit ^ plus
beau que le taureau qui se promène et qui pait ;
le cheval en liberté ^ dont la crinière flotte aux
vents , que le cheval sous son cavalier ; l'onagre ,
que l'âne; le tyran, que le roi; le crime, peut-
être y que la vertu ; les dieux cruels , que les dieux
bons; et les législateurs sacrés le savaient bien.
La saison du printemps ne convient point à une ^
scène auguste.
La magnificence n'est belle que dans le désor-
dre. Entassez des vases précieux; enveloppez ces
vases entassés , renversés , d'étoffes aussi précieu-
ses: l'artiste ne voit là qu'un beau groupe, de
belles formes. Le philosophe remonte à un prin-
cipe plus secret. Quel est l'homme puissant, à
SALON DE 1767. a4i»,
qui ces choses appartiennent > et qui les aban-
donne à la merci du premier venu?
Les dimensions pures et abstraites de la ma-
tière ne soht pas sans quelque expression. La li-*
gne perpendiculaire , image de la stabilité y me-
suré de la profondeur ^ frappe plus, que la ligne
oblique. ^
Adieu ^ mon ami* Bon soir et bonne nuit. Et
songez-y. bien ^ soit en Vous endormant^ soit en
vous réveillant ; et tous m'avouerez que le traité
du beau dans les arts est à faire ^ après tout ce
que yen ai dit dans les Salons précédents ,. et tout
ce que j'en dirai dans celui-ci (i).
40, 41. MILLET-FRANCISQUE.
s
Celui-ci> et la kyrielle d'artistes médiocres qui
vont suivre , ne vous ruineront pas. On regrette
le. coup-d'œil qu'on a jeté sur leurs ouvrages , et
la ligne qu'on écrit d'eux.
La condition du mauvais peintre et du mauvais
opméidien est pire que celle du mauvais littéra-
teur. Le peintre entend de ses propres oreilles le
mépris de son talent ; le bruit des sifflets va droit
à celles de l'acteur : au lieu que l'auteur a la con-
solation de mourir sans presque s'en douter; et
lorsque vous vous écriez de dépit : La bête, le sot,
(i) Voyez aussi dans le Dictionnaire encyclopédique, Tarticle
Beau ; et Fouvrage que vient de publier M. Kératry . Paris , Aud6t ,
iSîia, Édit».
Salons, tome ii. 16
342 SALON DE 1767.
l'animal , et que tous jetez son liyre loin de tous >
il ne vous voit pas ; peut-^tre , seul dans son ca—
btn»t> se relii^mt avec complaisance > se félicite*-
t-^il d'être Thomme de tant de rares concepts.
Je ne me rappelle plus ce que M. Francisque
a fait. C'est , je crois ^ une fuite en Egypte; ce sont
les 'disciples allant à Emmaiis; c'est l'aventure de
la Samaritaine, cette femme dont le fils de Dieu
lisait , dans les décrets éternels de son père, qu'elle
avait fait sept fois^ son mari cocu. O altitudodi-^
vitiarum et sapientiœ Dei ! c'est tout ce qu'il tous
plaira d'imaginer de froid ^ de maussade y de niai
peint, couleur, lumières, figures, a^rbres, eaux^
montagnes, terrasses, ^out est détestable. Mais est-
ce que ces gens-là n'ont jamais comparé leurs ou-
vrages à ceux de Loutherbourg ou de Vemet? Est-
ce qu'ils auraient la botité de faire sortir le tùé^
rite de ces derniers artistes par le contraste de
leur platitude? Est-ce pour servir de repoussoirs
qu'ils envoient aU comité , et que le comité les
admet au Salon? Aùraient-ils la bêtise de se croise
quelque chose? Est-ce qu'ils n'ont pas entendu -
dire à leurs côtés : Fi ! cela est infâme. Il y a pour^
tant quinze à vingt ans qu'on leur fait cette ava-
nie, et qu'ils la digèrent. S'ils continuent de bar-*
bouiller de la toile (comme la plupart de nos lit-
térateurs continuent de barbouiller du papier ) ,
sous peine de mourir de faim, je leur pardonne
aujourd'hui cette manie, comme je la leur par-
SALON DE 1767. 345
aonoais par le passé ; car enBn, il vaut encore
mieux faire de sots tableaux et de sots livres, que
de mourir : mai^ je ne le pardonnerai pas à leurs
parents y à leurs maîtres. Que n'en faisaient-ils
autre chose? S'il y a une autre vie , ils y seront
certainement châtiëâ||)our cela ; ils y seront con-
damnés à voir ces tableaux j à les regarder sans
cesse, et à les trouver de plus en plus mauvais.
La mèw de Jean Marie Fréron liras es feuilles (i)
a toute etemitë. Quel supplice! cette idée des
peines de l'tiutre monde m'athuse. Savez -vous
quelles seront celles d'u&e coquette? Elle sera
seule dans les ténèbres ; elle entendra autour
d'elfe les soupira de cent amante heureux; son
cœur et ses sens s'enflammeront des plus ardents
désirs : elle appellera les malheureux à qui elle
a {nt concevoir tant de fausses espérances ; aucun
d'eux ne viendra ; et elle aura les mains liées sur
k dos. Et cette mademoiselle de Sens, qui fait
égorger, par sou garde-chasse, un pauvre paysan
qui chaumait dans les champs un jour avant la
permission:, elle verra à toute éternité couler èous
ses yeux le sang de ce malheureux-. — ^ A toute éter-
nité , c'est bien long-temps. --- Vous avez raison.
Les protestants furent des sots , lorsqu'ils se dé-
firent, du purgatoire , et qu'ils gardèrent l'enfer.
Us calomnièrent leur dieu , et renversèrent leur
marmite.
(i) L'Année littéraire. Ewt».
16.
;i44 SALON DE 1767.
Tous ces tableaux de Millet-Francisque pas-
seront du cabinet chez le brocanteur ; et ils res-
teront suspendus au coin de la rue , jusqu'à ce que
les éclaboussures des voitures les aient couverts.
LUNDBKRG.
43- PORTKAlT DU BARON DB BRETKDIt EN PASTEL.
\ ^
Ma fai je ne connais ni le baron ni son portrait.
Tout ce que je sais, c'est qu'il y avait cette année,
au Salon,' beaucoup de portraits, peu de bons,
comme cela doit être > et pas 1m pastel qu'on put
regarder , si vous en exceptez l'ébauche d'une tête
de femme dont on pouvait dire : ex ungue leonem^
le portrait de V oculiste DemourSf figure hideuse,
beau morceau de peinture; et la figure crapu-
leuse et basse de ce vilain abbé de V Attaignant.
C'était lui-même passant sa tétè à travers un petit
cadre de bois noir. C'est, certes , un grand mérite
aux portraits, de La Tour de ressembler; mais ce
n'est ni leur principal , ni leur seul mérite. Toutes
les parties.de la peinture y sont encore. Le savant,
l'ignorant, les admire sans avoir jamais vu les
personnes; c'est que It chair et la vie y sont:
mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits,
et cela sans s'y méprendre? Quelle différence y
a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ?
Comment dit-on d'une tête réelle qu'elle est bien
dessinée , tandis qu'un des coins de la bouche re-
SALON DE 1767. 245
lève ; tandis que Fautre tombe ; qu'un dès yeux
est plus petit et plus bas que l'autre; et que
toutes les règles conventionnelles du dessin y sont
enfreintes dans la position , les longueurs > la
forme et la proportion des parties ? Dans les ou-
vrages de La Tour j c'est la nature même vc'est'le
système de ses incorrections telles qu'on les y voit
tous^les jours. Ce n'est pas de la poésie; ce n'est
que de la peinture. J'ai vu peindre La Tour; il
est tranquille et froid ; il ne se tourmente point ;
il ne souffre point; il ne halète point; il ne fait
aucune de ces contorsions du modeleur enthou-
siaste^ sur le visage duquel on voit se succéder
les ouvrages qu'il se proposé de rendre^ et qui
semblent passer de son ame sur son fronl-^ et de
son front sur sa terre ou sur sa toile. Il n'imite
poiBt les gestes dxi furieux; il n'a point le sourcil
relevé de l'homme qui dédaigne le regard de sa
femme qui s'attendrit; il ne s'extasie point ; il ne
sourit point à son travail ; il reste froid : et ce-
pendant son imitation est chaude.* Obtiendrait-#n
d'une étude opiniâtre et longue le mérite de
La Tour? Ce peintre n'a jamais rien produit de
verve ; il a le génie du technique ; c'est un riiaehi-
niste merveilleux. Quand je dis de La Tour qu'il
est machiniste^ c'est comme je le dis de Vaucan-
son^ et non comme je le dirais de Rubens. Voilà
ma pensée pour le moment, sauf à revenir de
mon erreur, si c'en est une. Lorsque le jeune Per-
a46 SALON DE 1757.
ronneau parut ^ La Tour en fut inquiet; il craignit
que le public ne pût sentir autrement que par
une comparaison directe Tintervalle qui les sépa-
rait. Que fit-il? Il proposa son portrait à peindre
à son rival ^ qui s'y refusa par modestie; c'est
celui où il 4 le devant du chapeau rabattu^ la
moitié du visage dans la demi-teiate , et le reste
du corps éclairé. L'innocent artiste se laisse
vaincre à force d'instances; et tandis qu'il tra-
vaillait^ l'artiste jaloux exécutait le même ou-
vrage de son côté. Les deux tableaux furent ache-
vés en même temps , et exposés au même Salon ;
ils montrèrent la différence du maître et de l'é-
colier. Le tour est fin ^ et me déplaît. Homme
singulier^ mais bon honime y mais galant homme^
La Tour ne ferait pas cela aujourd'hui ; et puis
il faut avoir quelque indulgence pour un artiste
piqué de se voir rabaissé sur la ligne d'un homme
qui ne lui allait pas à la cheville du pied. Peut-
être n'aperçut-il dans cette espièglerie que la
ny)rtification du public^ et non celle >d'un con-
frère trop habile pour ne pas sentir son infério-
rité y et trop franc pour ne pas la reconnaître.
Eh ! ami La Tour ^ n'était-ce pas assez que Per-
ronneau te dît ; Tu es le plus fort ; ne pouvais-tu
être content y à moins que le public ne te le dit
aussi. Eh bien ! il fallisiit attendre un moment y et
ta vanité aurait été satisfaite^ et tu n'aurais point
humilié ton confrère. A la longue y chacun a la
r
SALON DE 1767. ^4?
|ilace qu'il mérite. La société , c'est la mai^n de
Bertin ; un fat y prend le haut bout la première
fois qu'il s'y présente ; mais peu à peu il e&l re-
poussé par les survolants ; il fait le tour de la
table ) et il se trouve à la dernière place au-rdes^
sus ou au-dessous de l'abbé de La Porte.
Encore un mot sur les portraits et portrfiitistes.
Pourquoi un peintre d'histoire .est*il commune-^
ment un mauvais portraitiste ? Pourquoi un bar^-
bouilleur du pont Notre-Dame fera-^t41 plus res-
semblant qu'un pn>fesseur de l'Académie? C'est
que celui-ci ne s'est jaipais occupé de l'imitation
pî^ureuse de la nature; c'est qu'il a l'habitude
d'exagérer ^ d'affaiblir ^ de corriger scm modèle ;
c'est qu'il a la tète pleine de règles qui l'assujé-
tissent et qui dirigent son pinceau , saiis qu'il s'en
aperçoive ; c'est qu'il a toujours altéré les fomies
d'après ces règles de goût ^ et qu'il continue de les
altérer ; c'est qu^il fond ^ avec les traits qu'il a^
sous les yeux et qu'il s'efforce en vain de copier
rigoureusement^ des traits empruntés des antî^r
ques qu'il a étudiés 9 des tableaux qu'il a vus et
admirés, et de ceux qu'il a faits; c'est qu'il est
savant ; c'est qu'il est libre , et qu'il ne peut se
réduire ^ la condition de l'esclave et de l'ignorant;
c'est qu'il a son faire , son tic , sa couleur , aux-
quels il revient sans cesse ; c'est qu'il exécute une
caricature en beau, et que le barbouilleur, au
contraire , exécute une caricature en laid. Le
24d SALON I>E 1767.
portrait ressemblant 4u barbouilleur meurt avec
la personne ; celui de Fhabile homme reste à ja-
mais. Cest d'après ce dernier , que nos neveux se
forment les images des grands hommes qui les
ont précèdes. Lorsq^e le goût de$^ beaux arts est
général chez une nation , savez-vous ce qui ar-
rivé? C'est que l'œil du peuple se conforme à Toeil
du grand artiste , et que l'exagération laisse pour
lui la ressemblance entière. Il ne s'avise point de
chicaner^ il ne dit point : cet œil est trop petit ^
trop grand ; ce muscle est exagéré , ces formes ne
sont pas justes; cette paupière est trop saillante ;
ces os orbiculaires sont trop élevés : il fait abs-
traction de ce qne la tonnaissa^ce du ^ beau a in-
troduit dans la copie. Il voit le modèle , où il n'est
pas à la rigueur; et il s'écrie d'admiration. Vol-
taire fait l'histoire comme les grands statuaires
anciens faisaient le buste; comme les peintres sa-
vants de nos jours font le portrait. Il agrandit , il
exagère , il corrige les former ; a-t-il raison ? a-
t-il tort? Il a tort pour le pe'dant ; il a raison
pour l'homme de goût. Tort ou raisoni^ c'est la
figure qu'il a peinte qui restera dans la mémoire
des hommes à venir.
I
SALON DE 1767. 249
^ LE BEL.
45. PLUSIEURS PAYSAGES y SOUS LE MÉ^E lïUlEilÉRO.
Je les ai tous vus^ mais je n'en ai regardé au-
cun ; ou, si je les ai regardés , c'est comme rHomme
du Bal à qui une femme disait :
' M*a-t-il de ses gros yeux assez considérée ?
Madame, lui répondit-il, je vous regarde, mais
je ne vous considère pas.
Dans Fun' de ces paysages ^ ce sont des femmes
qui lavent à la rivière ; isur le fond , les arbres
sont assez bieii touchés , assez bien du moins par
rapport au reste ; car la misère générale d'une
composition en relève quelquefois un coin , et lui
donne un faux air d'excellence ; cela est bon là ,
ailleurs ce serait mauvais. M. Le Bel , en bonne
foi , sont-ce là des eaux !? C'est un pré fanné , ras
et nouvellen^nt fauché. Ces monticules sont fai-
bles et léchés : point de ciel. Au pied de ces vieux
arbres, petits objets, fleurettes de parterre qui
papillotent. ]Figures raides, mannequins de la
foire Saint-Ovide , pantins à mouvoir avec une
ficelle; sur le devant, un gueux assis sur un bout
de roche. 0 le vilain gueux ! il a le scorbut ou les
humeurs froides; j'en appelle à Bouvard (i);
(i) Célèbre médecin. Édit».
25o SALON DE i7§7.
mais TOUS me direz que fiçuvard voit cette ma-
ladie partout.
L'autre est une belle plaque de cuivre rouge ;
terrasses ^ arbres , ciels ^ montagnes ^ lointain ,
campagne^ tout est cuivre^ beau cuivre; si cela
s'étaitufait de hasard ^ en coulant du fourneau
dans le catin ^ ce serait uu prodige.
VENEVAULT.
44- APOTHÉOSE pu PmiNCE: DE COHDB.
Sujet immense , digne de l'imaginatioa grande
et féconde ^ et de la hardiesse de Rubeus ; et sujet
fait en miniature par Venevault. C'est au ceatre
une pyramide^ dont la base est surchargée dç
trophées ; c'est Minerve j c'est sur le bouclier de
la déesse l'effigie du héros; ce sont des génies
lourds et bétes ; c'est une campagne ; c'est une
montagne ; c'est sut* cette montagne le temple de
la gloire ; ce sont des savants et des artifices qui y
grimpent ^ mais entre lesquels on ne voit pas
M. Venevault. Froide et mauvaise miniatut^ ;
mauvais salmis ^ qui n'en vaut pa&up de béca$$e$.
Cela est petitement fait^ mal agencé, sçç, dur,
sans plan, sans liaison de lumières, platement
peint, obscur, en dépit de la longue description
du livret.
SALON DE 1767. aSi
PERRONNEAU.
• 4^. UN POBTRAIT DE FEMME.
On en voit la tête de face , et le qorps de deux
tiiars.
La figure est un pçu raide et droite , fichée
comme elle l'aurait e'té par le maître à danser;
position la plus maussade^ la plus* insipide pour
l'art ^ à qui il faut un modèle simple > i\^turel^.
yrai ^ nullement maniéré ; une tête qui s'incline
un peU;, des membres qui s'en aillent négligem-
ment prendre la place ordonnée par la pensée ou
l'action de la personne; le maître des grâces^ le
maître à danser détruisent le mouyement réel ^
cet enchaînement si précieux des parties qui se
commandent et s'obéissent réciproquement le^
unesi aux autres. Marcel cherche à pallier les dér
fauts; Van-Lop cherche à rendre leur influence
sur toute la personne. U faut que la figure soit
une. Un mot là-<lessus suffit à qui sait entendre;
une page de plus n'apprendrait rien aux autres.
C'est une chose k. sentir t mais revenons au por-^
trait. L'épaule est prise si juste, qu'on. la voir
toute nue à travers le vêtement et ce vêtement est
à tromper. C'est l'étoffe même pour la couleur ,
la lumière , les plis et le reste ; et la gorge y il
est impossible de la fs^îre mieux : c'est comme
nous la voyons aux honnêtes femmes, ni trop
^^52 SALON DE 1767.
cachée^ ni trop montrée^ placée à merveille, et
peinte , il faut voir !
Le portrait de Marmontel pourrait bien être
du même artiste. Il est ressemblant, niais il a
r^ir ivre , ivre de vin , s'entend : et Ton jurerait
qu'il lit quelques chants de sa Neuvaine ( i ) à des
filles. Le bleu fort de ce mouchoir de soie qui
lui ceint la tête , est un peu dur , et nuit à Thar-
monie.
La plupart des portraits de Perronneau sont
faits avec esprit. Cèluide Marmontel est de Roslin.
DROUAIS, ROSLIN, YALADE, etc.
46, ^^. VO^T^klTSy ÉTUDES, TABLEAUX.^
Entre tous ces portraits, aucun qui arrête. Un
seul excepté, qui est de Roslin, et que je viens
d'attribuer à Perronneau, c'est celui de cette
femme dont j'ai dit que la gorge ' était si vraie,
qu'on ne la croirait pas peinte; c'est à inviter la
main comme la chair : la tête est moins bien ,
quoique gracieuse et faisant bien la ronde bosse;
les yeux étinCjèlent d'un feu humide ; et puis une
multitude de passages fins et bien entendus, un
beau faire, une touche amoureuse.
Celui de madame de Marigny est assez bien
(i) £a Neuvaine de C/lhère , poème en ix chants , composé
vers 1767, et resté inédit jusqu en 1820 , époque à laquelle il a
été publié par M. Marmontel fils, à Paris, chez Verdière. Edit».
r
r
SALON DE 1767. ^55
entendu pour l'efFet , d'une couleur agréable ;
mais la touche en est molle ; il y a de l'incertitude
de dessin ; la robe est bien faite; la tête est tour-
mentée ; la figure s'ajBTaisse ^ s'en ya y ne se soutient
pas; elle a l'air mannequiné; les bras sont livides
et les mains sans forme ; la gorge plate et grisâtre;
et puis sur le visage un ennui ^ une maussaderie^
un air maladif qui nous affligent.
Les études de ces artistes montrent combien ils
ont encore besoin d'en faire.
Entre les tableaux ? on ne voit que V allégorie
en y honneur du maréchal de Belle^Isle. C'est
Minerve, c'est une Victoire qui soutiennent le
portrait du héros ; c'est une Renommée joufflue
qui trompette ses vertus.
Et toujours Mars, Vénus, Minerve, Jupiter,
Hébé, Junon : sans les dieux du paganisme., ces
gens-là ne sauraient rien faire. Je voudrais bien
leur ôter ce maudit catéchisme payep.
Cette allégorie de Valade choque les yeux par
le discordant. Elle est pesamment faite, sans au-
cune intelligence de lumière et d'effet. Figures
détestables de couleur et de d<dssin ; nuage dense
à couper à la scie, femmes langues, maigres et
raidês , grand mannequin en petit , énorme Mi-
nerve , bien corpulée , bien lourde ; et puis , il
faut voir les draperies , l'agencement de tout ce
fatras; les accesisoires même ne sont pas faits.
!254 SALON DE 1767.
54. MADAME yiEN.
Une poule hupée y veillant sur ses petits : très-
beau petit tableau ; bel oiseau ^ très^bel oiseau ;
belle hupe ^ belle crayate bien hérissée y bec en-
tr'ottvert et menaçant , œil ardent > duTert et sail-
lant; caractère inquiet^ querelleur et fier. J'en-
tends son cri. Elle a son aile pendante^ elle est
accroupie ; ses petits sont sous elle , à l'exception
de quelques uns qui s'échappent ou vont s'échap-
per j elle est peinte d'une grande vigueur et vérité
de couleur; ses petits très-moelleusement; c'est
leur duvet , leur innocence , leur étourderie pous-
sin ière; tout est bieh> jusqu'aux brins de paille
dispersés autour de la poule. Il y a des détails de
nature à faire illusion. L'artiste n'a pourtant pas
remarqué qu'alors une poule^ d'une grosseur com-
nlune y prend un volume énorme , par l'étendue
qu'elle donne à toutes ses plumes ébouriffées.
Madame Yien met dans ses animaux de la vie et
du mouvement. Je suis surpris de sa poule; je ne
croyais pas qu'elle en sût jusques*là.
s. . ■
COQ— FÀISÀH DOBÉ DE LA CHINE.
Il s'en manque bien que ce coq soit de la force
de la poule. Asséi^ chaud de couleur^ il est froid
d'expression ^ sians vie ; c'est presque ^ oiseau de
bois ^ tant il est raide^ lisse et monotone. J'aime
mieux que l'oiseau ce petit massif de fleurs^ de
SALON DE 1767. a55
' verdure et d'arbustes 5 placé sur le fond , quoique
ce ne soit pas merveille.
Réparation à madame Yîen. J'ai dit que ce coq
était sans mouvement et sans vie; et je viens d'ap-
prendre qu'elle l'a peint d'après un coq empaillé,
DES SERINS f DONT l'uN SORT DE SA GAGE POUR ATTRAPER
DES PAPILLONS.
La poale hupée ne permet pas de regarder cela.
Ces serins sont comm« des petits morceaux de
buis taillés en canaris^ sans légèreté^ sans gen-
tillesse ) sans variété de tons ^ sans vie. Madame
Vien ^ vous avez feit ces serins-li toute seule ;
i^wr i>otre poule y votre mari pourrait bien l'a-
voir un peu coquetée.
-BOUQUETS DE FLEURS.
Celui qui t^présente des fleurs dans une carafe
est à merveille. Les racines filamenteuses des
plantes sont parfaitement imitées y et le tout est
bien réfléchi sur la table qui soutient le vase. '
Les àtitres fleurs sont moiùs bien. Les serins
sont ingrats par la monotonie de la couleur. Ah f
la belle poule!
\
256 SALON DE 1767.
DE MACHY.
S
57. LE PÉRISTYLE DU LOUTHE, ET LA DÉMOUTION DE
l'hOTEL de ROUILLÉ.
Tableau de quatre pieds de large, sur deux pieds neuf pouces de haut.
Le péristyle est à droite; c'est sur cette partie
que tombe la forte lumière qui vient de quelque
point pris à gauche : dans l'intérieur du tableau ,
on ne voit que la colonnade. Des ruines en arca-
des, placées sur le devant, et occupant tout Tes-
pace de la gauche à la droite , déirobent le massif
lourd et sans goût sur lequel elle esjt élevée. Il y
a de l'esprit à cela. La façade de ces arcades , et
toute la partie antérieure est dans la demi-teinte;
oli a fait d'une pierre deux coups : on s'est mé-
nagé des effets de lumières par le dessous de ces
arcades; et l'on a masqué l'unique défaut d'un des
plus beaux morceaux d'ar^chitecture qu'il y ait au
monde.
Ce tableau n'est pas sans mérite. Cet assem-
blage d'architecture et de ruines produit de l'in-
térêt. Le devant est bien composé. Cepaii de mur,
qu'on voit au coin gauche, fait un bon effet* La fi-
gure brisée avec l'ornement est d'excçUent goût ;
ces eaux, ramassées sur le devant ^ pnt de la trans-
parence; mais le tout est gris; mais il est sec;
mais il est dur; mais la lumière forte est trop
égale; mais son effet blesse les yeux; mais les fi-
r
SALON DE 1767, 357
gures sont mal dessinées ; mais ce tableau y mb
malignement à côté de la Galerie antique de Ro-
bert^ fait sentir Fénorme différence d'une bonne
chose ou d'une excellente. C'est notre ami Char-
din qui institue ces parallèles-là y aux dépens de
qui il appartiendra; peu lui importe^ pourvu
que l'œil du public s'exerce y et que le mérite soit
apprécié. Grand merci, M. Chardin; sans vous 9
j'aurais peut^tr^ admiré la.Colonnade de Machy,
et sans le voisinage de la Galerie de Robert. C'est
un lambeau de Virgile mis à côté d'un lambeau
deLucain.
LE VESTIBULE NOUVEAU DU PALAIS-ROYAL. ■^— LA DÉMOLI-
TION DE l'ancien. LE PORTAIL DE SAINT-EUSTACHE,
ET UNE PARTIE DE LA NOUVELLE-HALLE ^ A GOUACHE.
— l'intérieur de la NOUVELLE ÉGÙSE DE LA MA6DE-
LEINE DE LA VILLE-l'ÉVÊQUE.
Le premier morceau était faible de couleur ,
ces autres-ci sont encore pis. Le i^estibule nouveau
du Palais-Royal et la démolition d^ t ancien sont
très-fades.
La Magdeleine y belle perspective , lumière
bien dégradée, grande précision.
En général y les morceaux de M achy sont gris y
ou d'un jaune de paille; ce sont des ruines toutes
neuves. A parler rigoureusement y il ne peint pas ;
c'est une estampe qu'il enlumine précieusement y
avec un goût et une propreté exquise ; aussi y ses
Salons, tomi ii. 17
^^8 SAtON DE 1767.
H^bleànaË 6iit-il« U^^jours vm œil dar et see. Pour
>à pét^pectitie , il eu est rigaaï^eu^ observateur*
Im ùhjtts hùt b¥6n Téfiet qu'on en doit attendre.
J'é De drotis pas qu'il ait été bieti contônl des ou-
^¥tà^ti de Robei^t; Cet Ibomitie est tenu d'Italie ,
fùtkt dépouiller Maehy de tous ses lauriers. Les
iwvra^s d;e Robert affligeront Machy , sans^ le
corriger. Il ne changera pas son Satire*
Son dessin de Vïnté rieur dé la Magdehme e&t
très-bien éclaire'; c'est l'effet d'une lumière douce^
rare^ vague et blanciiàtre^ comme on la remarqoe
aux édifices nouvellement bâtis , lorsqu'elle tran
verse des verres laiteux , ou qu'elle a été réfléchie
par des murailles neuves. Il y a aussi la vapeur;
mais la vapeur claire des lieux frais ^ renfermés
et blancs.
DROUAIS FILS.
5l. DÈS PORTRAITS.
A l'ordinaire. La plus belle craie possible; mais
dites-moi ce que c'est que cette rage-là. Est-ce
nyaladte d'esprit ou des yeux? Imaginez des visages^
des cheveux de crème fouettée , de vieilles étoffes
raides ^ retournées et remises à la calandre y un
chien d'ébène avec des yeux de jayet ; et vous au-
rez un de ses meilleurs morceaux.
SALON DE i-fij. aSg
JULLIART.
65. TROIS PAYSAGES^ SOUS UN MÊME NlTMéRO.
M. JuUiart^ tous croyez donc que pour être un
paysagiste^ il ne s'agit que de jeter çà et là des
arbres ^ faire une terrasse , élerer une montagne,
assembler des eaux , en interrompre le cours par
quelques pierres brutes , étendre une campagne
le plus que vous pourrez , l'éclairer de la lumière
en soleil et de la lune > dessiner un pâtre , et au-»
tour de ce pâtre quelques animaux ? et vous ne
songez pas que ces arbres doivent êtres touches
fortement ; qu'il y a une certaine poésie à les ima*
gîner , selon là nature du sujets sveltes et élégants^
01k brisés, rompus , gercés , caducs, hideux; qu'ici^
pressés et touffus , il faut que la masse en soit
grande et belle f que là , rares et séparés , il faut
que l'ait* et la lumière circulent entre leurs
branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut
être chaudement peintç ; que ces eaux , imitant la
limpidité des eaux naturelles , doivent me mon^
trer , comme dans une glace , l'image affaiblie de
la scène environnante; que la lumière doit trem-
bler .à leur surÊice; qu'elles doivent écumer et
blanchir à k rencontra des obstacles ; qu^il £siut
sarroir rendre cette écume ; donner aux montagnes
un aspect imposant ; les entr'ouvrir^ éa suspendre
ta cime ruineuse auniessus de ma tête , y creuser
ï7-
1
aôo SALON DE 1767.
des caTemes; les dépouiller dans cet endroit; dans
cet autre , les revêtir de mousse , hérisser leur
sommet d'arbustes ^ y pratiquer des inégalités
poétiques; me rappeler , par elles y les ravages du
temps y l'instabilité des choses ., et la vétusté du
moade ; que l'effet de vos lumières doit être pi-
quant ; que les campagnes non bornées doivent ^
en se dégradant , s'étendre jusqu'où l'horizon
confine avec le ciel^ et l'horizon s'enfoncer à une
distance infinie; que les campagnes bornées ont
aussi leur magie; que les ruines doivent être
solennelles; les fabriques déceler ime imagination
pittoresque et féconde ; les figures intéresser ; les
animaux être vrais ; et que chacime de ces choses
n'est rien^ si l'ensemble n'est enchanteur ; si^ conî-
posé de plusieurs sites épars et charmants dans .la
nature , il ne m'offre une vue romanesque , telle
qu'il y en a peut-être une possible sur la terre.
Vous ne savez pas qu'un paysage est ' plat ou
sublime; qu'un paysage^ où l'intelligence de la
lumière n'est pas supérieure ^ est un très-mauvais
tableau ; qu'un paysage faible de couleur ^ et par
conséquent sans effet^ est un très-mauvai^ tableau;
qu'un paysage qui ne dit rien à mon ame^ qui n'est
pas , dans les détails ^ de la plus grande force ,
d'une vérité surprenante, est un très^mauvais
tableau; qu'u)a paysage , où les animaux et les
autres figures sont maltraités, est un très-mau-
vais tableau, si le reste , poussé au plus haut degré
j
SALON DE 1767. ^6c
de perfection y ne rachète ces défauts ; qu'il faut
y avoir égard ^ pour la lumière', la couleur y les
objets, les ciels, au moment du jour, au temps
de la saison ; qu'il iaut s'entendre à peindre des
ciels , à charger ces ciels de nuages , tantôt épàîs,
tantôt légers ; à couvrir l'atmosphère de brouil-
lards ; à y perdre les objets ; à teindre sa ma^se
de la lumière du soleil ; à rendre tous les incidents
de la nature , toutes les scènes champêtres ; à
susciter un orage ; à inonder une campagne , à dé-
raciner les arbres, à montrer la chaumière, le
troupeau, le berger entraînés par les eaux'; à
imaginer les scèbes de commisération analogues
à ce ravage; à montrer les pertes, les périls, les
secours sous des formes intéressantes et pathé-
tiques. Voyez com^me le Poussin est sublime et
touchant, lorsqu'à côté d'une scène champêtre ,
riante , il attache mes yeux sur un tombeau oii je
lis : Et in Arcadia ego / (i) Voyez comme il est
terrible , lorsqu'il me montre dans une autre 'une
femme enveloppée d'un serpent , qui l'entraîne au
fond des eaux I Si je ,vous demandais unie aurbre ,
comment vous y prendriez-vous? Moi, M. JuUiart,
dont ce n'est pas le' métier , je montrerais sur une
colline les portés de Thèbes; on verrait au-devant
de ces portes la statue de Memnon; autour dé cette
(i) Ce tableau , connu sous le nom des bergers d'ArctuUe, fait
partie de la collection du Musée au Louvre. Il a été grayé pai:
Bayenet et plusieurs autres. Edit*.
^a SALON DE 1767.
statue , des personnes de tout état , attirée$ par
la curioidté d'entendre la statue résonner aux pre-
miers rayons du soleil. Des philosophes assis tra-
ceraient sur le sable des figures astronomiques ;
desfemnies^ des enfants seraient étendus» et en-
dormis y d'autres auraient les yeux attachés sur le
lieu du lever du soleil ; on en verrait , dans le
lointain ^ qui hâteraient leur marche , de crainte
d'arriver trop tard. Voilà comment on caractérise
historiquement un momept du jour; Si vous aiment
mieux des incidents plus simples ^ plus commuas
et moins grands , envoyez le bûcheron à la foret;
embusquez le chasseur; ramenezfles animaux sau-
vages des campagnes vers leurs demeures; arrêtez-
les à l'entrée de la forêt ; qu'ils retournent la tête
vers les champs^ dont l'approche du jour les chasse
à regret ; conduisez à la ville le paysan avec son
cheval , chargé de denrées; faites tomber l'animal
surchargé ; occupez autour le paysan et sa femme
à le relever. Animez votre scène comme il vous
plaira> Je ne vous ai rien dit ni des fruits > ni des
fleurs 9 ni des travaux rustiques. Je n'aurais point
fini. A présent^ M. JuUiart , dites-moi si vous êtes
un paysagiste. Un tableau que je décris n'est pas
toujours un bon tableau. Celui que je ne décris pas
en est à coup sûr un mauvais ; pas un mot ici de
ceux de M. JuUiart... Mais^ me dirait-il^ est-ce que
celui où j'ai mis sur le devant une Fuite en Egypte
vous deplait? Mpins que les autres, Votne
SAI.OW Df. 1767. :»$3
Yj^rgç 4slt s^ez halle de draperie çit 4/^ curuc-
tère; mai^elle g$t r^de; et sgi je connaissais ;i;Kiie]4;c
les ançiws peiatre*^ je vous dirais à qiii y pus Ta-
ve? priae. Votre Saint Joseph eat.çQiumiin; e.t4^
plus^ Ippg^ Ipng. Votre H^ifrAt-Jesw p Jje yM"Ar!B
tçp^u Cftinjwi/e im hftUon ; il ^t ijitt^^u^ 4f 1# nx?^
Iridié qup nQ$ paysans ^ppell^ Iç qiirjrQ^u.
VOIRIOT.
€4* UV TAILEAU DE FAMIUE , ET PU>SIBÔI5 i>0»T4l41»l.
A droite , le père et la mère à un halcon ; au-
dessous de ce halcon , leurs petits enfants déguises
en iiiarmottes et en nxarmots. La mère leur jette
de r<sgt^ftt.«P«S ls»F£mvàj^9 ^ tourne la tête
vers son mari; et cette tête ne dit mot ^ non plus
que celle du père ,* de plus , ces deux figures ,
muettes ^ sans caractère ^ sans espression , sent
encore lourdes, courtes et grises. Si le halcon était
pp(KC6 €tt dessous , et qpa!elies fussent jucheYées ,
kue& jaBihes passeraient d^ heaueoup k travc^ns.
Le Bestene vaut pas mieux. Mouvais tableini. C^aast
Vioiffiat ; toujours Vqirîot; autnis pères, nwfes jet
«aaâtres à châtier dans i'autT(B mçnde. Eât-»€« (|iiW
hout de six mois ou d'un an , le maître n'a pas nm.
efi» l'adTt ré^stait à l-élève? Cependant la foule
s'attroupait autour de eelte ineptie. O vuigiM
inMpien^ £i inficeèum t
L^abbé de Poi^tigny est plat et sale.
^64 SALON DE 1767.
Cet homme , assis à son bureau , devant sa bi-
bliothèque ^ froid , gris , et misérable.
CailleaUy assez ressemblant^ moins mauvais;
mais mauvais encore ; et quand il serait bon ,
couxme je l'entends dire, ce serait un moment de
hasard; l'ode de Chapelain ^ l'ëpigramme d'un sot^
un couplet heureux , comme tout le monde en
fait un.
Et voilà douze artistes expédies en douze pages;
cela est honnête. Et j'espère que vous ne vous
plaindrez plus de la prolixité de l'article Yemet.
DOYEN-
........ MuUoque, in nebus acerbis^
Acrhis advertunt animos ad Relligionem '.
' 67. LE MIRACLE DES ARÏ>ENTS.
Tableau de ▼ingt-deuz pieds de haut , snr donze pieds de large , poiic
la chapelle de Saint-Roch.
Voici le fait^ ou plutôt le conte. L'an 1129^
sous le règne de Louis VI^ un feu du ciel tomba
sur la mile de Paris ; il dévorait les entrailles; et
l'on périssait de la mort la plus cruelle. Ce fléau
cessa tout à coup ^ par l'intercession de Sainte-
Geneviève.
Il n'y a point de circonstances où les hommes
soient plus exposés à faire le sophisme Post hoc ^
ergo propter hocj que celles où les longues cala-
,' LucRiT. de rerum naU lib. m , vers. 53. Éoit*.
SALON DE 1767. ^65
mites et rinutilitë des secours humains les con-
traignent de recourir au ciel.
Dans le tableau de Doyen , tout au haut de la
toile , à gauche ^ on voit la Sainte à genoux ^ por-
tée sur des nuages ; elle a les regards tournés vers
un endroit du ciel éclairé au - dessus de sa tête ;
le geste des bras dirigé vers la terre ^ elle supplie;
elle intercède. Je tous dirais bien le discours
qu'elle tient à Dieu ; mais cela est inutile ici.
Au-dessous de la gloire , dont l'éclat frappe le
Tisage de la Sainte^ dans des nuages rougeâtres ,
l'artiste a placé deux groupes d'anges et de ché-
rubins , entre lesquels il y en a qui. semblent se
disputer l'honneur de jporter la houlette de la ber-
gère de Nanterre ; petite idée gaie ^ qui va mal
avec la tristesse dû sujet.
Vers la droite^ au-dessus de la Saipte^ et proche
d'elle , autre petit groupe de chérubins , autres
nuages rougeâtres liés avec les premiers. Ces nua-
ges s'obscurcissent ^ s'épaississent 9 .descendent^ et
vont couvrir le haut d'une fabrique qui occupe le
côté droit de la scène^ s'enfonce dans le tableau , et
fait face au côté gauche. C'est un hôpital ^partie
importante du local ^ dont il est difficile de se faire
une idée nette , même en la voyant. Elle pré-
sente au spectateur^ hors du tableau^ la face la-
térale d'une coupe verticale, qui passe par le pied
droit de la porte de cet édifice , laisse la porte en-
tière, divise le parvis qui est au-devant , et l'esca-
^«66 SALON M 1767.
lier qui éwwoà dans la rue ; en sorte qw ce parvis
et cet escalier divisés forment un grand mf||^>
à pic, aH-desaus d'iwe terrasse qui rèfpe sur toute
la largeur du tableau.
Aijasi le spectateur qui se proposerait de^^oFf^r
de sa place 9 d'aller à l'h^tal^ moQ^tereit d'abord
sur la teivasse ; rencontrant ensuite la face w^^-
cale et k ^c du massif ^ il tournerait a gpiche ,
trouverait l'escalier , monterait l'escalier , tra-
verserait le parvis , et entrerait dans l'iiôyjj^l y
dont la porte a son se«il de niveau avec ce p^Ht*^ as.
On conçoit qu'un autre spectateur , pl^açë ^^i^
l'enfoince^ient du tableau, ferait le cfae^^in opjpoçé^
et qu'iOn ne commencerait à l'apercevoir qiiiL% y§fk-
diK>it où sa hauteur surp^sœrait la ^auteiur verti-
cale de l'escalier^ qui va tpsujours en djtpiiiiiai^t.
her premier incident djont qu est frappe ^ c'est
«in frénétique qui s'élanoe liors 4e la portp Ae
l'hôpital ; sa tête peinte d'jun lambeau et s^ bi^i^
laus sont portés vers la .Sainte proteetrice- Di»9g^
bocames vigoureux » jet vus par le. 4o6 , l'arréjteot
ist je ^utiennent.
A 4roite , sur le parais , plus snr le Âevafi^^ ,
c'est un grand .cadav^ne , qVoiji ne v^oit que p^ le
dos* U est touit njii $ ses deux longs bras J^ividf^s,»
sa tête et sa chevelure pendent vers le pied du
Au-rdes^us I au lieu le plus. bas de la t^rrass^ ,
a l'angle droit du massifs s'ouvre an égoût d'oii
SALON DE 1767. 367
sortent les d^ux pîeds d*\m mort et les deux bouts
d'un brancard.
Sur le milieu du parvis^ derant la porte de
rbôpital ^ une mère agenouiliëe , les bras et les
r^ards touroés vers le ciel et la Sainte ^ la bou-
che enir'ouverte ^ Tair eploré ^ demande le salut
de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour
d'elle; l'une Yue par le dos la soutient som les
Inras^ et joint en même temps ses regards et sa
jHrière aux cris douloureux de sa maîtresse. La se-
conde , plus sur le fond et Tue de face ^ a la même
action* La troisième^ accrouf^e^ tout-.à-^fait au
bord du massif^ les bras élevés ^ les mains jointes^
implore de son côté«
D^:-rière celle «- et ^ debout ^ Fëpoux de cette
mère désolée^ tenant son fils entre se^ bras. L'en*
&nt est d^Toré par la douleur. Le père affligé a
les yeux tournés vers le ciel , expeetando si forte
êit spes. La mère a saisi une dc^s mains de son
enfiint : ainsi la composition présente en cet en**
droite au centre ^ sur le massif^ à quelque hau-
teur att-dessus de la terrasse qui &rme la partie
antérieure et la plus basse du tableau , un groupe
de six figures ; la mère éplorée ^ soutenue par
deux de ses femmes y son enfant qu'elle tient par la
main , son époux entre les bras duquel l'enfant est
tourmenté 9 et une troisième suivante agenouillée
aux pieds de sa maîtresse et de son maître.
Derrière ce groupe , un peu plus vers la gau-
^68 SALON DE 1767-
che y sur le fond , au pied du massif^ à ^endroit
oii l'escalier descend et perd de sa hauteur y les
têtes suppliantes d'une foule d'habitants.
Tout-à-fait à la gauche du tableau , sur la
terrasse, au pied de l'escalier et du massif, un
homme vigoureux qui soutient par dessous les
bras un malade nu , un genou en terre , l'autre
jambe étendue , le corps renverse en arrière, la
tête souffrante , la face tournée vers le ciel , la
bouche pleine de cris , se déchirant le flanc de
sa main droite. Celui qui secourt ce malade con-
vulsé est vu par le dos et le profil de sa tête ;
il a le cou découvert , les épaules et la tête nues ;
il implore de la main gauche et du regard.
Sur la terrasse encore , au pied du même mas-
sif, un peu plus sur le fond que le groupe pré-
cédent , une femme ïnorte , les pieds étendus du
côté de l'homme convulsé 5 la face tournée vers
le ciel , toute la partie^ supérieure de son corps
nue , son bras gauche étendu à terre et entouré
d'un gros chapelet, ses cheveux épars, sa tête
touchant au massif. Elle est couchée sur un tra-
versin de coutil ; de la paille , quelques draperies
et un ustensile de ménage. On voit de profil , plus
sur le fond , son enfant penché , et les regards at-
tachés sur le visage de sa mère; il est frappé
d'horreur, ses cheveux se sont dressés sur son
front; il cherche si sa mère vit encore, ou s'il n'a
plus de mère.
SALON DE 1767. 369
Au-delà de <^ette femme ^ la terrasse s'affaisse 9
se rompt^ et va en descendant jusqu'à l'angle droit
inférieur du massif ^ à l'égoùt , à la cayerne d'où
l'on voit sortir les deux bouts du brancard et les
deux jambes du mort qu'on y a jeté.
Voilà la composition de Doyen; reprenons-la ;
elle a assez de défauts et de beautés 9 pour mériter
un examen détaillé et sévère.
J'oubliais de dire que la partie la plus enfoncée
montre l'intérieur d'une yille et quelques édifices
particuliers.
Au premier aspect^ cette machine est grande >
imposante^ appelle 9 arrête; elle pourrait inspirer
la terreur ensemble et la pitié. Elle n'inspire que
la terreur ; et c'est la faute de l'artiste , qui n'a
pas su rendre les incidents pathétiques qu'il avait
imaginés.
On a de la peine à se faire une idée nette de cet
hôpital^ de cette febrique, de ce massif. On ne
sait à quoi tient ce louche du local y si ce n'est
peut-être au défaut de la perspective ^ à la bizar-
rerie occasionée par la difficulté d'agencer sur
une même scène des, événements disparates. Dans
les catastrophes publiques ^ on voit des gueux
aux environs des palais; mais on ne voit jamais
les habitants des palais autour de la demeure des
gueux.
De cent personnes^ même intelligentes^ il n'y
en a pas quatre qui aient saisi le local. On aurait
?44 SALON DE 1767.
Tous ces tableaux de Millet-Francisque pas-
seront du cabinet chez le brocanteur ; et ils res-
teront suspendus au coin de la rue , jusqu'à ce que
les éclaboussures des voitures les aient couverts.
LUNDBERG.
A2, PORTKAlt nu BARON DB BRETKUIL EN PASTEL.
l \
Ma foi je ne connais ni le baron ni son portrait*
Tout ce que je sais> c'est qu'il y avait cette annëe^
au Salon ^'beaucoup dje portraits^ peu de bons^
comme cela doit être > et pas tm pastel qu'on pût
regarder , si vous en exceptez l'ébauche d'une tête
de femme dont on pouvait dire : ex ungueleonem^
ie portrait de l^ oculiste Demoursy figure hideuse^
beau morceau de peinture; et la figure crapu-
leuse et basse de ce vilain abbé de V Attaignant*
C'était lui-mjême passant sa tête à travers un petit
cadre de bois noir. C'est, certes , un grand mérite
aux portraits, de La Tour de ressembler; mais ce
n'est ni leur principal , ni leur seul mérite. Toutes
les parties de la peinture y sont encore. Le savant,
l'ignorant, les admire sans avoir jamais vu les
personnes; c'est que It chair et la vie y sont:
mais pourquoi juge-t*on que ce sont des portraits,
et cela sans s'y méprendre? Quelle différence y
a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ?
Comment dit-on d'une tête réelle qu'elle est bien
dessinée , tandis qu'un des coins de la bouche re-
SALON DE 1767. 345
lève ; tandis que Tatitre tombe ; qu'un dtes yeux
est plus petit et plus bas que l'autre; et que
toutes les règles conventionnelles du dessin y sont
enfreintes dans la position , les longueurs , la
forme et la proportion des parties ? Dans les ou-
vrages de La Tour, c'est la nature même yc'estle
système de ses incorrections telles qu'on les y voit ,
tous^les jours. Ce n'est pas de la poésie; ce n'est
que de la peinture. J'ai vu peindre La Tour ; il
est tranquille et froid ; il ne se tourmente point;
il ne souffre point; il ne halète point; il ne fait
aucune de ces contorsions du modeleur enthou-
siaste, sur le visage duquel on voit se succéder
les ouvrages qu'il se proposé de rendre, et qui
semblent passer de son ame sur son front , et de
son frèrit sur sa terre ou sur sa toile. Il n'imite
poiat les gestes du furieux; il n'a jpoint le sourcil
relevé de l'homme qui dédaigne le regard de sa
femme qui s'attendrit; il ne s'extasie point ; il ne
sourit point à son travail ; il reste froid : et ce-
pendant son imitation! est chaude.* Obtiendrai t-#n
d'une étude opiniâtre et longue le mérite de
La Tour ? Ce peintre n'a jamais rien produit de
verve ; il a le génie du technique ; c'est un machi-
niste merveilleux. Quand je dis de La Tour qu'il
est machiniste, c'est comme je le dis de Vaucan-
son , et non comme je le dirais de Rubens. Voilà,
ma pensée pour le moment , sauf à revenir de
mon erreur, si c'en est une. Lorsque le jeune Per-
^36 SALON DE 1767.
autour de moi; je suis dans nïxe entière sécurité;
Tout à coup il me semble que les murs de mon
appartement chancèlent ; je frissonne ^ je lève les
yeux à mon plafond , comme s'il menaçait de s'é-
crouler sur ma tête. Je crois entendre la plainte
de ma femme ^ les cris de ma fille. Je me tate le
pouls ; c'est la fièvre que j'ai : c'est l'action qui
remonte des intestins à la téte^ et qui en dispose.
Bientôt la cause de ces effets connue , la tête 1$-*-
prendra son sceptre et son autorité > et tous les
fantômes disparaîtront. L'homme ne dort vrai-
ment f que quand il dort tout entier; Vous voyez
uiie belle femme; sa beauté vous frappe ; vous
êtes jeune; aussitôt l'organe propre du plaisir
prend son élasticité; vous dormez^ et cet organe
indocile s'agite; aussitôt vous revoyez la belle
femme , et vous en jouissez plus voluptueusement
peut-être. Tout s'exécute dans un ordre contraire,
si l'action des intestins sur la tête est plus, forte
que ne le peut être celle des objets mêmes : un
imbécile dans la fièvre , une fille histérique ou
vaporeuse , sera grande , fière , haute , éloquente ,
Nec mortale sonans.....,^ (i).
La fièvre tombe, l'histérisme cesse, et la sottise
renaît. Vous concevez maintenant ce que c'est que
le fromage mou qui remplit la capacité de votre
crâne et du mien. C'est le corps d'une araignée
(i) ViKGiL. , Mneid. lib. vi , vers. 5o. Edit».
SALON DE 1767. .257
dont tous les filets nerveux sont les pattes ou la
toile. Chaque sens a son langage. Lui y il n'a point
d'idiome propre; il ne voit point, il n'entend
point, il ne sent même pas; mais c'est un excel-
lent truchement. Je mettrais à tout ce système
plus de vraisemblance ' et de clarté , si j'en avais
le temps. Je vous montrerais tantôt les pattes de
l'araignée agissant sur le corps de l'animal , tantôt
le corps de Tanimal mettant les pattes en mouve-
ment. Il me faudrait aussi un peu de pratiqué de
médecine ; il me faudrait. ... du repos , s'il vous
plait, car j'en ai besoin.
Mais je vous vois froncer le sourcil. De quoi
s'agit-il encore; qtte me demandez -vous?.... J'en-
tends; vous ne laissez rien en arrière. J'avais pro-
mis à l'abbé quelque radôterie sur les idées ac-
cessoires des ténèbres et de l'obscurité. Allons ,
tirons-nous vite cette dernière épine du pied; et
qu'il n'en soit plus question.
Tout ce qui étonne l'ame , tout ce qui imprime
un sentiment de terreur conduit au sublime. Une
vaste plaine n'étonne pas comme l'océan > ni l'o-
céan tranquille comme l'océan agité.
L'obscurité ajoute à la terreur. Les scènes de
ténèbres sont rares dans les compositions tragi-
' C^est ce que Diderot a exécuté depuis avec succès dans ce beau
et profond dialogue , dont j'ai donné une analyse raisonnée dans
mes Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ou^
vrages de ce philosophe, N.
,v
^38 . SALON DE 1767.
cpies. La difficulté du technique leB rend encoi*e.
plus ri^res dans la peinture , où d'ailleurs elles,
sont ingrates, et d'un effet qui n'a de vrai juge
que parmi les maîtres. Allez à l'Académie ^ et pro-
posez-y seulem^it ce sujet, tout Mmple qu'il est;
denoiandez qu'on vous montre l'Amour volaut au-
dessus du giobe pendant W naàt ^ tenant , secouant
son flambeau, et i&isant pleuvoir sur la terre ^^ à
trayers Le nuage qui le porte , uiite rosée de gout-
tes de leu entremêlées de âèche$.
La nuit dérobe les formes 9 doiwe de l'horreur
aux bruits ; ne «fut-ce que celuî d'une feuille , au
fond d'une forêt, il met l'imagintition en jeu; Ti-
magination secoue vivement les entrailles; tout
s'exagère. L'homme prudent entre en ipéfiance ;
le lâche s'arrête, frémit ou s'enfuit; le brave
porte la msam sur la garde de son épée.
Les êemples sont obscurs. Les tyrans se mon-
trent peu; on ne^ les voit point, et à leurs atro-
eîiés on les juge plus grands que nature. JjC sanc-
tuaire de l'homme civilisé et 4e l'homme sauva^
est rempli de ténèbres. C'est de l'art de s'en im-
poser à soi-même qu'on peut dire :
Quod latet arcana non enarrahiUJîbra (i).
Prêtres , placez vos autels , élevez vos édifices au
£9nd des forêts. Que les plaintes de vos victimes
percent les ténèbres. Que vos scènes mystérieuses
(i) A. Persii Flacci, sat. y, yers. 29. £DIT^
SALON DE 1767. ^59
théuiigtques , sanglantes ^ ne soient éclairées que
de la lueur funeste des torches. La clarté est
bonne pour conyaincre; elle ne vaut rien pour
émouvoir. La clarté ^ de quelque manière qu'on
l'entende 9 nuit à l'enthousiasme. Poètes ^ parlez
sans cesse d'éternité, d'infini, d'immensité, du
temps , de l'espace , de la divinité , des tombeaux ,
des mânes, des eofers , d'un ciel obcur, des mers
profondes , des forets obscures , du tonnerre , des
éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux.
^ Les grands bruits ouïs au loin , la chute des eaux
qu'on entend sans les voir, le silence , la solitude ,
le désert , les ruines , les cavernes , le bruit des
tambours voilés , les coups de baguette séparés
par des intervalles , les coups d'une cloche inter-
rompus , et qui se font attendre , le cri des oi-
seaux nocturnes , celui des bêtès féroces en hiver>
pendant la nuit , surtout s'il se mêle au murmure
des vents. La plainte d'une femme qui accouche ;
toute plainte qui cesse et qui reprend , qui re-
prend avec éclat , et qui finit en s'éteignant ; il y
. a , dans toutes ces choses , je ne sais quoi de ter-
rible , de grand et d'obscur.
Ce sont ces idées accessoires, nécessairement
liées à la nuit et aux ténèbres , qui achèvent de
porter la terreur dans le cœur d'une jeune fille
qui s'achemine vers le bosquet obscur où elle est
attendue. Son cœur palpite; elle s'arrête. La
frayeur se joint au trouble de sa passion ; elle suc*
24o ^ALOJM DE 1767*
combe ^ ses genoux se dérobent sous elle. Elle est
trop heureuse de rencontrer les bras de son amant y
pour la recevoir et la soutenir; et ses premiers
mots y sont : Est-ce vous ?
Je crois que les Nègres sont moins beaux pour
les Nègres méipes , que les blancs pour les Nègres
et pour les blancs. Il n'est pas en notre pouvoir
de séparer des idées que Nature associe. Je chan--
gérai d'avis , si Ton me dit que les Nègres sont
plus touchés des ténèbres que de l'éclat d'un beau
jour.
Les idées de puissance ont aussi leur subli-
mité; mais la puissance qui menace émeut plus
que celle qui protège. Le taureau est plus beau
que le boeuf; le taureau écorné qui mugit , plus
beau que le taureau qui se promène et qui paît ;
le cheval en liberté, dont la crinière flotte aux
vents , que le cheval sous son cavalier ; l'onagre ,
que l'âne; le tyran, que le roi; le crime, peut-
être, que la vertu; les dieux cruels, que les dieux
bons; et les législateurs sacrés le savaient bien.
La saison du printemps ne convient point à une
scène auguste.
La magnificence n'est belle que dans le désor-
dre. Entassez des vases précieux; enveloppez ces
vases entassés , renversés , d'étoffes aussi précieu-
ses: l'artiste ne voit là qu'un beau groupe, de
belles formes. Le philosophe remonte à un prin-
cipe plus secret. Quel est l'homme puissant, à
SALON DE 1767. ^4^»'
qui ces choses appartiennent^ et qui les aban-
donne à la merci du premier venu ?'
Les dimensions pures et abstraites de la ma-
tière ne soht pas sans quelque expression. La li-
gne perpendiculaire y image de la stabilité y me-
suré de la profondeur y frappe plus, que la ligne
obKque.
Adieu y mon ami« Bon soir et bonne nuit. Et
songez-y bien ^ soit en tous endormant^ soit en
vous réveillant ; et vous m Wouerez que le traité
du beau dans les arts est à faire ^ après tout ce
que î'en ai dit dans les Salons précédents , et tout
ce que j'en dirai dans celui-ci (i).
40, 41. MILLET-FRANCISQUE.
Celui-ci> et la kyrielle d'artistes médiocres qui
vont suivre y ne vous ruineront pas. On regrette
le. coup-d'œil qu'on a jeté sur leurs ouvrages y et
la ligne qu'on écrit d'eux*
La condition du mauvais peintre et du m'auvais
Q^méidien est pire que celle du mauvais littéra-
teur. Le peintre entend de ses propres oreilles le
mépris de son talent ; le bruit des sifflets va droit
à celles de l'acteur : au lieu que l'auteur a la con-
solation de mourir sans presque s'en douter; et
lorsque vous vous écriez de dépit : La bête ^ le sot^
(i) Voyez aussi dans le Dictionnaire encyclopédique , rarticle
Beau ; et Fouyrage que Tient de publier M. Kératry. Paris , Andôt ,
i8a2, Édit«.
Salons, tome ii. 16
24^ SALON DE 1767.
ranimai , et que tous jetez son liyre loin de tous >
il ne TOUS Toit pas ; peut-^re ^ seul dans scm ca-
binet^ se relisant aTec complaisance^ se fëlicite-
t-»il d'être Fhomme de tant de rares concepts.
Je ne me rappelle plus ce que M. Francisque
a fait. C'est ^ je crois ^ une faite en Egypte^ ce sont
les ^disciples allant à Emmausj c'est l'aT^ture de
la Samaritaine, cette femme dont le fils de Dieu
lisait y dans les décrets éternels de son père> qu'elle
avait fait sept fois^ son mari cocu. O aliitudo di^
vitiarum et sapientiœ Dei ! c'est tout ce qu'il tous
plaira d'imaginer de froid , de maussade > de mal
peint, couleur^ lumières ^ figures^ arbres^ eaux^
montagnes^ terrasses, tout est détestable. Mais est-
ce qile ces^ens-là n'ont jamais comparé leurs ou-
vrages à ceux de Loutherbourg ou de Yemet? Est-
ce qu'ils auraient la bdtité de faire sortir le më^
rite de ces derniers artistes par le contraste de
leur platitude? Est-ce pour senrir de repoussoirs
qu'ils enToient ati comité , et que le comité les
admet au Salon? Auraient-ils la bêtise de se croiK
quelque chose? Est-ce qu'ils n'ont pas entendu
dire à leurs côtés : Fi ! cela est infâme. Il y a pouiv
t^tnt quinze à Tingt ans qu'on leur fait cette aTu-
nie, et qu'ils la digèrent. S'ils continuent de bar-*
bouiller de la toile (comme la plupart de nos lit-
térateurs continuent de barbouiller du papier ) ,
sous peine de mourir de faim> je leur pardonne
aujourd'hui cette manie, comme je la leur par-
SALON DE 1767. ^45
donnais .par le passé ; car enfin , il vaut encore
mieux faire de sots tableaux et de sots liyres , que
de mourir : mais je ne le pardonnerai pas à leurs
parents y à leurs maîtres. Que n'en faisaient-ils
autre chose? S'il y a une autre vie , ils y seront
certainement châtîësy our cela ; ils y seront con-
damnés à voir ces tableaux ^ à les regarder sans
cesse, et à les trouver de plus en plus mauvais.
Lu mèTC de Jean Marie Fréron liras es feuilles (i)
à toute éternité. Quel supplice! cette idée des
peines de l'iiutre monde m'amuse. Savez -vous
quelles seront celles d'une coquette ? Elle sera
seule dans les ténèbres ; elle entendra autour
d'elle les soupira de cent amantd heureux; son
cœur et ses sens s'enflammeront des plus ardents
désirs : elle appellera les malheureux à qui elle
a îakt concevoir tant de fausses espérances; aucun
d'eux ne viendra ; et elle aura les mains liées sur
le dos. Et cette mademoiselle de Sens, qui fait
égorger , par son garde-chasse , un pauvre paysan
qui chaumait dans les champs un jour avant la
permission;, elle verra à toute éternité couler éous
ses y«ux le sang de ce malheureux. — A toute éter-
nité ^ c'est bien long-temps. — ^ Vous avez raison.
Les protestants furent des sot5 , lorsqu'ils se dé-
firent, du purgatoire , et qu'ils gardèrent l'enfer,
îls calomnièrent leur dieu , et renversèrent leur
marmite. ~ .
(i) L'Année littéraire, Ewt».
.16.
^44 SALON DE 1767.
Tous ces tableaux de Millet-Francisque pas-
seront du cabinet chez le brocanteur ; et ils res-
teront suspendus au coin de la rue , jusqu'à ce que
les ëclaboussures des voitures les aient couverts.
LUNDBEJIG.
Ai' PORTRAIT eu BA.RON DE BRETEUIL EN PASTEL.
Ma fai je ne connais ni le baron ni son portrait.
Tout ce que je sais ^ c'est qu'il y avait cette année^
au Salon ^'beaucoup de portraits^ peu de bons^
comme cela doit être > et pas \m pastel qu'on put
regarder , si vous en exceptez l'ébauche d'une tête
de femme dont on pouvait dire : ex ungue leonem^
le portrait de V oculiste Demoursy figure hideuse^
beau morceau de peinture; et la figure crapu-
leuse et basse de ce vilain abbé de VAttaignant.
C'était lui-même passant sa tête à travers un petit
cadre de bois noir* C'est, certes, un grand mérite
aux portraits, de La Tour de ressembler; mais ce
n'est ni leur principal , ni leur seul mérite. Toutes
les parties.de la peinture y sont encore. Le savant^
l'ignorant, les admire sans avoir jamais vu les
personnes; c'est que It chair et la vie y sont:
mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits^
et cela sans s'y méprendre? Quelle différence y
a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ?
Comment dit-on d'une tête réelle qu'elle est bien
dessinée, tandis qu'un des coins de la bouche re-
SALON DE 1767. 345
lève ; tandis que Vautre tombe ; qu'un àes yeux
est plus petit et plus bas que l'autre; et que
toutes les règles conventionnelles du dessin y sont
enfreintes dans la position , les longueurs > la
forme et la proportion des parties ? Dans les ou-
vrages de La Tour j c'est la nature même yc'est'le
système de ses incorrections telles qu'on les y voit
tous les jours. Ce n'est pas de la poésie; ce n'est
que de la peinture. J'ai vu peindre La Tour; il
est tranquille et froid ; il ne se tourmente point;
il ne souffre point; il ne- halète point; il ne fait
aucune de ces contorsions du modeleur enthou-
siaste y sur le visage duquel on voit se succéder
les ouvrages qu'il se proposé de rendre ^ et qui
semblent passer de son ame sur son front'^ et de
son front sur sa terre ou sur sa toile. Il n'imite
point les gestes du furieux; il n'a jpoint le sourcil
relevé de l'homme qui dédaigne le regard. de sa
femme qui s'attendrit; il ne s'extasie point ; il né
sourit point à son travail ; il reste froid : et ce-
pendant son imitation est chaude.* Obtiendrait-#n
d'une étude opiniâtre et longue le mérite de
La Tour? Ce peintre n'a jamais rien produit de
verve ; il a le génie du technique ; c'est im machi-
niste merveilleux. Quand je dis de La Touv qu'il
est machiniste^ c'est comme je le dis de Vaucan-
son^ et non comme je le dirais de Rubens. Voilà
ma pensée pour le moment, sauf à revenir de
mon erreur, si c'en est une^ Lorsque le jeune Per~
a46 SALON DE 1767.
ronneau parut ^ La Tour eq fut inguiet; il crai^it
que le public ne put sentir autrement que par
une comparaison directe Fintervalle qui les sépa-
rait. Que fit-il? Il proposa son portrait à peindre
à son rival ^ qui s'y refusa par mod^tie; c'est
celui où il 4 le devant du chapeau rabattu > la
moitié du visage dans la demi-teiote ^ et le reste
du corps éclairé. L'innocent artiste se laisse
vaincre à force d'instance&; et tandis qu'il tra-
vaillait^ l'artiste jaloux exécutait le même ou-
vrage de son côté. Les deux tableaux furent ache*
vés en méipe temps ^ et exposés au même Salon ;
ils montrèrent la différence du maître e^t de l'é-
colier. Le tour est fin ^ et me déplaît. Homme
singulier^ mais bon hon^me > mais galant homme>
La Tour ne ferait pas cela aujourd'hui ; et puis
il faut avoir quelque indulgence pour un artiste
piqué de se voir rabaissé sur la ligne d'un homme
qui ne lui allait pas à la cheville du pied. Peut-
être n'aperçut-il dans^ cette espièglerie que la
niprtification du public , et non celle >d'Un con-
frère trop habile pour ne pas sentir son infério-
rité 9 et trop franc pour ne pas la reconnaître»
Eh ! ami La Tour ^ n'était-ce pas assez que Per-
ronneau te dît : Tu es le plus fort ; ne pouvais-tu
être content y à moins que le public ne té le dit
aussi. Eh bien ! il fallisiit attendre un moment , et
ta vanité aurait été satisfaite , et tu n'aurais point
humilié ton confrère. A la longue > chacun a la
I
SALON DE 1767. 347
filace qu'il mérite. La société , c'est la maîçoo de
Bc^in ; un fat y prend le haut bout la première
fois qu'il s'y présente ; mais peu à peu il est re-
poussé par les survenants ; il fait le tour de la
table^ et il se trouve à la dernière place au-KlefiH-
sus ou au-dessous de l'abbé de La Porte.
Encore un mot sur les portraits et portrfiitistes.
Pourquoi un peintre d'histoire .est41 communé-
ment un mauvais portraitiste? Pourquoi un bar«-
bouill^r du pont Nàtre-^Dame fera^t41 plus res-
semblant qu'un pi^esseur de l'Académie? C'est
que cdui-ci ne s'est jamais occupé de l'imitation
rigoureuse de la nature ; c'est qu'il a l'habitude
d'exagérer , d'affaiblir y de corriger scm modèle ;
c'est qu'il a la tête pleine de règles qui l'assujér-
tissent et qui dirigent son pinceau , sans qu'il s'en
aperçoive ; c'est qu'il a toujours altéré les foranes
d'apo^ ces règles de goût ^ et qu'il continue de les
alténer; c'est qull fond ^ avec les traits qu^il a^
sous les yeux et qu'il s'^orce en vain de copier
rigourmisement, des traits empruntés des anti^
ques qu'il a étudiés^ des tableaux qu'il a vus et
admirés, et de ceux qu'il a faits; c'est qu'il est
savant ; c'est qu'il est libre , et qu'il ne peut se
réduire k la condition de l'esclave et de l'ignorant;
c'est qu'il a son faire , son tic , sa couleur , aux-
quels il revient sans cesse ; c'est qu'il exécute une
caricature en beau^ et que le barbouilleur, au
contraire , exécute une caricature en laid. Le
24^ SALON 1>E 1767.
portrait ressemblant 4» barbouilleur meurt avec
la personne ; celui de Thabile homme reste à ja-
mais. C'est d^aprèà ce 'dernier , que nos neveux se
forment les images des grands hommes qui les
ont précèdes. Lorsq^e le goût des^ beaux arts est
général chez une nation , savez-vous ce qui ar-
rive? C'est que Tœil du peuple se conforme à l'oeil
du grand artiste , et que l'exagération laisse pour
lui la ressemblance entière!. Il ne s'avise point dé
chicaner^ il ne dit point : cet œil est trop petit ^
trop grand ; ce muscle est exagéré ^ ces formes ne
sont pas justes; cette paupière est trop saillante ;
ces os orbiculaires sont trop élevés : il fait abs-^
traction de ce que la Connaissance du^beau a in-
troduit dans la copie. Il voit le modèle, où il n'est
pas À la rigueur; et il s'écrie d'admiration. Vol-
taire fait l'histoire comme les grands statuaires
anciens faisaient le buste ; commue les peintres sa-
vants de nos jours font le portrait. Il agrandit , il
exagère , il corrige les former ; a-t-il raison ? a-
t-ii tort? Il a tort pour le piedant; il m raison
pour l'homme de goût. Tort ou raisohi , c'est la
figure qu'il a peinte qui restera dans ia mémoire
des hommes à venir.
1
SALON DE 1767. 249
* LE BEL-
43. PLUSIEURS PAYSAGES y SOUS LE MÉ^IftE KUHlERO.
Je les ai tous vus^ mais je n'en ai regardé au-
cun ; ou y si je les ai regardés y c'est comme l'homme
du Bal à qui une femme disait :
' MVt-il de ses gros yeux assez considérée ?
Madame^ lui répondit-il, je vous regarde, mais
je ne vous considère pas.
Dans l'un de ces paysages ^ ce sont des femmes
qui lavent à la rivière ; isur le fond , les arbres
sont assez bien touchés , assez bien du moins par
rapport au reste; car la misère générale d'une
composition en relève quelquefois un coin , et lui
donne un faux air d'excellence; cela est bon là ,
ailleurs ce serait mauvais. M. Le Bel , en bonne
foi , sont-ce là des eaux ? C'est un pré fanné , ras
et nouvellen^nt fauché. Ces monticules sont fai-
bles et: léchés : point de ciel. Au pied de ces vieux
arbres^ petits objets, fleurettes de parterre qui
papillotent. !|Pigures raides, mannequins de la
foire Saint-Ovide , pantins à mouvoir avec une
ficelle; sur le devant, un gueux assis sur un bout
de roche. 0 le vilain gueux ! il a le scorbut ou les
humeurs froides; j'en appelle à Bouvard (i);
(i) Célèbre médecin. Ëdit'*.
i
aSo SALON DE 17Ô7.
mais vous me direz que Bpuvard voit cette ma-
ladie partout.
L'autre est une belle plaque de cuivre rouge ;
terrasses ^ arbres , ciels ^ montagnes ^ lointain y
campagne^ tout est cuivre , beau cuivre; si cela
s'ëtai^^ait de hasard y en coulant du fourneau
dans le catin ^ ce serait un prodige.
VENEVAULT.
44* APOTHÉOSE pu PRINCE DE COHIIK.
Sujet immense , digne de l'imagination grande
et féconde , et de la hardiesse de Rubens ; et sujet
fait en miniature par Venevault. C'est au centre
une pyramide 9 dont la base est surchargée d^
trophées ; c'est Minerve ; c'est sur le bouclier de
la déesse l'effigie du héros; ce sont des génies
lourds et betes ; c'est une campagne ; c'est uoe
montagne ; c'est sut* cette montagne le temple de
la gloire ; ce sont des savants et des artistes qui y
grimpçnt^ mais entre lesquels on ne voit pas
M. Venevault. Froide et mauvaise miniature ;
mauvais salmis ^ qui n'en vaut pa&u|i de béc£isse$.
Cela est petitement fait^ mal agencé^ sec» dur >
sans plan^ sans liaison de lumières, platement
peint, obscur, en dépit de la longue deacriptioh
du livret.
SALON DE 1767. 35i
PERRONNEAU.
• 4^. UN PORTRAIT D£ FEMME.
On en Toiit la tête de face , et le corps de deux
tiers.
La figure est un pçu raide et droite 9 fichée
comme elle l'aurait été par le maître à danser;
position la plus maussade ^ la plus* insipide pour
l'art 9 à qui il faut un modèle simple > n^t\irel9.
vrai y nullement maniéré ; une tête qui s'incline
un peu 9 des membres qui s'en aillent négligem-
ment prendre la [Jaçe ordonnée par ja pensée ou
l'action de la personne ; le maître des grâces ^ le
maître à danser détruisent le mouyement réel y
cet enchaînement si précieux des parties qui se
commandent et s'obéissent réciproquement \e^
unes aux autres. Marcel cherche à pallier les dér
fauts; Van-Lop cherche à rendre leur influence
sur toute la personne. Il faut que la figure soit
une. Un mot là^essus suffît à qui sait entendre;
une page de j^us n'apprendrait rien aux autres.
C'est une chose à, sentir i mais revenons nu por-^
trait. L'épaule est prise si juste ^ qu'on. la voir
toute nue à travers le vêtement et ce vêtement est
à tromper. C'est l'étoffe même pour la couleur,
la lumière , les plis et le reste ; et la gorge , il
est impossible de la faire mieux : c'est comme
nous la voyons aux honnêtes femmes, ni trop
:i53 SALON DE 1767.
cachée^ ni trop montrée^ placée à merveille, et
peinte , il faut voir !
Lié portrait de Marmontel pourrait bien être
du même artiste. Il est ressemblant, mais il a
r^ir ivre , ivre de vin , s'entend : et l'on jurerait
qu'il lit quelques chants de sa Neupaine (i) à des
filles. Le bleu fort de ce mouchoir de soie qui
lui ceint la tête, est un peu dur, et nuit à l'har-
monie.
La plupart des portraits de Perronneàu sont
faits avec esprit. Celui de Marmonteî est cîe Roslin.
■» . ...
DROUAIS, ROSLIN, YALADEi etc.
46, 47«^ORTRAITS, ÉTUDES, TABLEAUX.
Entre tous ces portraits, aucun qui arrête. Un
seul excepté, qui est de Roslin, et que je viens
d'attribuer à Perronneàu, c'est celui de cette
femme dont j'ai dit que la gorge* était si vraie,
qu'on ne la croirait pas peinte; c'est à inviter la
main comme la chair ; la tête est moins bien ,
quoique gracieuse et faisant bien la ronde bosse ;
les yeux étinc.èlent d'un feu humide ; et puis une
multitude de passages fins et bien entendus, un
beau faire , une touche amoureuse.
Celui de madame de Marigny est assez bien
• • \ i
(i) La Neus^aine de Cythèrf^ , poème en ix chants , composé
vers 1767, et resté inédit jusqu'en 1820 , époque à laquelle il a
été publié par M. Marmontel fils , à Paris, chez Verdière. Édit».
r
r
SALON DE 1767. :i55
entendu pour TefFet, d'uoe couleur- agréable;
mais la touche en est molle ; il y a de l'incertitude
de dessin ; la robe est bien faite ; la tête est tour-
mentée; la figure s'affaisse ^ s'en va , ne se soutient
pas ; elle a l'air mannequiné ; les bras sont livides
et les mains sans forme ; la gorge plate et grisâtre;
et puis sur le visage un ennui ^ une maussaderie^
un a^r maladif qui nous affligent.
Les études de ces artistes montrent combien ils
ont encore besoin d'en faire.
Entre les tableaux ^ on ne voit que V allégorie
en yhonneur du maréchal de JBelle-'Isle. C'est
Minerve, c'est une Victoire qui soutiennent le
portrait du héros; c'est une Renommée joufflue
qui trompette ses vertus.
Et toujours Mars, Vénus, Minerve, Jupiter,
Hébé, Junon : sans les dieux du paganisme, ces
gens-là ne sauraient rien faire. Je voudrais bien
leur ôter ce maudit catéchisme payen.
Cette allégorie de Valade choque les yeux par
le discordant. Elle est pesamment faite , sans au-
cune intelligence de lumière et d'effet. Figures
détestables de couleur et de d^essin ; nuage dense
à couper à la scie, femmes langues, maigres et
raidès, grand mannequin en petit, énorme Mi-
nerve , bien corpulée , bien loui*de ; et puis , il
faut voir les draperies, l'agencement de tout ce
fatras; les accesisoires même ne sont pas faits.
254 SALON DE 1767.
54. MADAME VIEN.
Une poule hupée ^ i^eillant sur ses petits : trè^
beau petit tableau ; bel oiseau ^ très-bel oiseau ;
belle hupe^ belle crarate bien hérissée^ bec en**
tr'ottvert et menaçant , oeil ardent ^ ouTert et sail-
lant; caractère inquiet^ querelleur et fier. J'en-
tends son cri. Elle a son aile pendante ^ elle est
accroupie ; ses petits sont sous elle , à l'exception
de quelques uns qui s'échappent on vont s'échap-
per; elle est peinte d'une grande vigueur et-vérité
de couleur; ses petits très-moelleusement; c'est
leur duvet , leur innocence , leur étourderie pons-
sinière; tout est bieh^ jusqu'aux brins de paille
dispersés autour de la poule. Il y a des^ détails de
nature à faire illusion. L'artiste n'a pourtant pas
remarqué qu'alors tine poule^ d'une grosseur com-
mune > prend un volume énorme , par l'étendue
qu'elle donne à toutes ses plumes ébouriffées.
Madame Yien met dans ses animaux de la vie et
du mouvement. Je suis surpris de sa poule ; je ne
croyais pas qu'elle en sût jusques-là.
COQ-^FÀISAU DOBÉ DE LA CHINE.
Il s'en manque bien que ce coq soit de la force
de la poule. Assez chaud de couleur^ il est froid
d'expression 5 sans vie ; c'est presque ^ oiseau de
bois > tant il est raide^ lisse et monotone. J'aime
mieux que l'oiseau ce petit massif de fleurs y de
SALON DE 1767. :»55
verdure et d'arbustes , placé sur le fond , quoique
ce ne soit pas merveille.
Réparation à madame Yîen. J'ai dit que ce coq
était sans mouvement et sans vie; et je viens d'ap-
prendre qu'elle l'a peint d'après un coq empaillé*
DES SEHIKS ^ DONT l'uN SORT DE SA CAGE POUR ATTRAPER
;d%s papillons.
La poule hupée ne permet pas de ragarder cela.
Ces serins sont comm« des petits morceaux de
bttis taillés en canaris^ sans légèreté ^ sans gen-
tillesse ) sans variété de tons ^ sans vie. Madame
Vien 9 vous avez finit ces serins-*là toute seule ;
pour votre poaley votre mari pourrait bien l'a-
voir un peu coquetée.
-BOUQUETS DE FLEURS.
Celui qui ^présente des fleurs dans une carafe
est à merveille. Les racines filamenteuses des
plantes sont parfaitement imitées y et 'le tout est
bien réfléchi sur la table qui soutient le vase. '
Les autres fleurs sont moiâs bien. Les serins
sont ingrats par la monotonie de la couleur. Ah !
la belle poule!
\
256 SALON DE 1767.
DE MACHY.
57. le péristyle du louyhe , et la détholition de
l'hôtel de rouillé. ,
Ttibléau de quatre pieds de large, sur deux pieds neuf pouces de haut.
Le péristyle est à droite; c'est sur cette partie
que tombe la fotte lumière qui vient de quelque
point pris à gauche : dans l'intérieur du tableau y
on ne voit que la colonnade. Des ruines en arca-
des, placées sur le devant, et occupant tout l'es-
pace de la gauche à la. droite, dérobent le massif
lourd et sans goût sur lequel elle esjt élevée. Il y
a de l'esprit à cela. I^a façade de ces arcades , et
toute la partie antérieure est dans la demi-teinte;
oïl a fait d'une pierre deux: coups : on s'est mé-
nagé des effets de lumières par le dessous de ces
arcades; et l'on a masqué l'unique défaut d'un des
pluLS beaux naorceaux d'arjchitecture qu'il y ait au
monde.
Ce tableau n'est pas sans mérite. Cet assem-
blage d'architecture et de ruines produit de l'in-
térêt. Le devant est bien composé. Ce paù demur^
qu'on voit au coiîi gauche, fait un bon effet- La fi-
gure brisée avec l'ornement est d'excçllent goût ;
ces eaux , ramassées sur le devant ^ pnt de la trans-
parence; mais le tout est gris; mais il est sec ;
mais il est dur ; mais la lumière forte est trop
égale; mais son effet blesse les yeux; mais les fi-
SALON DE 1767, 357
gures sont mal dessinées ; mais ce tableau ^ mis
malignement à côté de la Galerie antique de Ro-
bert^ ùàt sentir l'énorme différence d'une bonne
chose ou d'une excellente. C'est notre ami Char-
din qui institue ces parallèles-là , aux dépens de
qui il appartiendra; peu lui importe , pourvu
que l'œil du public s'exerce ^ et que le mérite soit
apprécié. Grand merci, M. Chardin; sans tous,
j'aurais péut-^tre admiré IsL.Colonnade de Machy,
et sans le voisinage de la Galerie de Robert. C'est
un lambeau de Virgile mis à côté d'un lambeau
deLuca in.
LE VESTIBULE NOUVEAU DU PALAIS-ROYAL. ■^— LA DÉMOLI-
TION DE l'ancien. LE PORTAIL DE SAINT-EUSTACHE,
ET UNE PARTIE DE LA NOUVELLE-HALLE ^ A GOUACHE.
l'intérieur DE LA NOUVELLE ÉGLISE DE LA MAGDE-
LEINE DE LA VILLE-l'ÉVÉQUE.
Le premier morceau était faible de couleur ,
ces autres-ci sont encore pis. Lte vestibule nouveau
du Palais-Royal et la démolition d^ t ancien sont
très-fades.
La Magdeleine , belle perspective, lumière
bien dégradée, grande précision.
En général , les morceaux de Machy sont gris ,
ou d'un jaune de paille; ce sont des ruines toutes
neuves. A parler rigoureusement , il ne peint pas ;
c'est une estampe qu'il enlumine précieusement ,
avec un goût et une propreté exquise ; aussi , ses
Saloms. tomi II. 17
\
^*8 S^àLON DE 1767.
tàfbleàiKÉ 6ât-iU tôvijours un œil dur ef see. Pour
k pêiÉ^peetiTe , il en tst rigoài'eux abservateur*
h^ akjMs toM bien Veffet qu'on en doit attendre.
Je He étok pas qu'il ait été bien contint des ou-*
^ëegè}i de Robert; Cet Ihtomitie est Yenu d'Italie ,
fôiit dépouiller Maehy de tous ses lauriers. Les
mtttpi^s de Robert affligeront Macky ^ sans» le
cèl^rigei*. Il né changera pas son faire*
Son dessin de Y Intérieur de là M^agdekine est
frès-bien éclairé; c'est l'ellet d'une lumière douce^
Mre^ vague et blanckàtre^ comme on la remarque
aux édifices nouvellement bâtis , lorsqu'elle tran-
verse des verres laiteux , ou qu'elle a été réfléchie
par des murailles neuves. U y a aussi la vapeur;
mais la vapeur claire des lieux frais ^ renfermés
et blancs.
DROUAIS FILS.
5l. DÈS PORTRAITS.
A l'ordinaire. La plus belle craie possible; mais
dites-moi ce que c'est que cette rage-là. Est-ce
maladie d'esprit ou des yeux? Imaginez des visages^
des cheveux de crème fouettée , de vieilles étoffes
raides , retournées et remises à la calandre , un
chien d'ébène avec des yeux de jayet ; et vous au-
rez un de ses meilleurs morceaux.
SALON DE 1767. aSg
JULLIART.
65. TROIS PAYSAGES^ SOUS UH MÊME NlIMéRO.
M. JuUiart^ vous croyez donc que pour être un
paysagiste^ il ne s'agit que de jeter çà et là des
arbres ^ faire une terrasse ^ élever une montagne^
asaembler des eaux ^ en interrompre le cours par
quelques pierres brutes > étendre une campagne
le plus que vous pourrez ^ l'éclairer de la lumière
in soleil et de la lune > dessiner un pâtre ^ et au-
tour de ee pâtre quelques animaux ? et vous ne
soùgez pas que ces arbres doivent êtres touchés
fortement ; qu'il y a une certaine poésie à les ima-
giner y selon la nature du sujets sveltes et élégants^
OTÈL brisés^ rompus , gercés ^ caducs^ hideux; qu'ici^
pressés et touffus , il faut que la masse en soit
grande et belle ; que là ^ rares et séparés , il faut
que l'ait* et la lumière circulent entre leurs
branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut
être chaudement peintç ; que ces eaux , imitant la
limpidité des eaux naturelles , doivent me moxt^
trer ^ comme dans une glace ^ l'image affaiblie de
la scène environnante; que la lumière doit trem-
bler .à leur sur&ce; qu'elles doivent écumer et
blanchir à là rencontre des obstacles ; qu^il faut
ssvoir rendre cette écume ; donner aux montagnes
un aspect imposant ; les entr'ouvrir^ en suspendre
kl cime ruineuse au-dessus de ma tête ^ y creuser
ï7-
a6o SALON DE 1767.
des cavernes; les dépouiller dans cet endroit; dans
cet autre y les revêtir de mousse , hérisser leur
sommet d'arbustes ^ y pratiquer des inégalités
poétiques; me rappeler , par elles , les ravages du
temps y l'instabilité des choses ,, et la vétusté du
mopde ; que l'effet de vos lumières doit être pi-
quant ; que les campagnes non bornées doivent ^
en se dégradant , s'étendre jusqu'où l'horizon
confine avec le ciel , et l'horizon s'enfoncer à une
distance infinie; que les campagnes bornées ont
aussi leur magie ; que les ruines doivent être
solennelles; les fabriques déceler tme imagination
pittoresque et féconde ; les figures intéresser ; les
animaux être vrais ; et que chacune de ces choses
n'est rien, si l'ensemble n'est enchanteur ; si, com-
posé de plusieurs sites épars et charmants dans la
nature , il ne m'offre une vue romanesque , telle
qu'il y en a peut-être une possible sur la terre.
Vous ne savez pas qu'un paysage est* plat ou
sublime; qu'un paysage ;| où l'intelligence de la
lumière n'est pas supérieure , est un très-mauvais
tableau; qu'un paysage faible de couleur , et par
conséquent sans effet, est un très-mauvaiç tableau;
qu'un paysage qui ne dit rien à mon ame, qui n'est
pas, dans les détails, de la. plus grande force,
d'une vérité surprenant», est un très^mauvais
tableau; qu'up paysage, où les animaux et les
autres figures sont maltraités, est un très-mau-
vais tableau, si le reste, poussé au plus haut degré
SALON DE 1767. 36f
de perfection y ne rachète ces défauts ; qu'il faut
y avoir égard ^ pour la lumière*, la couleur , les
objets, les ciels ^ au moment du jour, au temps
de la saison ; qu'il faut s'entendre à peindre des
ciels > à charger ces ciels de nuages , tantôt épais,
tantôt légers ; à couvrir l'atmosphère de brouil-
lards ; à y perdre les objets ; à teindre sa masse
de la lumière du soleil ; à rendre tous les incidents
de la nature, toutes les scènes champêtres; à
susciter un orage ; à inonder une campagne , à dé-
raciner les arbres, à montrer la chaumière, le
troupeau, le berger entraînés par les eaux'; à
imaginer les scèhes de commisération analogues
à ce ravage ; à montrer les pertes , les périls , les
secours sous des formes intéressantes et pathé-
tiques. Voyez comme le Poussin est sublime et
touchant , lorsqu'à côté d'une scène champêtre ,
riante , il attache mes yeux sur un tombeau où je
lis : Et in Arcadia ego / (i) Voyez comme il est
terrible , lorsqu'il me montre dans une autre 'une
femme enveloppée d'un serpent ; qui l'entraîne au
fond des eaux ! Si je ,vou& demandais une aurore ,
comment vous y prendriez-vous?Moi,M. JuUiart,
dont ce n'est pas le* métier , je montrerais sur une
colline les portés de Thèbes ; on verrait au-devant
de ces portes la statue de Memnon; autour de cette
(i) Ce tableau , connu sous le nom des bergers d!Arcadie, fait
partie de la collection du Musée au Louvre. Il a été graré pai:
Ravenet et plusieurs autres. Edit*.
^a SALON DE 1767.
êt^tae y des personnes de tout ëtat , attirées par
la curiosité d'entendre la statue résonner aux pre-
miers rayons du soleil. Des philosophes assis tra-
ceraient sur le sable des figures astronomiques ;
des femmes y des enfants seraient étendus et en-
dormis y d'autres auraient les yeux attachés sur le
lieu du lever du soleil ; on en verrait , dans le
lointain 'y qui hâteraient leur marche y de crainte
d'arriver trop tard. Voilà comment on caractérise
historiquement un momept du jour* Si vous aimes
mieux des incidents plus simples y plus commuas
et moins grands y envoyez le Hùcheron à la forêt;
embusquez le chasseur ; ramenezf les animaux sau-
vages des campagnes vers leurs demeures; arrêtez-
les à l'entrée de la foret; qu'ils retournent la tête
vers les champs^ dont l'approche du jour les chasse
à regret ; conduisez à la ville le paysan avec son
cheval y chargé de denrées; faites tomber l'animal
surchargé ; occupez autour le paysan et sa femme
à le relever. Animez votre scène comme il vous
plaira^ Je ne vous ai rien dit ni des fruits, ni des
fleurs, ni des travaux rustiques. Je n'aurais p<Hnt
fini* A présent, M. JuUiart , dites-moi si vous êtes
un paysagiste. Un tableau que je décris n'est pas
toujours un bon tableau. Celui que je ne décris pas
en est à coup sur un mauvais ; pas un mot ici de
ceux de M. Julliart... Mais, me dirait-il, est-ce que
celui où j'ai mis sur le devant une Fuite en Egypte
vous deplait? Mpins que les autres. Votre
sj^hov D|; 1767. ^$5
Yî^rg^ ^t i^^ez belle de draperie çit dje ciit%c-
tère; mai^elle i^t jraide; et si je comiais^iâ;p(iie.U7c
le^ ançjiws pei^fre^^ je vou$ dirais à qui y pus l'a-
vez prise. Votre Salut Joseph est ^copimim; ei 4f^
pluç , Ippg^ Iftng. Votre I^ifrAt-Jéaw a 4^ yftçiine
t^ndu CfinmKiie yja ballon; U J^% ^tta^^up df h ©^9-
Iftdi^ (JUP noç paysan^ pippell^ Iç çiirjrefi\i.
VOIRIOT.
64* Ulf ^AMLEkXJ m FÀMiUiE ^ ET PLUSIB01S t>ORT«41CS.
A droite ^ le père et la mère à un balcon ; au-
dessous de ce balcon , leurs petits enfants déguisés
en iparmottes et en in^armots. La mère leur jette
de lW^ftt.#«? k»r£^v4/^$ «W# tourne la tête
vers son mari; et cette tête ne dit mot^ non plus
que celle du père ; de plus , ces deux figures ,
Hiuettes y sans earaetère ^ sans expression ^ sent
encore lourdes, courtes et grises. Si le balcon était
pi^Kce ea dessûns , et qu'^elies fussent ackevëes ,
kum jambes passeraient àe^ beaucoup ii tmvciixs.
Le Bestene yfiut pas mi^ix. Maavaistablewu* Cmst
ViàUfiat; iou^^ours Voiriot; autres pères, nsiÀrefi et
«anAtres à chÀtier dans i'autrje n^ade. Est-H}« qaW
bout de six mois ou d'un an , le maître n'a pas vm
£fOA IWt résistait à 1 -élève ? Cependant la foule
s'attroupait autour de eelte ineptie. O pulgtM
inaipié^M €t inficeèum t
L^abbé de Po;i^tlgny est plat et sale.
5oo SALON DE 1767.
faux^ sans aucun modèle approché dans la nature.
Je ne saurais le nier ; car je ne me rappelle pas
d avoir jamais rien vu de ressemblant à cette
magie ; mais elle est si douce ^ si harmonieuse , si
durable^ si vigoureuse , que je regarde^ admire^
et me tais. Mais la nature étant une y comment
concevez-vous , mon ami , qu'il y ait tant de ma-
nières diverseà de Timîter , et qu'on les approuve
toutes ? Cela ne viendrait-il pas de ce que , dans
l'impossibilité recohnue et peut-être heureuse^ de
la rendre avec une précision absolue ^ il y a une
lisière de convention sur laquelle on permet à l'art
de se promener; de ce que dans toute production
poétique^ il y a toujours un peu de mensonge dont
la limite n'est et ne seta jamais déterminée? Lais-
sez à l'art la liberté d'un écart approuvé par les
uns et proscrit par d'autres. Quand on a une fois
avoué que le soleil du peintre n'est pas. celui de
l'univers et ne saurait l'être , ne ^ s'est-ori pas en-
gagé dans un autre aveu dont il s'ensuit une in-
finité de conséquences ? la première ^ de ne pas
demander à l'art au-delà de ses ressources ; la se-
conde , de prononcer avec une extrême circons-
pection de toute scène où tout est d'accord. \
Au reste , voulez-vous bien sentir la différence
de l'opaque , du compacte ^ du monotone ^ du
manque de tons y de passages et de nuances ^ avec
l'effet des qualités. contraires à ces défauts? Com-
parez la croupe du cheval blanc de Casanove^ avec
SALON DE 1767. Soi
la croupe d'un cheval blanc d'une des batailles
de Loutherbourg* Ces comparaisons multipliées
TOUS rendraient bien difficile.
6. PETIT TABLEAU REPRÉSENTANT UN CAVALIER QUl
• ■«
RAJUSTE SA BOTTE.
A droite y un bout de rivière avec un lointain ;
deux cavaliers passent la rivière. Sur une terrasse
assez élevée et assez large au bord de la rivière ,
un cavalier sur son cheval^ tenant la bride de
celui de son camarade > qu'on voit plus sur le fond
et sur la gauche 9 descendu à terre et rajustant sa
botte-
Autre petit morceau de la même école fla-
mande ; mais je suis bien fôché contre ce mot de
pastiche qui marque du mépris, et qui peut dé-
courager les artistes de l'imitation des meilleurs
maîtres anciens. Quoi donc ! s'il arrivait que l'on
me présentât un morceau si bien fait de tout
point dans la manière de Raphaël , de Rubens ^
du Titien , du Dominiquin , que moi et tout autre
s'y trompât, l'artiste n'aurait-il pas exécuté une
belle chose ? Il me semble qu'un littérateur serait
assez content de lui-même , s'il avait composé une
page qu'on prit pour une citation d'Horace , de
Virgile, d'Homère, de Cicéron ou de Démos-
thène ; une vingtaine de vers qu'on fût tenté de
restituer à Racin0 ou à Voltaire. N'avons -nous
pas une infinité de pièces dans le style maro-
5o2 SALON DE 1767.
tique ; et ces pièees , pour être de trais pirstiches
en poësie , en sont-elles moins estimables ?
Casanore est vraiment un peintre de batailles ;
mais^ encore une fois ^ quelle est la description
d'un tableau de bataille qui puisse servir à un
autre que celui qui la fait , les yeux devant le ta-
bleau ? Plus vous détaillerez , chaque petit détail
ayant toujours quelque cbose de vague et d'iûdë-
terminë^ plus vous compliquerez le problème
pour Fimagination. Il en est d'une bataille , d'un
paysage ^ ainsi que du portrait d'une femme ab-
sente ; plus vous donnerez de ses traits à l'artiste ^
plus vous le rendrez perplexe. Je dirai donc : à
droite, des soldfits renversés ; sur le devant, au
centre , un cavalier qui s'ëlance à toutes jambes;
par derrière celui-ci , plus sur le fond , un autre
cavalier dont le cheval est renversé ; autour de
cette masse, des morts et des mourants ; et j'ajou-
terai , sur les ailes , petites mêlées séparées ; très-
beau , très-large ; et puis , que votre têt» fesse de
cela ce qui lui conviendra; elle est d'autâût plus
à son aise , qu'elle sait moins du faire et de l'or-
donnance. Un homme de lettres > qui n'est pas
«ans mérite , prétendait que les épidlèl^s géné-
rales et communes, telles que grtod, magtiè^
fique , beau , terrible , intéressant , hideux , cap-
tivant moins la pensée de chaque lecteur , à qui
cela laisse, pour ainsi dire, carte blanche, étaient
celles qu'il fallait toujours préférer. Je le laissai
j
SALON DE 1767. 5o5
dire; mais tout bas je lui répondais , au dedans
de moi - même : Oui , quand on est un pauvre
diable comme toi, quand on ne se peint que des
images triviales. Maïs quand ou a de la verve ^
dies concepts rares, une manière d'apercevoir et
de sefttir originale et forte , le grand tourment
est de trouver l'expression singulière , indivi-
duelle, unique, qui caractérise, qui distingue,
qui attache et qui frappe^ Tu aurais dit d'un de
tes combattants , qu'il avait reçu k la tête ou scn
cou une énorme blessure. Mais le poète dit : la
flèche l'atteignit au-dessus de l'oreille , entra , tra-
versa les (js du palais , brisa les dents de la mâ-
choire inférieure , sortit par la bouche, et le sang
qui coulait le long de son fer , tombait à terre en
distillant par la pointe. Ces épîthètes générales
sont d'autant plus misérables dans le style fran*^
çais , que l'exagération nationale , les appliquant
tLsuellement à dé petites choses , les a presque tou-
tes dëci^iées.
BAUDOUIN.
Toujours petits tableaux, petites îd^ees, com-
positions frivoles , propres au boudoir d'une pe-
tite-maitresse , à la petite maison d'un petit-
maître; faîtes pour de petits abbés, de petits
robins, de gros financiers ou autres personnages
sans inoeurs et d'un-petît goût.
.5o4 SALON DE 1767.
i. LÉ GOUGHEÏl DE LA MARIEE^
A gouache.
Entrons.dans cet appartement ^ et voyons cette
scène. A droite , cheminée et glace. Sur la cher-
minée et devant la glace ^ flambeaux à plusieurs
branches et allumés. Devant le foyer, suivante
accroupie qui couvre le feu. Derrière celle-ci,
autre suivante accroupie qui, l'éteiguoir à la
main , se dispose à éteindire les bougies des bras
attachés à la boiserie. Au côté de la cheminée,
en s'avançant vers la gauche , troisième suivante
debout, tenant sa maîtresse, sous les bras, et la
pressant d'entrer dans la couche nuptiale. Cette
couche , à moitié ouverte , occupe le fond . La
jeune mariée s'est laissée vaincre ; elle a déjà un
genou sur la couche ; elle est en déshabillé de
nuit. Elle pleure. Son époux, en robe de chambre,
est à ses pieds, et la conjure. On ne le yoit que
par le dos. Il y a au chevet du lit une quatrième
suivante qui a levé la couverture; tput-à-faità
gauche, sur un guéridon. Un autre flambeau à
branches ; sur le devant , du même côté , une table
de nuit avec des linges.
M. Baudouin, faites-mbi le plaisir de me dire
en quel lieu du monde cette scène s'est passée?
Certes , ce n'est pas en France. Jamais on n'y a
vu une jeune fille bien née, bien élevée , à moitié
nue , un genou sur le lit , sollicitée par son époux
SALON DE 1767. 5o5 .
en présence de ses femmes qui la 'tiraillent. Une
innocente prolonge sans fin sa .toilette, de nuit ;
elle tremble^ elle s'arrache avec peine des bras
de son père et de sa mère; elle a les yeux bais$és^
elle n'ose les lever sur ses femmes» Elle verse une
larnae. Quand elle sort de s^ toilette pour passer
vers le lit nuptial^ ses genoux se dérobent sous
elle , ses femmes sont retirées ; elle est seule y
lorsqu'elle est abandonnée aux désirs^ à l'impa-
tience de son jeune époux. Ce moment est faux.
Il serait vrai^ ^^'^^ serait d'un mauvais choix..
Quel intérêt cet époux ^ cette épouse ^ ces femmes
de chambre , toute cette scène peut-elle avoir? Feii
notre ami Greuze n'eût pas manqué de prendre
l'instant précédent, celui où un père, une mère,
envoient leur fille à son époux.^ Quelle tendresse !
quelle honnêteté! quelle délii^atesse ! quelle va-
riété d'actions et d'expressions dans le3 frères , les
sœurs l les parents , les amis, les amies ! quel pa-
thétique n'y aurait-il pas mis I Le pauvre homme,
que celui qui n'imagine , dans cette circonstance ,
qu'un troupeau de femmes de chambre !
Jbe rôle de ces suivantes serait ici d'une indé-
cence insupportable, sans les physiononiies igno-
bles, basses et malhonnêtes que l'artiste leur a
données. La petite mine chiffonnée de la niariée,
l'action ardente et peu touchante du jeune époux
vu par le dos , ces indignes créatures qui entou-
rent la couche , tout me représente un mauvais
Salons, tomk ii. ^O
\
5o6 SALON DE 1767.
Ifèii* Je n^ Tais qu'tme lôourtisane qui s'est Inal
tréttVëé des caresses d'un petit libertiii^ et qui
redouté le Thème J>ëril , sur lëqttët quelques uiies
de sed malheureuses compagnes la rassurent. II
iilB tikânque là qu^titte rieille.
Rtéh ûe proûlré tiiteujt , que l'exemple dé Bàu-
dbttin y (Combien 1^ moeurs soM essentielles au
b^n ^ût. Ge peiôtre chioisit mal ou son sujet où
séh idstant; il ne ^àit pâ!s même ètte yolùptuéiuc.
Crè4l-il i^ue le mtiment oii tout le mondé s'est re-
tiï'ë> oùlà jèttiîïeet)ousèfeî5t'seulé aVfec Son époux ^
îï'é\li pas fouf hi ùb'e séèue plus iil'tei*essàiiie qîie
la siehhe?
Artistes , si Vous êtes jaloux de là durée dé vos
ouvragés, je Vous conseille de vôtis éh tenir àùt
sujets honnêteè* Tout ce ^uî prêche aux hommes
là dépràVatibh , est fait pout être dëtruil; et d^aU-
tant plus sûreïhént détruit, que rouvràge séfà
plus parfait. Il ne subsiste preôcjùé plus aucune
de éés îhfâmtfS et belles estampe^ que le Jules
Ronkaiti k composées diaprés l'inipur Arétîn. La
probité , là vertu , rhonnêtété , lé scrupule , le
petit esprit superstitieux , foùt tôt oU tard main-
l^s(se suf- les productions déshoûnêtés. Etf effet,
quel est celui d'entre nous , qui , possesseur d'un
chéf-d'œuvré de peiiiture oti de sculpture , ca-
pable d'inspirer la débauche, né commence pas à
èh dërober là vUe à sa femme, à sa i&llé, à son
fils? Quel est cfelul qui ne pense que ce chef-
SALOIli Dfi 1767. 5o7
d'txuTve ne puisse passer à iiti autre possesseur
iiiokis atta&ttf à le serrer ? QpéA est celui qui ne
pronoÉiee y au ^d de son tdMr y que le talent
pouTait être mieuit emfdiiyyë , ^ttn jpareil oUTrage
a'être pas &it > «t qu'il jr aurait quelque miérite
à ie supprimer? Quelle co^piitesation y a-^t-^il
entre «n tableau^ une statue > si parfaite qu'on
k s«p^se , et la cormptiDti d'un cœur innocent ?
Et ^ ces pensiles y qui ne isont pas tout-à-fait ri-
dicules'^ s'ëièyeiiit , je ne dis pas dans tax bigot ,
flouâa dausK ati iteraiM et bien ; et dans un homme
de bien 9 je^ae dispas r^îgieuï y mais esprit fort^
maïs athée y âgé y sur te point de descendre au
tomèeati^ que deviennent le beau tableau^ la
beUe statue y ce groupe du satyre qui jouît d'une
ekèvre , ce petit Priape qu'on a tire de$ ruines
d'Hercuianum ; ces deu& morteaux les plus pre^
cMiKqve l'antiquité nous ait transmis y au juge-
ment du baron de 'Gleidfien et de l'abbé Galiani y
qui s'y îcottnaissent? Voilà donc^ en un instant^
le lirait des feilles du trient le plus rare , brisé ,
mis en pièces? Et qui de nous osera blâmer là
i»ain honnête et barbare y qui aura commis cette
esf^èce de^crilège? Ce n'est pas moi y qui cepen-
dant n'ignore pas ce qu'on peut m'objectèr, le
pe«i d'inflw^ce que les productions des beaux-arts
Mit wt les moeurs générales ; leur indépendàtJR
lÈtètat de la volonté et de l'exemple d'un souve-
rain ; des ressorts momentanés , tels que l'ambi-
20i
[
5o8 SALON DE 1767.
tion, le péril , Tesprit patriotique^ je sais qae ce-^
lui qui supprime un mauvais livre ^ ou qui dëtrait
une statue voluptueuse > ressemble à un idiot ^ qui
craindrait de pisser dans un fleuve^ de peur qu'un
homme ne s'y noyât : mais laissons )à l'effet de
ces productions sur les mœurs de la nation ; res-
treignons-le aux moeurs particulières* Je ne puis
me dissimuler qu'un mauvais livre , une estampe
malhonnête que le hasard offrirait à ma fille ^
suffirait pour la faire rêver et la perdre. Ceux
qui peuplent nos jardins publies des images de la
prostitution^ ne savent guère ce qu'ils font! Ce-
pendant tant d'inscriptions infâmes ^ dont la statue
de la P^énus aux belles fesses est sans cesse bar<*-
bouillëe datas lés bosquet^ de Versailles; tant
d'actions dissolues avouées dans ces inscriptions ^
tant d'insultes faites par la débauche même à ses
propres idoles ; insultes qui marquent des ima-
ginations perdues^ un mélange inexplicable de
corruption et de barbarie , instruisent assez de
l'impression pernicieuse de ces sortes d'ouvrages.
Croit-on que les bustes de cçux qui ont bien mé-
rité de la patrie^ l'es armes à la main ^ dans les
tribunaux de la justice^ aux conseils dû sou-
verain « dans la carrière des lettres ou des beaux-
arts y ne donnassent pas une meilleure leçon?
lÉurquoi donc ne rencontrons-nous point les
statues de Turenne et, de Catinat ? c'est que tout
ce qui s'est fait de bien x^hez un peuple , se rap-
.
SALON DE 1767. 309
porte à un seul homme ; c'est que cet homme ,
jaloux de toute gloire^ ne souffre pas qu'un autre
soit honore. C'est qu'it n'y a que lui.
Encore 9 si le mauvais choix des tableaux de
Baudouin était racheté par le dessin ^ l'expression
des caractères y un faire merveilleux; mais non ^
toutes les parties de l'art y sont médiocres. Dans
le morceau dont il s'agit ici ^ la mariée est d'un
joli ensemble , la tête en est bien dessinée ; mais
le mari^^ vu par le dos^ a l'air d'un sac, sous le-
quel on ne ressent rien; sa robe-de^chambre l'em«-
maillotte ^ la couleur en est terne. Point de nuit ;
scène de nuit, peinte de jour. La nuit, les ombres
sont fortes ,.èt par conséquent les clairs éclatants;
et tout est gris. La suivante, qui lève lârtoiiver-*
ture, n'est pas mal ajustée.
PETIT DIjiLOGUE.
<■ ■,
Mais , mon ami , à quoi pensez-vous ? Il me
semble que vous n'êtes pas trop à ce que vous
lisez. — Il est vrai ; comme votre Baudouin ne
m'intéresse aucunement , je revenais malgré moi
sur Ca$anove. — Eh bien ! Gasanove.... est donc
un artiste bien merveilleux? — Bien merveilleux!
qui vous dit cela ? Il est aux bons peintres An
siècle passé , comnie nos bons littérateurs aux
écrivains clu même siècle. Il a du dessin, des idées^
de la chaleur , de la couleur. — Son tableau du
ccîpalier espagnol^ dont vous faites tant de cas.
3iO SALON DB 1767.
a-^l*il le mérite à^un autre cavalier an Salon pré-
cédenf (i)? -*- Non. «*«« N'est^îl pas gris ?—^ Il est
vrai. — Même un peu sala? -*-* Cela se peut. ^^
Mollement dessiné? <— Vous êtes difficile. — ^ Et
son cheval h'a^t^il pns l'air d'un cheral de louage?
-— Vous n'aimez pas Caaanore. •*«- Je ne l'aime ni
ne le kais. Je ne le connais pas y et suis tout*à-
fait disposé à lui rendre justice ; et pour ^ous en
conTaittcre , je trouve ^ par exemple ^ dans sa ba-
taille et son pendant y le ciel de la plus grande
beauté , les nuages légers et transparaits. En ce
point , ainsi: que par la rariélé et la finesse des
tons y comparable an Bourguignon , même j^us
Tigoureux^ et bien le maître de Loutherbaurg , et
celui--ci bien l'écedier. Il faut être juste ; dans
cette petite composition ^ où tous aves loué un
certain cheval blanc , je conviens qu'il est d^une
finesse de couleur étonnante ; mais coilvenez que
la tête e^^ est fort mauvaise* Dans une de ces ba-
tailles , je me raj^Ue encoit^ des soldats touchés
avec jwceet délicatesse ^ quoique ce oe soit pas
le mérite ordinaire de ce peintre ; là ^ ou ailleurs
( car 1^ comme je compte sur vous , je parcours les
choaes un peu légkreme^t ) ^ sur le devant , un
soldat mort y un étendard ^ un tambour^ une ter-
rasse> peints avec beaucoup de vigueur. Au Grué,
^ qui fait le pendi^ut , le ciel est joli ^ et les fig^àres
très^finîes; mais il s'en manque un peu qu'au
(i) Sêtionth 1765, tomT vfii , pag. aaS. E91T».
SALON DE i^. 5u
Marécfial elles ai^ cet e$prit-là. A l^ botf^ ra-
justée j la couleur est douce ; m^is n'estneUe p^
^n peu? grise ? voyez. -^ Je v4?is que vous seriez
bien plus xqjécbaat que moi , si vous le y^uUc;^ ;
mais repreuous le Baudouin.
^. LE SENTIMENT DE l' AMOUR ET DE LA NATURE
CÉDANT POUR UN TEMPS A LA NÉCESSITÉ.
A drqitej, sur le dev^î^t^ VntFépkité dp lijt qu'on
appelle Je lit 4^ n;iisèl«, Plu^ ^UT le foud , u» qWrr
darn j, Je nei; ejxYelpppé d'un mwtew i fit rece^fiut
un upuve^u-né ejRunailloté. Un peu plus ^nr le
fpud> et vers la gauche y en coiffure noipe^ en
luantelet^ eu piitfiiines ^ une ^^-femme qui pré^
çeùte Teufaut au quidam , et prêle ^ *?rtir. Au
cçntra^ surrle dPr^t, une jeupe fille asisai^ si^r
uue chaire, tPttte r4iu$tée , dftos la diOivdem'» re^r
teu^Pt d'u;;ie ift^in SQ» eufjtnt, qu'on lui eulèlre^
et serinant de l'autre la main du père» Pl^^^ee un
peu plus à gauche , sur un tabouret , et vue piwp
le dos , uî>e amie , peucbée vers Fi^uçppui^liiee , et h
déteruïiwpt au sjaqrifîce ; tout-à-rfait h g^w^ >
devant une petite t^ble , un jeupe talou rwge , vu
par le dps , serrant la main qu'on lui a tejpdue y la
tête penchée fiur spn auU'e paain , ou renversée en
arrière , je ne sais lequel des deuî^> et d^ps l'atti-
tude du deçespoir- Il est proche 4'iuiepftrte vitrée
qui éclaire la chambre de la sage-femme , où l'on
voit des lits numérotés.
5ia SALON DE 1767.
J'ai déjà dit ^ au Salon précédent (i) , ce que je
pensais de ce morceau ; j'ai dit , que la scène pla-
cée dans un grenier où la misère aurait relégué
un paurre père , une pauirre mère iftu,vellément
accouchée^ et réduite à abandonner son enfant ,
serait infiniment plus favorable au technique. Ce
ne sont pas des tuiles y des chevrons y des toiles
d'àraigilées qui sont vils^ c'est un mélange de luxe
et de pauvreté. Un paysan en sabots , en guêtres ,
mouillé^ crotté, vêtu de toile, un bâton à la main^
la tête couverte d'un méchant feutré est bien. Un
laquais, avec sa livrée usée, ses bas gris , sa cu-
lotte de chamois , son chapeau bordé , son vête-
ment taché, est dégoûtant. Quant aux mœurs de
celtd de Baudouin et de celui qu^ j'^imagine ^ c'est
la différence des bonnes et des mauvaises. Com-
position froide , point de vérité , exécution faible
de tout point; mais les figures ont de la proportion
et du mouvement. — D'accord. — L'accouchée est
bien ajustée. — Trop bien j' est-ce qu'il ne devrait
pas y avoir dans sa coiffure, dans le désordre de
ses cheveux et de son vêtement, des vestiges de la
scène qui a précédé ?— Il y a de la douleur dans sa
tête , et les bras en sont bien dessinés. — Mais ses
pieds né sont-ils pas trop petits , et décolorés par
la 'vigueur du coussin qui les supporte ; et la tête
de cet enfant est-elle soutenue comme elle devrait
(i) Voyez Sahn de 1765, tom. vni^ pag. 235, article Bau-
dbum. Êdit>.
SALON DE 1767. 3i5
rétre ? Est-ce ainsi qu'on porte et qu'on donne un
noùveau-né ? et ce lit de misère est-il touché ?
Pourquoi cette sage-femme hors de son état ? Je
lui aimerais bien mieux des restes de la fatigue de
son métier. C'est tout cet apprêt, qui fait le petit;
le mauvais , qui chasse la naturel C'est qu'il faut
un goût plus original /un sentiment plus Tif du
TTai , pour tirer parti de ces sortes de sujets ;
et puis le tout est gris. M. Baudouin , tous me
rappelez l'abbé Cossart , curé de Saint-Remi > à
Dieppe. tJn jour qu'il était monté à l'orgue de
son église ^ il mit par hasai*d le pied sur une pé-
dale : l'instrument résonna ,• et le curé Cossart
s'écria : « Ah, ah ! je joue de l'orgue ! cela n'est
t( pas/ si difficile que je croyais. » M. Baudouin,
vous avez mis le pied sur la pédale , et puis c'est
tout. ' ' '
3. HUIT PETITS MORCEAUX EU MINIATURE, REPRÉSEM-
TANT LA vIe DE LA TIERCE.
Celui de la. Natwité n'est pas mal ; il est bien
'coin[^osé y vigoureusement peint ; mais c'est une
imitation, pour ne pas dire une copie réduite du
même sujet, peint par notre beau-père'(i), pour
madame de Pompadour ; même Vierge coquette,
mêmes anges libertins. Il y a là du beau-père ; ce
n^est pas du Baudouin pur. — Maître Denis , de
la douceur ; il y a de l'effet , la couleur est jolie.
' (i) Baudouin était gendre de Bpucher. Édit».
• * ■ ,
5ï4 SAJiON DR i^.
La Vierge a de la çnpideur y de U fincis^e; eUç ^st
l)ieo ajustée ^ Teiifaot eat lumi^xeia et doiûllette-
OBtent fait* Et ces h^rejèv^^ ealt<t qu'Us ne yéi^r'^iMt
pa^ km ? Regiardi^ biéaies autrç^ morcçÀm; et
TOUS les trouverez ^iritueUemeiit toucM^^ ^^ i^
r^^rde , ?f tout ç^M ne me paraît que 4^ bww
écrans. -^ Même Xa chaumière et Z^jt 7«^r« ^f^i
st^rend s^ fille mr une botte de paille • » — 4W
excepte celuWà. U est à |;QuaQbe> mai^i \fi^ t09S
en $ont$i li^min^ùx^ qu'op le croiraît.à l'huile- Je
suis ju^te , eoipme vous wye^^ Je Ȏ dj^maudi^ pt^
mieta/que d'avoir à louer > surtout Paxâdp^in ^ boii
garçon y que j'aime^ et k qui je $aujb$iite da la
fortune et du succès.
Sa Càaumière est eucpre n^eui^ f^nte y et d'un
meilleur effet que sa Crècïke j; peu $'«n faut que
ce ne soit une excellente xhose^ car c'en ^st \me
très-bonne.
A droite , grande porte de graixge- Au-4^asus ,
pputres , chevrons, espèce de ffd)rique , où vol-
t^ent des pigeons. Au bas , e^cgtier > d'où l'uii
descend daus la çhsmuûère; autour de cet escalier,
sur le devant , une cbèvre et des ustensilej^ d^ nié-
nage chiampêtre. Au centre de U tQile et d» ta^
bleau, une vieille , le dns courbé, le i^isAgp ^Imwé
de colère , les ppipgs ^w les côtés , gourmw^»*,
sa fille , étendue sur une botte de paille , qu'elle
SALON DE 1767. 5l5
partage avec un jeune paysan. Pauvre lit ! mais
que je troquerais bien pour le mien ^ car la fille
e^t jolie ; elle n'y gag^oerait pas. Sou ajustement
n'a pas le ^ens commun; sou élégance jure avec
le lieu et la condition des personnages. Les bottes
de paille y ce rustique théâtre du plaisir ^ est au
pi«d des murs, de quelques ëtables^ dont la cou-
verture deseeud en peate. Du fond> veille devant^
tput-à-^fait à gauche 5 espèce de retraite ou d'en-
foncement, où Ton a placé des outils de labou-
reur*
Je reviens sur aum» premier jugement. Tout ceci
hieu pein(t> mai& trèsrbien peint , n'est qu'un amas
de contradiction^ ; point de vérité 9 point de vrai
goût« Je suis révolté de la ba^ses^^ cette vieille,
de ce$ bottes de paille , de cette^Hpe , et de cette
élé^u^te et de cet.élégant qui la caresse* C'est du
Fontenelle j brouillé avec duTbéocrite* C'est la
composition d'une tété fitible^ étroite et déréglée.
Baudouin transportera la fausse gentillesse de son
beau-père , dont il est épris , les grâces de Bou-
cKèr, dans \me grauge, dans une cave , dans une
prison ) dans un cachot ; il fotirrera partout la
petite maison et le boudoir* Il ^'entend rien à la
convenance. Il ne sait pas qu'il faut que tout
tienne. Il ignore ce que les autres savent sans
l'avoir appris , et pratiquent de jugement naturel
et d'instinct. Ce tact lui manque \ j'en suis fâché.
5i6 SALON DE I767.
ROLAND DE LA PORTE.
%
I »
78. UN CBUCIFIX DE BRONZE , SUR UN FOND DE
VELOURS BLEU IMITANT LE RIÇLIEF.
Tableau de deux pieds de haut , sur un pied trois quarts de large.
Je l'ai vu ce Crucifix tant tantëé II est très-
bien; mais ces sortes de morceaux ne sont pas la
magie noire. C'est ce qu'ignorent ceux qu'ils atti-
rent -par l'illusion qu'ils font au sens de la vue.
Ils n'ont jamais connu ce qu'Oudry exécutait dans
ce genre ; ils n'oùt jamais vu des barbouillages
d'Allemagne qui ont le même prestige. On a place
le tableau de Roland à une asse;; grande distance;
et les bas-relk^d.'Oudry y places parmi les sculp-
tures , ëtaieomjprrais ^ qu'il n'y avait que le tact
qui pût détromper l'œil. Ce que je désirerais ,
c'est qu'on introduisît un bas-rèlief d'une grande
force dans une composition historique ^ et qu'on
s'imposât ainsi la nécessité d'achever l'ouvrage
avec la même vérité et le même e£fet.
Ce peintre-ci ne manque pas de couleur , il
peut aller loin ; il faut s'y connaître pour conce-
voir cette espérance. Il a exposé des fruits , des
portraits ; le$ fruits sont beaux , les portraits sont
mauvais.
SALON DE 1767. 517
BELLENGÉ.
r
TJN TABLSAU DE FLEURS ET DE FRUITS.
Unse pieds et demi de haut , sar cinq pieds un tiers de large.
C'est un grand Tase plein de^ fleurs ^ sur son
piédestal ; c'est un ramage de verdure qui rampç
avec une profusion tout-à*fait pittoresque sur
l'extérieur d^ ce vase et sur son piédestal ; ce
sont^ autour de ce piédestal^ des fleurs^ des
grenades^ des raisins ^ des pèches^ un grand
bassin rempli de la même richesse \ c'est ^ au
centime et du côté droit y un grand rideau vert >
par^e replié ^ partie tombant.
Il m'a semblé qu'il y avait du godt , même de
la poésie^ dans cette composition^ du luxe^ de
la couleur ; qu'une urne ^ dont je n'ai pas. parlée
et .qui est parmi les fruits y et que le vase étaient
bien peints ; le vase de belle forme et de belle pro-
portion ; le ramage de verdure jeté avec élégance;
et les fleurs et les fruits bien disposés pour l'efiet.
Maître Bachelier y voilà un homme qui vous
grimpe sur les épaules. On monte vers ce vase
par quelques degrés qui forment le devant du
tableau.
Ces sortes de compositions y outre le technique
général de l'art , ont une poétique qui leur est
particulière : on peut rendre raison du profil élé-
gant d'un vase y de la grâce d'une guirlande. L'art
3i8 SALON D% 1767.
de dessiner une étoffe n^est pas plus arbitraire
que celui de dessiner la figure ; j^ien trouve seu-
lemeoLt les réglées plus ciaeli^6s , plus de(!rètes^ Pour
les découvrir j il faudrait partir des phénomènes
les plus grossiers ; par exemple , des serpents ^
des oiâekux^ dés kthtts y tles ihaisons y dès pàpil-
lofis. Il est Certain quNin làerpent, qu'un arbre ,
qu'uHB Maison sefàit ridicule srur It dos d'une
Jfemme. On passerait de là du sete y à Tâge, à la
couleur de la peau , à Tétet , à 4es convenancies
plus %vtt/&y d'où Ton parviendrait à démontrer
qu'un dessin de robe eist de mauvais gôùt^ et cela
ausâi mûrement que le dessin de quelque autre
objet que ce fôt. Car enfin y le^ mots de tact, d'ins*
tinct ne ^ont pas moins vides de s^ns dans ce Cas
qu'en tout autre y. si l'on feit abstraction de la
raison y de l'usage deis sens y des convenances et
de ret|)ériènùe. Quoi qu'il en soit , rien n'esft plus
rftt^ qu'un bon dessinateur d'étoffes.
Il y ^ , du tnttnie artiste > sur uji buffet d€ maribire,
à droite , un f^a^ de hronze , beau , élégant , et
bien peint; autotirde ce vase, de gros raisins
noirs « bkncs , <yt d'autres fruits. Le cep , auquel
ceà raisins soni ^entore uttkcbés , descend du haut
d'un vase de terre cuite , à large panse. Il y u ,.uu-
tour «de ce second vase , des pêches et des finciits.
Chardin , oui , Chardin ne dédaignerait pas ce
iftW^ceàu. H est fortement ôolorié ; les fruits isont
vrais. Le vase , blanchâtre , est admirable par la
SALO» DE 1767. Sig
Tarlëtë des tons gris,> rouges, noits, jauties, et
autres àccidehts de la cuisson. Sut la panse de
ce yase , de^ etifatit^ , qu'on a groupei^, àont très-
bien; ils ont biêii souffert du feu. Le tout iirnite
à ravir là poterie mal ciiite , et son coup d^ôeil
i^re tt frêle.
Voilà des hommes qui n^ëtaient rien autrefois ,
et qu'on regarde aujourd'hui. Serait-ce que les
bonis nte sont plus? Beishays , Van-Loo , Boucher ,
Gharditî 5 La Tour , Bachelier , Gr^uzé , n'y sont
plus. Je ne nomme pas Pierre ; car il y à si long-
temps <|ue (net artiste ne nuisait plus à personne !
Les autres tableaux de fleurs et dé fruits de fiel-
lengë étaient au Salon incognito.
RÉPONSE A VNB LETTRE JOE M. GRXMM.
Vous pensez donc que j'ai quelque tableau de
Casàiiove. Je n'en ai aucun ; et quand j'en aurais ,
dé ceux itiêine qui sont exposes au Salon ^ cela ne
m'eliipêcheràit pas d'en dire mon atis ^«ans par-
tialité. Que ]6 suis son àmi intime : je ne le con-
nais point ; et quand je le Connaîtrais , je ne Peu
jugerais paô itioins sévèrement. Qu'il y a quelque
raison pour Tavoir I6ué presque sans restriction :
ia raison, je vais vous la dire ; c'est que je n'ai
rieii aperçu dans ses derniers ouvrages d'impor-
tàtit à reprendre. Quoi ! me denàandez-vous , son
cavalier espagnol n'est pas gris^ même un peu
sale y mollement dessiné ^ et son cheval une bête
3l20 SALON DE 17^.
de somme ? dans la Petite batcdlle et son pendant,
la tête du cheval blanc n'est pas mauvaise? Les
soldats qu'on voit à droite sur le fpnd ont la fi-
nesse de touche ordinaire à ce peintre ? Au Ma-
réchal, ses figures sont aussi spirituellement des-
sinées qu'au Berghem? A la botte rajustée , la
couleur n'est pas un peu grise? Malgré ces obser-
vations , ijui peuvent être justes , je persiste à
croire que les tableaux que ce peintre nous a
montrés cette année sont d'une grande beauté >
et méritent mon éloge. La couleur j la finesse de
touche, l'effet, l'harmonie, le, ragoût^ tout s'y
trouve. Ses deux paysages avec figures sont de
vrais Berghem pour le choix des sites.; l'effet et
le faire ; sa Petite bataille et son pendant tout-
à-fait dans le style de Wouvermans , fins comme
les ouvrages de cet artiste. J'en dis autant du
Maréchal, du Caharet , de la Botte rajustée;,
ce sont tous morceaux vraiment précieux. L'efiet
en est si piquant , la couleur si vraie , la touche
si vigoureuse , si spirituelle , l'harmonie totale si
séduisante , qu'ils peuvent aller de pair avec les
Wouvermans, dont on voit avec plaisir que le
goût n'est pas perdu. Il ne manque au moderne
que le cadre enfumé ; la poussière , quelques
gerçures, et les autres signes de vétusté ^ pour
être estimé, recherché et payé sa valeur : car nos
prétendus connaisseurs fixent le prix sur l'ancien-
neté et la rareté. Martial les a peints dans ces
SALON DE 1767. 3ai
curieux de son temps y qui flairaieot la pureté du
cuivre de Corinthe,
ConsuluU nares un oîerent œra Connthum (i).
Horace y dabs Tinsensé Damasippe y de brocanteur
ruine devenu philosophe y dont la première folie
était de rechercher les vieilles cuvettes.
Quo vitfçr ilie pedes Itmsset Sisyphus are (q).
Il y avait telle statue qu'il poussait à l'odorat jus-
qu'à cent mille sesterces.
CaUidus huic signo ponebat mfflia centum (3).
Cela , deux cents talents? — Deux cents. — Vous
me surfaites... '
C'est vrai Gorinthe au moim* Flairez-mbi ces trépieds.
Son odorat subtil discernait les curettes , '
Où le rusé Sisyphe avait layé ses pidds.
C'était à Rome comme à Paris , et pour la fri-
ponnerie des brocanteurs/ et pour la folie des
hommes opulents.
Dans le Cavalier espagnol, de Casanove y et le
cheval , et la figure ;, tout est beau. Le cavalier
est bien ajusté, bien assis. On lui. remarque par-
tout une aisance , une souplesse qui est tout-à-fait
vraie. Sa mine est bien torchée (.passez-moi ce
I -, . . •
(i) Màrt. Epigram. hh. ix; in Mamurram, £pi|;. lx, vert.
11. Édit*.
(q) HoftiLT. Sermon, lib. n , Sat m , t. ïi i . Ëdit*.
(3) Jd, ibid, t. a3.
Saloks. tomi ir. 21
[
3a2 SALOM D£ 17^7.
BMot; il est de rart)^ largement peinte^ et d^iâi
faire très-ragoûtant. Le cheval est un bon cheval
de cavalerie ;, beau ^ bien dessiné» de belle cou-
leur; et quoiqu'il n'y ait dans tout le morceau
que deux figures , il est d'un effet grand et sévère,
le fais cas des huit tableaux de Casanove; et j'a-
voue bonnement que je n'ai que du bien à en
dire. Il est plus £0, fj«s piquant ^ jrfu» vrai 9
moins cru , plus naturel^ plvts fait que Louther-
bourg ^ à qui toutefois on ne saurait refuser un
grand talent : et ^ à tout prendre ^ je vois qu'il vaut
encore mieux pour nos artistes qu'ils soient tom-
bes entre mes ntains qu'entre les vôtres. Vous êtes
plus difficile ^ et vous seriez plus méchant que moi.
LE PRINCE.
C'est une asse» bonne méthode , pour décrire
.àfiS tableaux, surtout cbampêtres, que dWer
$ur le lieu de la scène par le côté droit ou par \e
côté gauche ^ et s'a vançant sur la bordure d'qa bas^
décrire les objets à mesure qu'ils se présentent. Je
suis bien fâché de ne m'en être pas avisé plus tôt^
Je vous dirai donc : Marchez jusqu'à ce que
vous trouviez à votre droite dé grandes roches ;
sauB ces roches ^ une espèce dex^averne^ au-devant
de laquelle on a laissé des légumes ^ une cage à
poulets et d'autres instruments de la campagne :
de là ^ vo«is apercevrez à quelque dbtefice un
berger assis ^ qui jouera d'une mandoline à long
SALON Dfi 1767. $ia5
manche. Ce Jbergër estgros^ lourd ^ court , yétu
d'iuie étofie toute barioUee ; derrière lut ^ debout^
Haa figiire plus grosse encore , plus courre ^ em-
biirrafisee par le bas dans un si gros Tolume de
yéleiBents 9 que vous ia croirez tortue des cuisses
et des jambes , ajustera des fleurs dans les che-
wu^du musicien rustiiyae. Poursuivez votw ehe^
min ; et lorscpie tous aurez perdu de vue ces en-
âtnts-la f yqns tous trouTcrez parmi des moutons
et des chèvres 9 «t tous arrii^erez à un^ftind
arbre^ au pied du^el on a dépose un panier de
fleurs. Dc^nez un coup d^œil à Totre droite ^ et
voua me direz œ qne tous pensez du lointain et
du paysage. Vous n'en étés pas autrement réepéi,
ni imm non plus. Vous retournez la tête , et vou^
cherchez d'oh Tient le bruit qui tous frappe; c'est
celui d'une large nappe d'eau qui totnbe du som-
met d'un des rc»c)iers qne tous aVez d'abord aper-
çus. On ne sait ce que deriennent ces eaux qui
auraient dA inonder tout le dcTant de la scène ^
et TOUS arrêter àès le priemier pa€i. Mais n'im-
porte : Toilà Je premier morceau de Le Prince.;
85. UNE FILLE COUKONNE DE FLEURS SON BERGBR, POUR
PRÏX DE SES CHANSONS.
Tableau de onze pieds de haat , sur sept pieds quatre pouces de large.
Dafis celte composition, les objets sont si peu
finis i si peu termines , qu'on n'entend rien au
fond. Si Le Prince n'y prend^arde, s'il continue
21.
5^4 SALON DE 1767.
à se négliger sur le dessin , la couleur et les dé-
tails^ comme il ne tentera jamais aucun de ces
sujets qui attachent par l'action ^ les expression»
et les caractères 9 il ne sera plus rien^ mais rien
du tout ; et le mal est plus avance qu'il ne croit*
Ne valait^il pas mieux avoir fini un tableau^ que
d'en avoir croque tme douzaine. C'est dommage
pourtant f car dans ces croquis coloriés tbut est
préparé pour l'effet. Le Prince n'est pas sans ta-
lent ; et celui qui a su faire le Baptétne Russe (i)
est un artiste à regretter. Pourquoi sa couleur si
chaude dans son morceau de réception, est-elle
si sale et sans effet? On répond que ce tableauest
destiné pour unemanufacture en tapisserie. Ilial-
lait attendre 9 serrer les tableaux^ et exposer les
tapisseries. On n'en aurait pas dit autant de ceux
que de Troye et les Van-Loo ont peints pour les
Gobelins^ ni de la Résurrection du Lazare (2) j
ni du repas du Pharisien y par Jouvenet , ni du
Paptéme de Jé$u,s-Christ par Saint- Jean ^ de
Restout. Le moyen qu'une copie , de quelque ma-
nière qu'elle se fasse ^ soit de grand effets c'est
qu'il y en ait dans l'original plus que moins.
Ainsi , plate excuse que celle qu'on a cru devoir
imprimer dans le livret.
(i) Tableau du même peintre , exposé au Salon de 1765. Voyez
tome VIII , des Salons, tome i«'. , pag. 3o6. Edit».
(2) Ce tableau fait partie de là collection du Musée royal att
Louvre. Édit*.
r
1
SA.LON DE i7«7. 5a5
Ô6. ON NE SAURAIT PENSER A TOUT.
Il y parait par ce tableau , très-bien ordonné ,
très-mal peint.
Autre grande composition de onze pieds de haut
sur sept pieds quatre pouces^ de large.
Entrez 9 et vous verrez à droite , sur le fond ,
ime espèce de chaumière très-pittoresque; elle est
construite sur un terrain en pente; et du bas de
son entrée^ on. descend sur le devant par un grand
escalier de bois; au-dessous' de cette habitation
rustique > une vache qui paît ; des moutoufs , des
œufs y des légumes. Au coté de l'escalier ^ en al-
lant vers la gauche^ un gros pilier dé piéi»rey puis
un second ^ tous les <leux servant de pieds droits
à une espèce de fiermeture de bois qui occupe l'in-
tervalle qui les sépare. Au-devant dfe' cettef se-
conde fabrique^ un tréteau sur lequel est un grand
vaisseau de bois. Près de ce vaisseau , une ^émdé
paysanne assise , un bras appuyé sur lès bords
du vaisseau; tenant de cette main/uxi instrument
de laiterie ^ l'autre bras pendant , et dans la niaia
un pot plein de lait qui se répand, tandiflttue là
paysanne s'amuse à considérer les caresses aedeux
pigeons, qu'un pâtre , debout, à côté d'elle , lut
montre sur une troisiènie fabrique de gros l)OÎs
arrondis, et formantune^espèce de réservoir d'eau,
une auge ou un petit courant est dirigé par un
canal qu'on voit par derrière. A gauche, du m^me
^
5a6 SALON DE .1767.
côtë^ sur le fond ^ c'est une espèce singulière de
colombier imitant une grande cage en pain de
sucre y avec des rebords et des ouvertures tout
autour ^ et soutenue sur cinq ou six longues per*
ches iuclinéesies unes vers les autres. Le reste est
du paysage*
Tout est bien imagine, bien ordonné^ les figures
bien placées , les objets bien distribués^ les efi€ts
de lumière tout prêts à se produire ;\ mais point
de peinture , point de lùagie; il £BHit que l'artiste
soit faible ou paresseux ^ et qu'il lui soit pénible
de finir* Cependant qu'estnre qu'un paysage^ sans
le travail et les ressources extrêmes de Fart? Otez
à Téaiers son faire; et qu'esfr^e que Teniez? Il y
a tel genre de littérature et tel genre de peinture
oti la couleur fait le principal mérite. Pourquoi
le conte de la Clochette est-il cbarmaht ? c'est que
iecbarmé du style y est. Otez ce channe , vous
verres*
. . • • 0 belles ! évitez
' Le fond dei^ bois , et leur vaste silence (x).
Poètes^ voilà ce qu'il faut savoir dire ! Allez chez
Gaî^HI; voyez la foire de Téniers^ peintres de
paysages ; et dites-vous à vQUs-mêmes : Voilà ce
qu'il faut savoir faire.
(i) La FovTAiift , dânt la Ck^héiêe. Ëhit'.
r
87. LA BOKNE AVENTURE»
L'artiste dit qu'il y a en Russie des hordes de
prctendtrs sorciers cjui vÎTent, comme ailleurs, de
la crédulité des simples. Us errent et prédisent.
Bis campent dans les forêts , où l'onira acheter
d'eux la connaissance de FaTenîr , curiosité qui
marque fortement le mécontentement du présent,
aussi fortement 'que l'élroge An sommeil le mécon-
tentement de la vie ; préjugé des Russes qui n*est
ni flioitis naturel , ni moins absurde qu'une infi-
nité d'autres presque tiniverséllcment établis chez
des nations qui se gl-oriSent d*étre policées , et oit
des charlatans d'une^ autre espèce sont plus char-
latans , plus honorés , plus crus et mieux payés
que les sorciers russes.
La scène est au fond d'une forêt , «ans une es- ,
pèee <le tente fermée d*un grand voile soutenu par
des bi^ânches d'arbres ; on voit un grattd Jberceàu ,
un lit Hâibulant inonté sur des roues , et propre
à être traîné par des chevaux. Mus sur le fond ;
derrière le lit roulant et les chevaux , quelques-
uns de nos sorciers. Hors de la tente , à droite,
sur le devant et à terre ^ un collier de chevîil , dès
moutons, une cage à poulets. Au <reiitre dé Ik toile,
pins sur le fond , un Rtfsse et sa femme debout.
A côté d'eux , une vieille accroupie qui leur dit lai
bonne nventure.. Derrière la vieil (e et plus sur le
S28 ^ALON DE 1767.
devant un enfant nu , étendu sur ses langes et sa
couverture ; puis des Volailles , des ballots , du
bagage. La scène sç termine M gauche^ par des
arbres^ un lointain ^ de la foret ^ du paysage*
Mêmes qualités et mêmes défauts qu'aux précé-
dents; et puis y où e&t l'intérêt de toute cette com-
position ? il faut que je vous dédommage de cela
par ime aventure domestique. Ma mère^ jeune
fille encore > allait à l'église ou en revenait 9^ sa
servante la conduisant par le bras. Deux Bohé-
miennes l'accostent ^ lui prennent la main^ lui
prédisent des enfiuits , et charmants , comme vous
le penser bien ; un jeune mari qui l'aimera à la
folie , et ^ qui n'aimera qu'elle comme iL arrive
toujours; de la fottune; il y avait une certaine
ligne qui le disait et ne mentait jamais; une vie
longue et heureuse^ comme l'indiquait une autre
iigne aussi véridique que la première. Ma mère
écoutait ces belles chpses avec un plaisir infini^ et
les croyait peut-être , lorsque la Py thonisse. lui
dit : Mademoiselle , approchez vos yeux ; voy«-
vousf bien ce petit trait ? 1à ^ celui qui coupe cet
autre. — Je le vois* —• Eh bien ! ce trait an-
nonce. — Quoi? — ^ Que , si vous ^'y prenez garde^
un jouï" on vous volera. — Oh ! pour cette prédic-
tion elle Alt accomplie.. Ma bonne mère^ de retour
à la maison ^ trçuva qu'on lui avait coupé ses
poches.
Montçez-moi une vieille rusée qui attache l'at-
SALON DE 1767. 32g
tention d^une jeune innocente enchantée , tandis
qu'une autre Tieillç lui vide ou lui coupe ses
poches ; et si chacune de ces fîgpres a son expres-
sion.^ TOUS aurez fait un tableau. Non pas^ ^'il
TOUS plaît; il y faudra encore bien d'autres choses.
Ici^ les têtes sont mal touchées 9 et les yêtements
lourds ; ici ^ ou dans un autre morceau dont le
sujet est le même.
88. LE BERCEAU^ OU LE REVEIL DES PETITS ENFANTS.
Tableau ovale de deux pieds trois pouces de haut sur un pied neuf
polices de large.
A droite > une - chaumière assez pittoresque j
faite de planches et de gros bois ronds serres les
uns contre, les autres. avec une espèce de petit
balcon vers le haut^ en saillie et soutenu en*-des-*
sous p^r deux chevrons et deux poutres debout.
Sur ce balcon des domestiques occupés. Au pied
de la chaumière y une mère assise y sa quenouille
dressé^ contre son épaule gauche;, et présentant
de la main droite uûe pomme au plus petit de ses
marmots y dont le maillot est suspendu par une
corde à la. branche d'un arbre élégant et léger.
Derrière la mère y une esclave penchée offrant au
marmiot qui se réveille le chat de la maison. Le
marmot sourit y laisse tomber la pomme que sa
mère lui ofTre^ et tend ses petits bras vers le chat
^i lui est présenté. Sous ee hamac ou maillot^
55o SALON DE 1767-
un autre enfant nu est étendu sur âes langes. Mi-
racle ! il y a de la chair , des passages > des tons
à cet enfant; il est très-joliment peint; mais,
M. Le Prince , puisque vous en savez jusque-là,
pourquoi ne le pas montrer plus Souvent ? Tout-
à-fait sur le devant , à pliât ventre , la plante des
pieds touméie vers la mère , la tète vers Fenfant
nu , un garçonnet qui dort. De Tautrc côte du
même enfant , à l'opposite du petit dormeur , un
autre garçonnet jouant de la flûte. Voilà une ptè-
mière éducation gaie. J'aime cette manière d'é-
veiller les enfants. Ce morceau est plus soigné que
les autres. En dépit d'un œil blanc , rougeâtre et
cuivreux, la touc^he en est moelleuse et spirituelle;
il y règne un transparent, un suave de couleur ,
qui dépite contre un artiste qui se néglige. Ce-
fiendant il est inférieur à celui que l'artiste exposa
il y a deux axis, et dont le sujet «st préôisàuent
le mén^ (i). Mais une chose dont je suis bien cu-
rieux , et que je saurai peut«4tre un jour , c'est si
ce luxe de, vêtement ^st comnâun dans^ leis cam-
pagnes de Russie. Si cela n'est pas , l'artiste est
faux. Si cela est y il n'y a donc point de pauvres.
S'il n'y a point de pauvres , et que les conditions
les plus basses de la vie y soient aisées et heu-
reuses , qite manque-t-il à tûe gouvernement ?
Rieft. £t qu'importe qu'il n'y ait ni lettres m ar-
tistes ? Qu'importe qu'il sôit ignorant et grossier ?
(1) Voy«z Salon dt 1765 , tom« vni , pag. 3oi . Eoit».
SALON DE 1767. 53l
Plus instruit y plus civil ^ qu'y gagaerait4l ? Ma
foi^ je a'e» sais rien.
Je la'eonaie de faire ^ et vous apparemment de
lire des descriptions de tableaux. Par pitië pour
tous; et pour Inoi y écoutez un ecmte.
A l'endroit où la Seine sépare les Invalides des
villages de Chaillot et de Passy^ il y avait autre-^
(bis deux peuples. Ceux du côté du Gros-Caillou
étaient des brigands ; ceux du eété de Chaillot y
les uns étaient de bonnes gens qui cultivaient la
terre y d'autres des paresseux qui -vivaient aux dé-
pens de leurs voisins;- mais de temps en temps les
brigands de l'autre rive passaient la rivière à la
nage et en bateaux ^ tombaient sur nos pauvres
agriculteurs y enlevaient leun^ femmes^ leurs en-
£uxts y leurs bestiaux y les troublaient dans leurs
travaux y et faisaient souvent la récolte pour eux.
U. y avait long-temps qu'ils souffraient sous ce
fléau y lorsqu'une troupe de ces oisifs du village
de Fassy ^ leurs voisins , s'adressèrent à nos agri-
culteurs y et leur dirent : Doxmez-nbus ce que les
habitants du Gros-Caillou vous prennent ; et nous
vous défendrons. L'accord fut fait y et tout alla
bien. Voilà , mon ami 3 l'ennemi y le soldat y et le
citoyen. U vint avec le temps une seconde horde
d'oisifs de Passy^ qui dirent aux agriculteurs de
Chaillot : Vos travaux sont pénibles^ nwxfi savoirs
jouer de la flûte et danser ; donnez-nous quelque
chose y et nous vous ano^userons ; vos journées vous
\
55a SALON DE 1767.
en paraitroilt moins longues et moins dures. On
accepta leur offre , et voilà les gens de lettres quiy
dans la suite , firent respecter leur emploi ^ parce
que^ sous prétexte d'amuser et de délasser le
peuple y ils l'instruisireîit , ils chantèrent les lois ,
ils encouragèrent au trayail et à l'amour de la
patrie ; ils célébrèrent les vertus ^ ils inspirèrent
aux pères de la tendresse pour leurs enfants y aax
enfants du respect pour leur père ; et nos' agri-
culteurs furent clxàrgés de deux impôts > qu'ils
supportèreht volontiers, parce qu'ils leur resti-^
tuaient autant qu'ils leur prenaient. Sans les bri**
gand$ du Gros-Caillou, les habitants de Chaillot
se seraient passés de soldats ; si ces soldats leur
avaient demandé plus qu'ils ne leur économi-
saient ^ ils n'en auraient point voulu ; et à la ri-
gueur , les Auteurs leur auraient été superflus , et
on les aurait envoyé jouer de la flûte et danser ail-*
leurs, s'ils avaient mis à trop haut prix leurs chan-
sons. Elles sont pourtant bien belles et bien utiles.
Ce sont ces chansonniers qui distinguent un peuple
barbare et féroce d'un peuple civilisé et doux.
8g.j l'oiseau retrouvé.
Ti^bleau de deux pieds de Haut , sur un pied deux pouces de large.
A droite , paysage , bout de roche , masse in-
forme de pierres , dont là cime est couverte de
plantes et d'arbustes. Sur ce massif, c'est une cu-
vette soutenue par des enfants debout , et dont Ifes
r
, SALON DE 1767. 353
eaux sont reçues dans un bassin* Au devant du
ma^Àif ^ jeune homme s'avançant bêtement vers
une yieille qui le regarde et semble lui dire :
C'est l'oiseau de ma fille. Au pied du bassin^ vers
la gauche ^ cette fille est étendue à terre y la tête
et la partie supérieure du conrps tournées vers le
porteur d'oiseau^ et le bras droit appuyé sur sa
cage ouverte. On voit à ses pieds un mouton et
un panier de fleurs. Tout cela est insignifiant. Ces
enfants sont beaucoup trop grands pour une scène
aussi puérile , si elle est réelle j si c'est une allé-
gorie^ elle est plate. La fiUe paraît avoir vingt
ans passés ^ le jeune homme dixrhuit à. dix-neuf
ans : scène froide et mauvaise ^ où la misère de
l'idéal n'est point rachetée par le faire.
90. LE MUSICIEN CHAMPETRE.
Tableau de deux pledè de haut, sur un pied deux pouces de larg^.
Je m'établis surla bordure, et je vais de la droite
à la gauche. Ce sont d'abord de grands rochers
assez près de moi. Je les laisse. Sur la slaillie d'un
de ces rochers, j'aperçois un paysan assis, et un
peu au-dessous de ce paysan , une paysanne assise
aussi. Us regardent l'un et l'autre Vers le mê^me
côté ; ils semblent écouter , et ils écoutent en effet
un jeune musicien qui joue, à quelque distance,
d'une espèce de mandoline. Le paysan , la pay-
sanne et le musicien ^nt quelques moutons autour
dWx. Je continue mon chemin; je quitte à re-
334 SALOf^ I>E 1767.
gret le musîciea ^ parce qae j'aiime lu musique ;
et que celui-nci a un air d^enthoustasme qui «tt-
^ tache. Il s'ouvre une percée, d'ok mon œil s'ë-
- ^re dans le lointain* Si j'allais plus loin, j^ei>-
trerais dans un bocage; mais je suis arrête par
une large mare d!eaux qui me £i)tit sortir de la
toile.
Cela est froid;- sans couleur, sans efifet. Tovis
ces tableaux de Le Prince n'offrent qu'un mëli^ge
d^grëable d'ocre et de cuivre. On ne dira pas
que 4'éloge me coûte ; car j'en vais faire tin très-
étendu du petit musicien. La tête en est char-
mante , d'un caractère particulier et d'une expres-
sion rare. C'est l'ingénuité des champs fondue
avec la verve du talent. Cette belle tête est un
peu portée en avant. Les cheveux blonds , frisés ,
ramenés sur son front , y forment une espèce de
bourrelet ébouriffé , comme les Anciens l'ont fait
au soleil et à quelques unes de leurs statues. Pour
iftoi , qui ne retiens d'une composition musicale >
qu^un beau passage, qu'un trait de chant ou
d'harmonie qui m'a fait frisscmner ; d'un ouvrage
de littérature, qu'une Belle idée , grande, nobie,
profonde , tendre , fine , délicate oii forte et sur-
blime, selon le genre et le sujet; dSm orateur,
qu'un beau mouvement; d'un historien , qu'un
fait que je ne réciterais ^as sans que n^ yeux
s'humectent et que ma voix s'entrecoupe ; et qui
oublie tout le reste , parce que je cherche moins
^
SALON DE 1767. 355
des exemples à ëvitep que des modèles à suivre ;
parce que je jouis plus d'une belle ligne ^ que je
ne suis dégoûté par deux mauvaises pages , que
je ne lis que pour m'a muser ou m'instruire; que
je rapporte todt à la perfection de mon cœur et
de mm esprit ; e| que , soit que je parle , réflé-
chisse, lise^ écrive ou agisse^ mon but unique
est de devenir meilleur. Je pardonne à Le Prince
tout son barbouillage jaune^ dont je n'ai pilus d'i-
dée, en faveur de la belle tête de ce Musicien cham-
pêtre. Je jure qu'elle est fixée pour jamais dans
mon imagination , à coté de celle de l* Amitié de
Falconet.' Aussi cette tête est-elle celle qu'un ha-
bile sculpteur se serait félicité d'avoir donnée a un
Hésiode , à un Orphée qui descendrait des monts
deThrace la lyre à la main , à un Apollon réfu-
gié chez Admète; car je persiste toujours à croire
qu'il faut à la sculpture quelque chose de plus un,
déplus pur, déplus rare, de plus* <]^iginal qu'à
la peinture. En effet, parmi tant de ligures qui
font si bien sur la toile y combien s'en rappelle-
t-on qui puissent soutenir^ le-inarbi:^? Mais dîtes-
moi , mon ami , ou trouve-t-on ces caractères de
tête-là ? Quel -est le travail de l'imagination qui
les produit ? Où en est l'idée ? Viennent-elles tout
entières à la fois , ou est-ce le résultat successif
du tâtonnement et de plusieurs traits isolés?
Gomment l'artiste juge-t-il; comment jugeons-
nous nous-même de leur convenance avec ta chose?
356 SALON DE 1767.
Pourquoi uous ëtoûnent-^lles? Qu'est-ce qui fait
dire à l'artiste : C'est cela ? Ëatre tant de physio-
nomies caractëristiques de la colère^ de la fureur,
de la tendresse , de l'innocence , de U frayeur ,
de la fermeté 9 de la grandeur, de la décence,
des Tices , des vertus , des passions , en iflrmot,
de. toutes les affections de Famé , y en aurait- il
quelques unes qui les désigneraient d'ime ma-
nière plus évidente et plus forte ? Dans ces der-
nières , y aurait-il certains traits fins , subtils et
cachés 9 faciles à sentir quand on les a sous les
yeux , infiniment difficiles à retenir quand on ne
les voit plus , impossibles à rendre par le dis-
cours ; ou éerait-ce de ces physionomies rares , et
des traits spécifiques et particuliers de ces pihy-
sionomies , que seraient empruntées ces imitations
qui nous confondent , et qui. nous font appeler les
poètes 9 les peintres , les musiciens , les statuaires
du nom d'inspirés? Qu'est-ce donc que l'inspira-
tion? L'art de lever un pan du voile , et de mon-
trer aux hommes un coin ignoré, ou plutôt oublié
du monde qu'ils habitent. L'inspiré est lui-même
incertain quelquefois si la chose qu'il /annonce est
une réalité ou une chimère ^ si elle exista jamais
hors de lui. Il est alors sur la dernière limite de
l'énergie de la nature de l'homme ^ et à l'extrémité
des ressources de l'artl Mais comment se iait-il
que les esprits ïes plus comi^uns sentent ces élans
du génie , et conçoivent; subitement ce que j'ai
r
SALON DE 1767. 557
tant de peine à rendre? L'homme le plus sujet aux
accès de l'inspiration pourrait lui-même ne rien
concevoir à ce que j'écris du travail de son esprit
et de l'effort de son àme , s'il était de sang-froid.
J'entends ; car si son démon venait à le saisir su-
bitement, peut-être trouverait-il les mêmes pen-
sées que nioi , peut-être les mêmes expressions ;
il dirait , pour ainsi dire , ce qu'il n'a jamais su;
et c'est de ce moment seulement qu'il commen-
cerait à m'entendre. Malgré l'impulsion qui me
presse , je n'ose me suivre plus loin , de peur de
m'enivrer et de tomber dans des choses tout-à-fait
inintelligibles.* Si vous avez quelque soin de la ré-
putation de votre ami , et que vous ne vouliez pas
qu'on le prenne pour un fou , je vous prie de ne
pas confier cette page à tout le monde. C'est pour-
tant une de ces pages du moment , qui tiennent
à un certain tour de tête qu'on n'a qu'une fois.
91. UNE FILLE CHARGE UNE VIEILLE DE REIOETTRE UNE
. LETTRE.
92. UN JEUNE fiOBIMÊ RÉCOMPENSE LE ZÈLE DELA VIEILLE.
Deux petits ovales fauant pendant.
Au premier, la jeune fille est assise à gauche
sur des carreaux , et on la voit de face , selon
l'usage de l'artfste , parfaitement bien agencée ,
quoiqu'extraordinairement chamarrée de perles
Sàloms. tome II. ^^
338 SALON DE 1767.
jlË^t d'îmtres parures; mise tout^à-Êiijtd^gpiU^ ms^ià
ikoîd^ de . visage. J'ep dis fiutant de la Tieillfi«
<Qu^t k l'àctioii f ell^ est tout-rà*:&it ëqpiivpque.
Est-ce la vieille qui apporte une lettre ^ ou |i qu^
l'an donne iHie lettre Ji porter? Il n'y a que vous ,
M* LePriiice^ qui le sachiez; car ces deuicf^iiimes
tie^nex^t la lettre.^ sans que je puisse deviner celle
.qui 1^ lâchera. Uaction^ le mouvement^ Fair
empressé 4^ 1^ vieille pour partir , me l'aurait
peut-être appris; mais cela n'y est pas. ^a jeune
fille m'aurait tiré de perplexité en tenant sa lettre
cachetée d'une main> et de l'autre faisant ^^ leçop
à la vieille; mais cela n'y était pas* Vous avez
pris le moment équivoque et le mQ^lent insipide.
Et puis une têt^ déjeune |iUe est si belle à peindra;
upetete de vieille prête t^nt à l'art ; pourquoi ^e
s'en être pas occupé ? Comme c^a est faible et
monotone ! Si vous n'entendez que les étoffes f^t
l'ajustement, quittez l'Académie, et faites- vous
ifijile 4c boutique aui: traits galants,, ou. maître
tailleur à l'Opéra. A vo^i;i& parler sans déguise-
ment , tous vos grands tableaux de cette année
sont à faire, et toutes vos petites compositions 9e
sont que de riches écrans , de précieux éventails.
On n'a d'autre intérêt à les regarder, que celui
qu'^a pre^d à l'accoutrement biza.rre d'un étran-
ge qui p^sse dans la rue , ou qui ^e ]ûçtfin%pe pour
If^.piremière £dis au K^laiSî-Royal ou a^x Tuileries.
Quelque bien ajustées q^v^e spiei^t vos figuras, ^
SALON DE i7«7.. SSq
elles Tétaient à la française , on les passerait avec
dédain.
Au second , à droite et de face , le jeune homme
assis 5 tenant sur ç^s genoux la lettre déployée ,
et donnant de l'autre main une pièce d'or à la
yieille. Même richesse d'ajustement^ même pla-
titude de têtes qui voudraient être peintes > et ^i
ne le S(Ont pas* Si ^^n Tartare^ un Cosaque, im
Russe voyait cela , il dirait à l'artiste : Tu as pillé
touiie^ nos ^rde^robes ; mais tu n^as pas connu
une de nos passions, finise moment ma} choisi.
U me seijuble que celui ou le jeune homme lit la
lettre , où il ^'attendrit, où le cœur lui bat , où
il retient la vieille par le bras , où le trouble et
la joie se conjEbndei>t sur son visage ^ où la vieille ^
qui s'y connaît, l'observe malignement, valait
beaticoup mieux à rendre. M. Le Prince j vous
H^ sans idées > âans finesse et sai^s ame. Vous
pouvez , M. La Grénée (et vous., vous pr^idre par
]a main. Est-ce ainsi qu'on trace les passions?
Est-ce que ces g^ns du ]Vord ont le cœur et les
sens glacéd? J'avais entendu dire que non. U (axj^l
que l'artiste soit encore plua malade cette anoee
qu'il y a deux ans. Cela est d'une négligence ,
4'9a!ae i|ioUesse de pinceau , d'une paresse de tête
qui iSait pitiés
22*
34o -SALON DE 1767.
g5. UNE JEUNE FILLE ENDORMIE^ SURPRISE PAR SON
PÈRE ET SA MÈRE.
La jeune fille eat couchée ; sa gorge est dëcpu-
terte ; elle a des couleurs. Sa tête repose sur deux
oreillers couverts d'une peau de mouton. U paraît
que ses cuisses sont séparées. Elle a le bras gauche
dans ce lit 9 et le bras droit sur la couverture , qui
se plisse beaucoup à la séparation des deux cuis-
ses y et la main posée oit la couverture se plisse.
Son vieux père et sa vieille mère sont debout au
pied du lit, tout-à*fait dans Fombre; le père plus
sur le fond ; il impose silence à la ioière qui veut
parlera A droite , sur le devant , c'est un panier
d'œufs renversés et cassés. Sur cette inscription
qu'on lit dans le livret, une jeune fille endormie ^
surprise par son père et sa mère y on. cherche
dés tracés d'i^i amant qui s'échappe ou qui s'est
iéchappé; et l'on n'en trouve point. On regarde
Fimpression ^ père et de la mère , pour en tirer
quelque indice; et ilsia'en révèlent rien. On s*ar-
rête donc sur la petite fille. ^Que fait-elle ? q[u'a-t-
èlle feit? oh n'en sait rien. Elle dort. Se^epose-t-
elle d'une fatigue voluptueuse ? cela se peut. Le
père et là inère, appelés par quelques soupirs aussi
involontaires qu'indiscrets, reconnaîtraient -ils
aux couleurs vives de leur fille , au mouvement de
sa gorge , au désordre de sa couche , à la mollesse
d'un de ses bras , à la position de l'autre , qu'il ne
SALON 1>B 1767, 541
ûiut pais différer à la marier? cela- eât vraisem*
blable* Ce panier d'ioeuÊ renversés et.ca8sés>est^il
hiéroglyphique? Quoi qu-il en sott^ la.dprmense
est sans grâce et sans intérêt. La peau de mouton
sur laquelle sa tête repose est paiîfaitement itrai-^
tée ; le désordre des oreillers et des couvertures ',
on ne saurait mieux. Mais comment se fait^l que
cette fille et son lit soient si fi)rtemenl éclairés y
et que les ténèbres les plus épaisses obscurcissent
tout le reste de la composition. Lorsque. Rem-
brandt oppose des clairs du plus grand éclat /à
des noirs tout-à-fait noirs , il n'y a pas à s'y trom-
per ; on voit que c'est l'effet nécessaire d'un local
particulier et dç choix. Mais ici la lumière est di£-
fuise. D'où vient cette lumière? Comment se ré-^
pand-elle sur certains objets ^ et s'éteint-rolle sur
les autres? Pourquoi n'en aperçoit -oh pas le
moindre reflet? D'ôirnaît cette division du jour et
de la nuit^ telle que dans la nature méme,^ au cer^-
cle terminateur dé l'ombre et de la'lumière ^ elle
n'existe pas siussi tranchée? U faut d'aussi boni
yeux pour voir le fond^ et découvrir: le père et la
mère> qui sont toutefois au^pied du lit* et sfur le
devant , que de pénétration pour devinèp 'le Bujef
qui les amène ! M. Le Prince , vous avea^ cherché
un effet piquant; mais il faut d'abord être vrai
dans son technique ^ et clair dans sa composition.
Encore une fois y le père et la mère auraient-ils eu
quelque suspicion de la conduite de leur fille ?
84^ SALON DE 1767.
Seraitaat-ils venns à dessein de la surprendre avec
iiH amaat? Reconiiaitraiellt--ils ^ fttt désordre de la
couche y qu'ils étaient arrives trop tard ? I^ père
espererait-il's'y prendre mieux une autre fois; et
serait-ce là le motif du geste qu'il fait à sa femme?
Voilà oe qui me rient à Fesprit^ parce que je ne
suis plus malin. Mais d'autres ont d'autt*es idées.
Tous ces plis } Tèndroit oii ils se pressent ; eh bien !
ces plis y cet endroit , cette main ; après ? est-ee
qu'irae fille de cet àge-là n'est pas maîtres^ d'u*
Ser dans son lit de toutes ses lumières secrètes 9
sans que ses parents doivent s'en inquiéter? Ce
ii'esi donc pas cela. Qu'est-^e donc ? Voyez , M. Le
Prince 5 quand on est obscur^ combien en fait
imaginer et dire de sottises f J'ai dit que la tête
de la fille était maussade ; mais cela n'empêche
pas qu'elle ne soit^ ainsi que sa gorge ^ de très*
bonne couleur. J'ai dit que le père et la mère
étaient dans l'ombre ^ sans qu'on sût pourquoi ;
flàais cela n'empêche pas qu'ils ne soient moel-
lensement touchés^ et que ce morceau^ à tout
prendre ^ ne l'emporte sur les autres du même
artiste. Il est certainement plus soigné, mieux
peint et plifs fini.
9JILON E^ 176^. 548
,94- ÀUVBE BONHB AyENTURB.
TablcAi de àta» piddè dèùi povk:^ ih hâmt sok ua pèèd dbr pouces
de large.
« On Tok la l^t^ité d^un Russe > TéitUte d« itt^
ti^; à dtéitèy le Târiare^ debotit^ a la main ap
})Uy^è sHi* tunë Éttassue hérk^ de porifdtcSi Qttel
est ici l'usage de cette massue? Ce personiiA^' est
silencieux^ grave et tranquille. 11 a une physio-
nomie sauvage 9 fière et imposante; figure supé-
rietiretnent ajustée; draperies bien raides et bien
lourdes ; grands et longs plis bien droits , comme
t^ kffétieùî totites leë étoffés d^or et d^argent^ Sa
fetlitpfé y' vue de pit-ofil , est assise ^ en ailaht Vers la
gâtiéhe. C'e^ UBfé éisse2Jolîe'ilLi<o«; elle a de l'in-^
^niAlSé et de k^ £f&iesse ^ av^ des traits qui n6 «Mit
pis ieë i^^res*. Elle regarde ûi^mtslt lu di^usé
de iKH^i^é dt¥ént\iPë ,,en qui pavetliement Ikcoîf^
ftltiê> tes àPàféfi^y ksf vétêmenlss SMit à mer-
l^iltei CeliêMi tient la amm^ de la jeune fonme«
Elte toi pai4<$ ;' Btok elfe n'u j^int le caractère
jfau^cft rti^ de sott «tiétiei'. CmI Uûd vieille ooiriBie
«fie é^ttli^. Sur le fomdy entt«e c69 deu femmes ^
AétA eêëlsL^es ih^es et pauvres* Vers Taraglb'gaur-
éhe y tuié cà^9el««te sur soû pied. Bntte la &tnaie
è^ le iiié¥4 ^ sur le fond y Un btmelier ^ un fiiîstteai»
de flè^ke!^! mu drapeau dépl)^yé^ le tout faîsauit
MaÉ^s€l (M Vi^^ée; H né maAqfeeef à cette camposi«-
tkw que ^es téfes qui soient peintes» Les figures
544 SALON DE 1767.
plates ressemblent à de belles et riches images
collées sur toile. Cest mie faiblesse de pinceau ,
un néglige y un manque d'effet qui désespèrent.
Cest dommage^ car tout est naturellement or-
donné ; les personnages > le Tartare surtout bien,
posé; les objets bien distribués; la femme Tar-
tare y en fourrure rouge ^ a les pieds posés sur un
coussin.
96. LE CONCERT.
Tableau de deux pieds deax ponces de haut, sur un pied dix pooflcs
de large.
Composition charmante; certes^ un des plus
jolis tableaux du Salùn^ si les têtes étaient plus
vigoureuses. Mais pourquoi la monotonie de ces
têtes? pourquoi ces visages si plats > si plates» si
fiiibles> si fieiibles^ qu'à peine y remarque*rt-^n
du relief? Est-ce que n'ayant plus la même nature
sous les yeux j l'artiste n'a du se servir de la notre
pour suppléer les passages et les tons? C'eçt du
reste une élégance ^ une richesse^ une variété d'a-
justements qui, étonne. On voit à gauche , assiéTà
terre 9 un esclave qui frappe avec des. baguettes
une espèce de tympanon. Au-dessus de lui ^ plus
âur le fond^ un autre musicien qui pince les
cordes d'une espèce de mandoline. Au centre du
tableau ^ . une portion de buffet ^ un personnage
qui écoute. Cet homme assurément aime, fort la
musique. Debout^ le coude gauche poâésur re:i|:-
r
SALON I>E 1767. 545
trëmitétla même meuble^ une femme; ah ! quelle
femme ! qu'elle est molle , qu'elle est. voluptueuse
et molle ! qu'elle est telle ! qu'elle est naturelle
et vraie de position ! c'est une élégance , une grâce
de la tête aux pieds ^ qui enchantent. On ne se
lasse point de la voir. Plus vers la gauche > à côté
d'elle, noiichalamment étendu sur un bout de
sopha y son mari ou son amant. Les maris de ce
pay»-là ressemblent peut-être mieux qu'ici à des
amants. Il a le corps et les jambes jetés vers l'ex-
trémité g^iuche du tableau ; il est appuyé sur un
de ses coudes • et la tête avancée vers les concer-
tants. On lui voit de l'attention et du plaisir. Les
têtes sont ici mieux touchées, mais non de ma-
nière à se soutenir contre le reste. Ces tétés plates ,
monotones et faibles , au-dessus de ces étoffes ri-
ches et vigoureuses, vous blessent. Il faut que
l'artiste éteigne ses étoffes , ou fortifie ses têtes.
S'il prend le premier parti , la composition sera
d'accord , et tout-à-tfait mauvaise ; s'il prend le
second, il y aura harmonie, unité- et beauté.
M. La Grénée , venez , regardez les draperies de
Doyen , de Vién et de Le Prince \ et vous conce-
vrez la différence d'une belle étoffé et d'une étoffe
neuve. L'une recrée la vue: l'éclat dur et cru de
l'autre la fatigue. Un bel exemple , pour les élè-
ves, du secret de désaccorder toute, une composi-
tion , c'est ce rideau vert et dur que Le /Prince a
tendu au côté gauche de la sieinne. Encore un mpt ,
546 SALON DE 1767.
moû ami, sur cette femme charmante. Vous là
râppele^-vous ? Elle est ^velte ; elle est ajustée à
ravir ; la tête en est on ne peut plus graciéiiôë et
bien cdifFe'e ; et sa gorge , entourée de perles , est
d'un ragoût infiâi.
96. LE OABAGK y OU S^PÈGE DE QVWQftVÉTm MVX idrYI-
RpliS DE ipOSCOU.
Je n'ai jamais pu le découvrir.
97. l^oRTiiAït ô'tJîfÊ jEuiN* Pitist (^tftr*ÈÈih^ iM itftnÊfUs
Tableau médiocre j naiais excellente leçoa pour
un enfant^
98. PORTRAIT D UNE FEMME QUI BRODE AU TAMBOUR.
#
Jkkt ^ sec et mauvais. Ce chk» est «tt mo^éiîâti
d'épongé fine trempée d^aiHs dublafic gi^iâ^^^^. Û
a cdura après l'atideii ficirB de Ghâsriiiiï. Ëh } &M ^
il l'attrapera.
99. PORTRAIT d'une FILLE QUI VIEHT DE RECEVOIR UNE
LETTRE ET UN BOUQUET.
Je vous avais pi'ëdit, M. Lé FfîAce, que vous
n'àvlez plus qu'utt pas à faire p^tti* tjontbei^ au
pôftt Nbtre-Dame ; et vous y Yoità. Qtiattd fî fetft
peindre à pleines ebnféUfs, côfetiefr, aWonrfif,
faite deschaits ; Le Prince n'y cât plus.
SALON DE 1767. 547
De tout ce qui précède , que s'ensuît-il ? Que
le principal mérite de Le Prince est de bien ha-
killef*. On ne peut lui refuser cet éloge ; il n'y a
pas tm de ses tableaux où il n'y ait une où deux fi-
gures bien habillées. Mais il colorie mal ; ses tons
sont bis^ couleur de pain d'épice et^de brique.
Sa manière de peindre n'est ni faite ni décidée.
Son dessin n'est pas correct. Ses caractères de tête
ùe sont pas intéressants. II règne dans tous ses
tableaux une monotonie déplaisante. On en a Yu
vingt, et l'on croit que c'est toujours le même.
La partie de l'effet y est tout-à-fait négligée. On
les regarde froidement ; on les quitte comme on
les regarde. Sa touche e^t lourde j sa manière de
faire est pénible et heurtée. Dans ses paysages ,
les feuilles dés arbres sont pesantes, matérielles,
et faites sans ragoût , sans rerve. Il n'y à pas ,
dans tout ce qu'il a exposé, une étincelle de Feu ,
bien moins un trait de rerve.
Qu'est-ce que ses trois grands tableaux, faits
peur la tapisserie? Rien , ou médiocre, et d'tlne
insupportable iiionotdnie. Lleinnui et le bâille-
ment TOUS prenaient en approchant du grand pàn
de muraille quiils couvraient. Je bâillé encore
d'y penser. Il y régnait un eflet , un ton de cou-
leur si identique, que les trois n'en faisaient
qu'un.
Otez du tableau du Réveil des enfants ce petit
enfant nu, qui est à terre; le reste est matrvars.
348 SALON DE 1767.
Même jugement de l^ Oiseau retrouvé , du Mu-
sicien champêtre y àe la Fille endormie ^ du
portrait de la Dame endormie , qui brode, de
celui de la Demoiselle qui fuient de recepoir une
lettre.
Le Concert est le meilleur. .11 y a une figure
de femme charmante, bien habillée, bien ajus-
tée, et d'un caractère de tête attrayant. Morceau
très-agréable , s'il y avait plus d'effet ; car il est
bien composé , et le faire en est meilleur qu'aux
autres.
. Les figures de la Bonne Aventure sont bien ha-
billées; mais la couleur n'y est pas.,
Même mérite et même défaut à ta' Fille qui
remet une lettre à la vieille , ^t son pendant.
Si cet artiste n'çùt pas pris ses sujets dans àes
mœurs et des coutumes , dont la manière de se
vêtir, les habillements, ont une noblesse que les
nôtres n'ont pas , et sont aussi pittoresques que
les nôtres sont gothiques et plats , son, mérite s'é-
vanouirait. Substituez aux figures de Le Prince ,
des Français ajustés à la mode de leur pays ; et
vous Vjerrez combien les mêmes tableaux, ejçé-
cutés de la même manière , perdront àe leur prix,
n'étant plus soutenus par des détails , des acces-
soires aussi favorables à l'artiste et à l'art. A la
jolie petite femme du Concert , substituez une de
nos élégantes avec ses rubans , ses pompons , ses
falbalas , sa coiffure ; et vous verrez le bel effet
J
r
SALON DE 1767. 549
que cela produira , combien ce tableau deviendra
pauTre et de petite manière. Tout le charme , tout
l'intérêt sera détruit ; et Ton daignera à peine s'y
arrêter.
En effet ^ quoi de plus mesquin , de plus bar-
bare , de plus mauvais goût que notre accoutre-
ment français , et les robes de nos femmes ? Dites-
moi ; que peut-on faire de beau y en introdui-
sant dans ui^e composition des poupées fagotées
comme cela ! Cela serait d'un bel effet ^ surtout
dans une composition tragique. Comment leur
donner la moindre noblesse y la moindre gran-
deur? Au contraire, l'habillement des Orientaux,
des Asiatiques, des Grecs, des Romains, déve-
loppe le talent du peintre habile , et augmente
celui du peintre médiocre.
A la place de cette figure de Tartare qui est à
la droite dans le tableau de la Sonne Aventure^
et qui est si richement , si noblement vêtue , ima-
giliez un de nos Cent-Suisses ; et vous sentirez
tout le plat , tout le ridicule de ce dernier per-
sonnage.
'. Oh! que nous sommes petits et mesquins !
Quelle différence de ce bonnet triangulaire , noir,
dont nous sommes affublés , au turban des Turcs >
au bonnet des Chinois !
Mettez à César , Alexandre , Caton , notre
chapeau et notre perruque; et vous vous tien-
drez les côtés de rire; si vous donnez au eon-
r
r
35o SALON DE 1767.
traire l'h^l>it grec ou romain à Louis xy ^ vous
ne rirez 4>as. Le ridicule ne vient donc pas
du yice de costume. Il est le même de part et
d'autre.
il n'y a point de tableau de grand maître qu'on
ne dégradât, en habillant les personnages y en les
coiffant à la française , quelque bien peint , quel**
que bien composé qu'il £àt d'ailleurs. On dirait
que de grands éyénements , dé grandes alrtions ne
soient pas faits pour un peujJe aussi bizarr^nent
Yètu ; et que les hommes dont l'habit est si gin-
guet ne puissent avoir de grands intérêts à dé--
mêler. Il ne fait bien qu'aux marionnettes. Une
diète de ces marionettes-^là ferait à merveille la
parade d'une assemblée consulaire. On n'imagine--
rait jamais un grain de cervelle dans toutes ces
têtes-là. Pour moi, plus je les regarderais, plus
je leur verrais de petites ficelles attachées au haut
de leurs têtes.
Faites-y attention, et vous prononcerez qo^o
caractè«*e de tête fier , noUe , pathétique et ter*
rible , ne va point sous votre perruque ou votre
chapeau. Vous ne pouvez être que de petits furi-
bonds. Vous ne pouvez que jouer la gravité , la
majesté.
Si nos peintres et nos sculpteurs étaient foircés
désormais de puiser leurs sujets dans l^isioire de
France moderne ; je dis moderqe, car lespreBÛers
Francs avaient conservé dans leur manière de se
i
SALON DE 1767. 35i
yétir y quelque chose de la sûnplicitë du vêtement
aptique ; la peiotu;re «t Ifi sculpture s'en iraient
biei;it6t en décadence .
Iipaginez y en un tas à vos pieds ^ toute la dé-
pouille d'un Européen 9 ces bas^ ces souliers^
cette culotte , cette veste , cet habit , ce chapc^u^
ce col , ces jarretières 9 cette chemise; c'est une
friperie. La dépouille d'une femme serait une
boutique entière. L'habit de nature , c'est la peau;
plus on s'éloigne de ce vêtement , plus on pèche
contre le goAt. Les Grecs si uniment vêtus ne pou-
vaient nç^ême souffrir leurs vêtements dans les
art^, C^ n'était pourtant qu'une ou deux pièces
d'étoffes négligeipnient jetées sur le corps.
Je vous le répète , il ne faudrait, qu'assujétir
la peinture et la sculpture à notre costume , pour
perdre ces deu;^ arts si agréables , si intéressants^
^ Utile3 même à plusieurs égards 9 surtout si on
ne les emploie pas à tenir constamment sq^xx& les
yeux des peuples ou des actions désbonnates ou
des atrocités de fanatisme y qw ne peuvent servir
qu'a çqrrompre les mœurs .ou embéguiner les
lio4;ames9 h les enppoisonner des plus dangereux
prçi^g.é§.
Je voudrais bien savoir ce que les artistes à
venir, daias quelquics milliers d'ai^néf^, pourront
faire de nous ; surtout si des érudits sans esprit et
sans goùt> les réduisent à l'observation rigou-
reuse de notre costume.
552 SALON DE 1767.
Le tableau de la Paix (i), de M. Halle ^ vient
ici très-bien à l'appui de ce que je dis. Ce tableau
fait rire. C'est en grand une assemblée de méde-
decins et d'apothicaires j dignes du théâtre lors-
qu'on y joue le Médecin malgré lui. Mais trans-
portez la scène de Paris à Rome ; de lllôtel-de-
Ville au milieu du sénat. A ces foutus sacs rouges^
noirs , emperruqués y en bas de soie bien tirés y
bien roulés sur le genou , en rabats ^ en souliers
à talons; substituez-moi de graves personnages
à longues barbes ^ à tête ^ bras et jambes nus y à
poitrines découvertes , en longues ^ fluentes et
larges robes consulaires. Donnez ensuite le même
sujet au même peintre, tout médiocre qu'il est;
et vous jugerez de l'intérêt et du parti qu'il en
tirera ; à condition pourtant qu'il ferait descendre
•autrement sa Paix. Cette Paix aurait tout aussi
bien fait de rester où elle était, que de s'en venir
d'un air aussi maussade , aussi dépourvu de grâce
qu'elle l'est dans ce plat tableau , soit dit en pas-
sant et par apostille.
J'avais déjà effleuré quelque part cette question
de nos vêtements (2); mais il me restait sur le
cœur quelque chose dont il fallait absolument
que je me soulageasse. Voilà qui est fait; et vous
pouvez compter que je n'y reviendrai plus que
(i) Voyez page 4^ ^^ suivantes de ce volume. Èoit'.
ip) Dans V Essai sur la Poésie dramatique ; voyez tome iy ,
pages 549 — ^55q. Édit».
SALON DE 1767. 555
par occasion. La belle figare que ferait le buste
de M. Trudaine , de Saint-Florentin ou de Cler-
mont y à côte de celui de Massinissa !
GUERIN.
1 00« PLUSIEURS PETITS TABLEAUX PEINTS A l'hUILE ^ EN
MINIATUBE , DONT PLUSIEURS b'aPRÈS l'eGOLE d'iTALIE.
Peu de choses^ jolies images^ bien précieuses^
jolis dessus de tabatières; trop bien pour l'hôtel
de Jaback (i)^ pas assez bien pour rAcadémie.
Cependant 9 comme cela a été fait d'après beau^
le premier coup d'ϔl vous en plait. L'effet de
l'ensemble^ l'intérêt de l'action, la position, le
caractère , l'expression des figures , la distribu-
tion, les groupes, l'entente des lumières , quel-
que chose même du dessin et de la couleur sont
restés. Mais arrêtez, entrez dans les détails ; il n'y
a plus ni finesse , ni pureté , ni correction ; tous
prenez Guerin par l'oreille , vous le mettez à ge-
noux, et vous lui faites faire amende honorable à
de grands maîtres si maltraités.
Pour le Bureau de loterie y et d'autres morceaux
de même grandeur , et de l'invention de l'artiste ,
ils ne seront pas décrits; non , de par Dieu, ils ne
le seront pas; et vous entendez de reste ce que cela
veut dire.
Bon soir, mon ami ; à la prochaine foiis Robert.
(1) Voyez tome vi , page 4< > ^^ "^^^^ sur cet hôtel. Ëdit^
SiLOHS. Tom n. ^3
554 SALON DE 1767.
Celni-ei me donnera de l'ouvrage ; mai$ quand
nùe fois j'en serai quitte , les autres ne me tien-
dront guère. J^ale itérum ^etpatiens esto.
ROBERT ^
C'est une belle chose, mon ami, que les voyages;
mais il faut avoir perdu son père , sa mère , ses
enfants, ses amis , ou n'en avoir jamais eu, pour
errer, par état, sur la surface du glote. Que di-
riez-vous du proprie'taire d'un palais immense, qui
emploierait toute sa vie à monter et à descendre
des caves aux greniers, des greniers aux caves, au
lieu de s^asseoir tranquillement au centre de sa
famille ? C'est l'image du voyageur. Cet homme
est sans morale , ou il est tourmenté par une es-
pèce d'inquiétude naturelle qui le promène mal-
gré lui. Avec un fond d'inertie plus ou moins
considérable , Nature qui veille à notre conser-
vation , nous a donné une portion d'énergie qui
nous sollicite sans cesse au mouvement et à l'ac-
tion. Il est rare que ces deux forces se tempèrent
si également , qu'on ne prenne pas trop de repos
et qu'on ne se donne pas trop de fatigue. L'homme
périt engourdi de mollesse ou exténué de lassi-
tude. Au milieu des forêts l'animal s'éveille ,
'*' Ce peintre , né à Paris en 1 735 , y mourut en 1 808 ; il n*a point
eu de fnattre. Le Musée royal ne possède de lui que deux tableaux.
I< Une porte de ville pratiquée au milieu des ruines d'un temple.
II. Un pop'tiifue sfur lequel s'élève une statue équestre, ^^ Boit*.
SALON DE 1767. 555
poursuit sa proie , ratteint, ia dévore et s'endort.
Dans les villes où une partie des hommes sont
sacrifiés à pourvoir aux besoins des autres , Té-
Dergie qui reste à ceux-ci se jette sur différents
objets. Je cours après une idée , parce qu'un misé-
rable court après un lièvre pour moi. Si dans un
individu il y a disette d'inertie et surabondance
d'énergie y l'être est saisi de violence comme par
le milieu du corps , et jeté par une force innée
sous la ligne ou sous l'un des pôles : c'est An-
qaetil (i), qui s'en va jusqu'au fond de l'Indoustan^
étudier la langue sacrée du Brame. Voilà le cerf
qu'il eût poursuivi jusqu'à extinetion de chaleur^
(i) Ancpietil du Perron {Abraham-'Hy'iicinthe) , né à Paris le
7 décembre 1731 , et mort le 17 janvier i8o5 : le hasard lui fait
découvrir , dans les bibtiothèques publiques , quelques feuilles
calquées sur u0 manuscrit zend du VendieUuî'-Sadé , et il forme le
projet de parcourir Tbide pour découvnr les' livres sacrés des
Barses« On préparait, en 1754, au port de Lorient, une expé-
dition pour cette contrée. Le jeune Anquetil^ sans fortune, sans
ressources , ne peut obtenir son passage gratuit , et s'embarque en
qualité de soldat ; il apprend le persan moderne , le sbanskrit ; il
parcourt un espacé de douze cents lieues dans des déserts brû-
lants , et arrive à pied k Surate , où il trouve enfin les prêtres qui
possédaient les livres qu^il cherchait. Mais la loi leur défend de don-
ner connaissance des livres sacrés aipc hommes d'une autre reli-
gion ; et ce n'est qu'à force de persévérance qu'il parvient à vaincre
les scrupules d'un Destouh (prêtre parse) du Guzarate, qui lui
enseigne le Zend et le Pehles^y. Il étudie avec tant d'ardeur , qu'en
1759 , il termine la traduction du vocabulaire de ces langues ,
au yendidad^Sadé y letc. ; et il revient à Paris le 4 i^ai 1762
avec cent quatre-vingts manuscrits, fl .publie successivement le
■^
356 SALON DE 1767,
s'il fût reste dans l'e'tat de Nature. No\is igaorons
la cause secrète de nos efforts les plus héroïques.
Celui-ci vous dira qu'il e3t consumé du désir de
connaître; qu'il s'éloigne de sa patrie par zèle
polir elle ; et que , s'il s'est arraché des bras d'un
Zend-Ji^esta , recueil des livres sacrés des Parses; la Législation
orientale; des recherches historiques sur VInde ; Y Inde en rap^
port avec V Europe, etc. ; et peu de temps ayant sa mort , il donne
la traduction , du persan en latin , dés Oupnek'hat au. secrets qu'il
ne faut point révéler.
Ânquetil ne fut pas moins remarquable par son instruction que
par Taustérité de ses mœurs et par un désintéressement dont on
commît peu d'exemples. Il refusa en Angleterre 5o, 000 livres de
sa traduction du Zend-Âyesta , et , quoique dans la plus grande
détresse , il rejeta constamment les secours qui lui furent offerts.
Dans une lettre qu'il écrivit de Paris aux brames pour les en*
gager à traduire en persan les anciens livres de rind€ , il décrit
ainsi sa manière de vivre : « Du pain avec du fromage , le tout
valant 4 sous de France ou le douzième d!une roupie ^et de Teau
de puits , voilà ma nourriture, journalière. Je vis sans feu, même
en biver ; je coucbe sans draps, sans lit de plumes; mon linge
de corp^ n'est ni changé, ni lessivé; je subsiste de mes travaux
littéraires , sans revenu , sans traitement , sans places ; je n'ai
ni femmes, ni enfants, ni domestiques. Privé d^ biens, exempt
aussi des liens de ce monde , seul , absolument libre , mais très-
ami de tous les hommes et surtout des gens de probité , dans cet
état , faisant rude guerre à mes sens , je tiiomphe des attraits du
monde , ou je les méprise. »
Anquetil fut nommé membre de l'Institut lors de sa réorgani-
sation ; mais il donna bientôt sa démission en refusant de prêter
serment aux Constitutions de /^ëmpi&e. Ou assure qu'il r<^usa la
décoration de la légion^d,' honneur, alléguant que tout chef de
gouvernement se rend coupable en établissant des distincticos
sociales, et tout citoyen en y participant. Èdit».
SALON DE 1767. 557
père et d'une mère , et s'en va parcourir , à tra-
vers mille périls y des contrée^ lointaines y c'est
pour en revenir chargé de leurs utiles dépouilles.
N'en croyez rien. Surabondance d'énergie quir^le
tourmente. Le sauvage Moncacht-'Apé répondra
au chef d'une nation étrangère qui lui demande :
Qui es-tu? d'où viens-tu? que cherches-tu avec
tes cheveux courts ? Je viens de la nation des
Loutres. Je cherche de la raison ; et je te visite
afin que tu m'en donnes. Mes cheveux sont courts^
pour n'en être pas embarrassé ; mais mon cœur
est bon. Jç ne te demande pas des vivres ^ j'en ai
pour aller plus loin; et quand j'en manquerais^
mon arc et mes flèches m'en fourniraient plus qu'il
ne m'en faut. Pendant le froid, je fais comme
l'ours qui se met à couvert j et l'été j'imite l'aigle
qui se promène pour satisfaire sa curiosité. Est-ce
qu'un homme qui est seul et qui marche le jour ,
doit te faire peur? Mon cher Apé , tout ce que tu
dts^à est fort beau; mais crois que tu vas , parce
que tu ne peux pas rester. Tu surabondes en éner-
gie ; et tu décores cette force secrète qui te meut,
tandis que tes camarades dorment étendus sur la
terre , du nom le plus noble que tu peux imagi-
ner. Eh ! oui , grand Choiseul, vous veillez pour
le bonheur de la patrie ! Bercez-vous bien de cette
idée-là. Vous veillez , parce que vous ne sauriez
dormir. Quelquefois cette cruelle énergie bout au
fond du cœur de l'homme, et l'homme s'ennuie
35a SALON DE 1767.
jusqu'à ce qu'il ait aperçu l'objet de sa passion
ou de son goût. Quelquefois il erre soucieux, in-
quiet, promenant ses regards autour de lui, sai-
sissant tout, renonçant à tout, prenant, quittant
toutes sortes d'instruments et de vêtements, jus-
qu'à ce qu'il ait rencontre celui qu'il cherche , et
que l'e'nergie naturelle et secrète ne lui désigne
pas , car elle est aveugle. Il y en a , et malheureu-
sement c'est le grand nombre ^ qu'elle élance sur
tout, et qui n'ont, d'ailleurs, aucune aptitude à
rien. Ces derniers sont condamnés à se mouvoir
sans cesse sans avancer d'un pas. Il arrive aussi
qu'un malheur , la perte d'un ami , la mort d'une
maîtresse , coupe le fil qui tenait le ressort tendu.
Alors l'être part , et va tant que ses pieds le peu-
vent porter. Tout coin de la terre lui est égal. S'il
reste , il périt à la place. Quand l'énei^ie de Na-
ture se replie sur elle-même , l'être malheureux ,
mélancolique , pleure , gémit , sanglotte , pousse
des cris par intervalle , se dévore et se consume.
Si , distraite par des motifs également puissants ,
elle tire l'homme en deux sens contraires, l'homme
suit une ligne moyenne, sur laquelle il s'arme d'un
pistolet ou d'iw poignard ; une direction inter-
médiaire , qui le conduit la tête la première au
fond d'une rivière ou d'un précipice. Ainsi finit
la lutte d'un cœur indomptable et d'un esprit in-
flexible. 0 bienheureux mortels , inertes , imbé-
ciles , engourdis ; vous buvez , vous mangez, vous
àotmtz, TOUS YieUlissés^ et voii$ yaouxw wn9
stroir joui ^ sans avoir souffert ^ sans qu^aucune
secousse ait fait osciller le poids qui tous presnît
sur le sol oii yous êtes nés» Op ne sait où lest la
sépulture de Tétre éaergîque> La vôtire est tou-
jours sous YOfi pieds.
Mais à quoi bon ^ me direz-vous^ cet écart sur
les voyageurs et Les voyais ? Quel rapport di ces
idées , vraies ou Êiusses , avec les ruines de Ro-*
kert? Comme ces ruines sont en grand nombre ^
ttHiu dessein était de les enehisser dans un ead»
qui palliât la monotonie des descriptions , de les
supposer existantes en qùelqnie contrée^ en Ita-
lie ^ par exemple 9 et dW faire un si:q>f>lëment à
M. Fabbé Richard. Four cet effet, il fallait lire
son Voyage d* Italie (i). Je Tai lu sans pouvoir y
glaner une miséraUe ligne qui me servi!. De dé*^
fut 9 j'iai dit : Oh I la belle chose que 1m voyages I et
dans rindignatiou que je ressens encore du petit
esprit superstitieux de cet auteur ^ vous me per-
mettrez ^ s'il vous plaît 9 d'ajouter : Oom Rtehard^
estr^e que tu t'imagines que ca taâd'impertioeuoes
qui forment ta My tholojgie obtiendra des h^mmiss
tme ci^yance éternelle ? Si ton livre passe 9 ce n'ë*^
tait pas la peine de Féorire ; s'il dure > jae vois^u
pas que lu te traduis à la po^rité cbmmie un sot ;
et lorsque le temps aura brisé lies statues ^ détruit
les peintures, amoncelé les édifices dont tjn m'^i^^"
( I ) C'est la Description historique de V Italie; Par» s^M. £dit'.
36o SALON DE 1767.
tretiens, quelle confiance l'avenir accordera-t-îl
aux récits d'une tête retrëcie et embëguinée des
notions les plus ridicules ?
Tout ce que j'ai recueilli de Fabbe Richard, c'est
que , le pied hors du temple , l'homme religieux
disparaît, et que l'homme se retrouve plus vicieux
dans la nie.
Gi^st qu'il y a , dans une certaine contrée , des
marchands de bonnes actions qui cèdent à des co-
quins ce qu'ils en ont de trop pour quelques pièces
d'argent qu'ils en reçoivent; espèce de commerce
fort extraordinaire.
C'est qu'en Savoie , où toute imposition est as-
sise sur les fonds , la population est telle , que
tout le pays ne semble qu'une grande ville.
C'est qu'ici * un sénateur fait adopter par au-
torité du sénat , un fils naturel , qui succède au
npin , aux armes , à la fortune , à tous les privi-
lèges de la légitimité , et peut devenir doge.
C'est qu'ailleurs /* on peut aller se choisir un
héritier à l'hôpital même des Enfants-Trouvés ;
c'est que les noms des grandes familles s'y perpé-
tuent par le sort qui assigne à un enfant du Con-
servatoire toutes les «prérogatives d'un sénateur
décédé sans héritier immédiat.
Et Robert? — Piano y di grazia; Robert vien-
dra tout à l'heure.
' A Gènes.
' A Bolpgne.
SALON DE 1767.: 56i
Cest (ju'au milieu des plus sublimes modèles
en tout genre ^ la peinture et la sculpture tombent
en Italie. On y fait de belles copies y aucun bon
ouvrage.
Cest que Le Quesnoi répondit à un amateur
éclairé qui le regardait travailler y et qui crai-
gnait qu'il ne gâtât son ouvrage pour le vouloir
plus parfait : Vous avez raison y vous qui ne voyez
que la copie; mais, j'ai aussi raison, moi qui
poursuis l'original qui est dans ma tête. Ce qui
est tout voisin de ce qu'on raconte de Phidias y
qui 'y projetant un Jupiter y ne contemplait aucun
objet naturel qui l'aurait placé au-dessous de son
sujet : il avait dans l'imagination quelque chose
d'ultérieur à Nature. Deux faits qui viennent à
l'appui de ce que je vous écrivais dans le préam-
bule de ce Salon : et passons à présent à Robert y
si vous le voulez.
Robert est un jeune artiste qui se montre pour
la première fois. Il revient d'Italie y d'où il a rap-
porté de la facilité et de la couleur. Il a exposé
un grand nombre de morceatix y entre lesquels il
y en a d'excellents y quelques - uns médiocres ,
presque pas un mauvais. Je les distribuerai en
trois classes y les tableaux y les esquisses et les
dessins.
36a SALOIf DE i'j&j.
TABLEJUX. I03. UN GRAND PAYSAGE DANS LE
GOUT DES CAMPAGNES d'iTALIE.
Hait pieds neuf pouces de large, sur sept pieds sept pouce» éê htac.
Je voudrais revoir ce morceau hors du Salon*
Je soupçonne les compositions des artistes de souf-
frir autant du côté du mérite, par le voisinage et
l'opposition des unes aux autres, que du côté de
leurç dimensions , par l'étendue du lieu où elles
sont exposées. Un tableau tel que celui-ci , d'une
grandeur considérable , n'y parait qu'une toile
ordinaire. J'avais jeté hors du Salon des ouvrages
que j'ai retrouvés seuls, isolés , et pour lesquels il
m'a semblé que j'avais eu trop de dédain. La tête
de Pompée présentée à César (i) était quelque
chose sur le chevalet de l'artiste ; rien sur la mu-
raille du Louvre. Nos yeux fatigués, éblouis par
tant de faires différents , sont-ils mauvais juges ?
Quelque composition vigoureusement coloriée et
d'un grand effet , nous servirait-elle de règle ? Y
rapporterions-nous toutes les autres , qui devien-
draient pauvres et mesquines par la comparaison
avec ce modèle ? Ce qu'il y a dé certain , c'est que,
si je vous disais que ce marmouset de César de
La Grénée était plus grand que Nature, vous n'en
croiriez rien. Mais pourquoi l'étendue du lieu ne
(i) Tableau de La Grénée; voyez page iio et suivantes de ce
volume. Ebit*.
SALON DE 1767. 565
produit-^Ue pas le même effet sur tous les ta-
bleaux indistinctement ? Pourquoi y tandis qu'il
y en a de grands que je trouve petits ^ y en a^t-il
de petits que je trouve grands? Pourquoi , dans
telle esquisse qui n'est guère plus grande que ma
main ^ les figures prennent-elles six ^ sept y huit ,
neuf pieds de hauteur ^ et dans telle ou telle com-
position^ même estimée > des figures qui ont réel*-
lement cette proportion , la perdent - elles et se
réduisent-elles de moitié ? Il faut chercher Tex-
plication de ce phëfiomène ^ ou dans les figures
mêmes > ou dans le' rapport de ces figures avec les
êtres environnants. Dans tout tableau , l'orteil du
Satyre endormi se mesure. Il y a le pâtre, il y a
la paille, sous cette forme ou sous une autre.
Allez voir V Offrande à l^ Amour (i) de Greuze;
et vous me direz ce que sa figure principale de^
vient, à côté des autres énormes qui l'environ-
nent.
Dans ce grand ou petit tableau de Robert , on
voit à droite un bout d'ancienne architecture rui-
née. A la face de cette ruine, qui regarde le côté
gauche , dans une grande niche, l'artiste a place
une statue. Du piédestal de cette statue coule une
fontaine , dont un bassin reçoit les eaux. Autour
{i) Diderot se trompe sans doute en attribuant ce talJ^au à
Greuze. La Première Offrande à V Amour, dont il a rendu
compte dans le Salon de 176s , tome nn, page 7, est de Carie
Yan-Loo. Édit*.
364 SALON DE 1767.
de ce bassin il y a q[uelques figures d'hommes et
d'animaux. Un pont jeté du côté droit au côté
gauche de la scène ^ et coupant en deux toute la
composition ^ laisse en devant un assez grand es-
pace , et dans la profondeur du tableau y au loin y
un beaucoup plus grand encore. On voit couler
les eaux d'une rivière sous ce pont; elles s'étendent
en venant à vous. La rive de ces eaux y ces eaux et
le pont forment trois plans bien distincts y et un
espace déjà fort vaste. Sur ces eaux^ à gauche y
au-devant du pont y on aperçoit uH bateau. Le
fond est une campagne où l'œil va se promener et
se perdre. Le côté gauche^ au-delà du bateau y est
terminé par quelques arbres.
La fabrique de la droite y la statue y le bassin ,
la rive ^ en un mot , toute cette moitié de la com-
position est bien de couleur et d'effet. Le reste ,
pauvre , terne , gris , effacé , l'ouvrage d'un
écolier qui a mal fini ce que le maître avait
bien commencé. Mais pour sentir combien le
tout est faible^ on n'a qu'à jeter l'œil sur un
Vernet, ou plutôt cela n'est pas nécessaire. Ce
n'est pas une de ces productions équivoques
qu'on ne puisse juger que par un modèle de
comparaison.
Le redoutable voisin que ce Vernet ! Il fait
souffrir tout ce qu'il approche , et rien ne le
blesse. C'est celui-là, M. Robert, qui sait, avec
un art infini , entremêler le mouvement et le re-
SALON DE 17Ô7. 565
pos , le jour et les ténèbres , le silence et le bruit !
Une seule de ces qualités ^ fortement prononcée y
dans une composition y nous arrête et nous touche.
Quel ne doit donc pas être l'effet de leur réunion
et de leur contraste ? Et puis y sa main docile ^ la
variété ^ à la rapidité de son imagination ^ vous
dérobe toujours la fatigue. Tout est vigoureux
comme dans la nature^ et, rien ne se nuit comme
dans la nature. Jamais il ne paraît qu'on ait sa-
crifié un objet ^ pour en faire valoir un autre. Il
règne partout une ame ^ un esprit ^ un soufSe dont
on pourrait dire, comme Virgile ou Lucrèce , de
l'œuvre entière de la création :
I
Deum namque ire per omnes
Terrasgue , tractusque maris , cœlumque prqfundwn :
Hinc pecudes, armenta , viros, genus omnefsrarum ,
Quemque sibi tenues nascehtem arcessere vitas,
SeiUcet huç reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia ; nec morti esse locum (i).
C'est la présence d'un Dieu qui se fait sentir sur
la surface de la terre , au fond des mers , dans
la vaste étendue des cieux; c'est de là que les
hommes , les animaux y les troupeaux , les bêtes
féroces reçoivent l'élément subtil de la vie. Tout
s'y résout y tout en émane, et la mort n'a lieu nulle
part.
Tout ce que vous rencontrerez dans lès poètes,
(i) YiRGU. Georg, lib. iv, vers. 220 etseg, Émt*.
566 SALON DE 1767.
du derdoppement d^i chaos et de la naissance du
moqde^ lui conviendra. Dites de lui :
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitât molem , et magno se corpore miscet ( i ) .
Cest un esprit qui vit au dedans^ qui se répand
dans toute la masse y qui la meut , et s'unit au
grand tout.
Et l'on n'en rabattra pas un mot,
\ VEUX TABLEAUX, UN PONT SOUS LEQUEL ON
DÉCOUVRE LES CAMPAGNES DE SABINE , A QUARANTE
LIEUES DE ROME.
LES RUINES DU FAMEUX PORTIQUE DU TEMPLE DE BALBEC ,
A HÉLTOPOLIS.
Imaginez^ sur deux grandes arches cintrées, un
pont de bois ^ d'une hauteur et d'une longueur
prodigieuses. Il touche d'un bout à l'autre de la
composition , et occupe la partie la plus élevée
de la scène. Brisez la rampe de ce pont dans son
milieu y et ne vous effrayez pas , si vous le pouvez,
pour Içs voitures qui passent dans cet endroit.
Descendez de là. Regardez sous les arches, et
voyez dans le lointain , à une grande distance de
ce premier pont, un second pont de pierre, qui
coupe la profondeur de l'espace en deux , laissant
entre l'une et l'autre fabrique une énorme dis-
(x) YuGU'. JEneié, lib. vi, vers. 716, 727. ëdit*.
SALON DE 1767. 367
tance. Portez vos yeux au-dessus de ce second
pont ; et dites-moi ^ si vous le savez y quelle est
l'étendue que vous découvrez. Je ne vous parlerai
point de Fefiet de ce tableau. Je vous demanderai
seulement sur quelle toile vous le croyez peint ?
Il est sur une très-petite toile y sur une toile d'un
pied dix pouces de large 5 >sur un pied cinq pouces
de haut.
Au pendant , c'est à droite une colonnade rui-
née ; un peu plus vers la gauche ^ et sur le devant^
un obélisque entier; puis la porte d'un temple.
AuHlelà de cette porte y une partie symétrique à
la première. Au-devant de la ruine entière ^ un
grand escalier qui règne sur toute sa longueur , et
d'oii l'on descend de la porte du temple au bas de
la composition. Faible ^ faible ; de peu d'effet. Le
précédent est l'ouvrage de l'imagination. Celui-ci
est une copie de l'art. Ici on n'est arrêté que par
l'idée de la puissance éclipsée des peuples qui ont
élevé de pareils édifices. Ce n'est pas de la ma-
gie du pinceau y c'est des ravages du temps que
l'on s'entretient.
RUINE d'un arc de triomphe^ ET AUTRES MONUMENTS.
Tableau de ([uatre pieds, deux pouces de haut , sur quatre pieds nois
pouces de large.
L'effet de ces compositions^ bonnes ou mau-
vaises , c'est de vous laisser dans une douce mé-
lancolie. Nous attachons nos regards sur les dé-
568 SALON DE 1767.
bris d'un arc de triomphe , d'un portique ^ d'uae
pyramide , d'un temple , d'un palais ; et nous re-
venons sur nous-mêmes. Nous anticipons sur les
ravages du temps; et notre imagination disperse
sur la terre les édifices même que nous habitons*
A l'instant y la solitude et le sileûce régnent autour
de nous. Nous restons seuls, de toute une nation
qui n'est plus; et voilà la première ligne de la
poétique des ruines.
A droite, c'est une grande fabrique étroite^
dans le massif de laquelle on a pratiqué une niche,
occupée de sa statue. Il reste de chaque côté de la
niche une colonne sans chapiteau. Plus , sur la
gauche , et v^rs le devant y un soldat est étendu à
plat ventre sur des quartiers de pierre , la plante
des pieds tournée vers la fabrique de la droite , la
tête vers la gauche , d'où s'avance à lui un autre
soldat, avec une femme qui porte entre ses bras
un petit enfant. On voit au-delà , sur le fond , des
eaux; au-delà des eaux, vers la gauche, entre
des arbres et du paysage, le sommet d'un dôme
ruiné; plus loin , du même côté, une arcade tom-
bant de vétusté; près de cette arcade, une colonne
sur son piédestal ; autour de cette colonne , des
masses de pierres informes ; sous l'arcade , un es-
calier qui conduit vers la rive du lac ; au-delà , un
, lointain , Une campagne; au pied de l'arcade, une
figure ; plus , sur le devant, au bord des eaux , une
autre figure. Je ne caraetérise point ces figui^.
SALON DE 1767. 369
si peu soignées qu'on ne sait ce que c'est y hommes
ou femmes ^ moins encore ce qu'elles font. Ce n'^st
pourtant pas à cette condition qu'on anime des
ruines. M. Robert > soignez vos figures. Faites-^n
moins y et faites-les mieux. Surtout y étudiez l'es-
prit de ce genre de figure y car elles en ont un qui
leur est propre. Une figure de ruine n'est pas la
figure d'une autre site.
GHAIHDE GALERIE ÉCLAIRÉE DU FOND.
Tableaa àt quatre pieds trpis pouces de large , sur trois pied^ un pouce
de haut.
Oh ! les belles y les sublimes ruiinea f Quelle
fermeté^ et en même temps quelle légèreté^ sû-
reté, fecilité de pinceau ! Quel effet î quelle gran^
deur \ quelle noblesse ! QuW me dise à qui ces
ruines appartiennent y afin que je les vole; le seul
moyen d'acquérir , quand on. est indigent. Hélas I
elles font peut-être si peu de bonheur au riche
stupide qui les possède ; et elles me rendraient si
heureux I Propriétaire indolent ! époux aveugle !
quel tort te fais-je, lorsque je m'approprie des
charmés que tu ignores ou quç tu négliges ! Avec
quel étonnement, quelle surprise je regarde cette
Toûlé brisée, les masses surimposées à cette yoùte?
Les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-
ils ? que sont-îls devenus ? Dans quelle énorme
profondeur [obsGuçB. et muette mon œil va -t- il
s'égarer ? A quelle ^prodigieuse distance est ren-
SàLOKS. tome II. ^4
370 SALON DE X767.
%Qfée la pQrticm du ciel que j'aperçais à cette ou-
Yertuve ! Yétfmpanie dégradat^oii de lumière !
c^tKPxp^ elle s'affaiblit en descendant du haut de
cettç Toûte, ^ sur la longueur de ces colonnes !
copinp^ ces ténèbres sont pressées par le jour de
l'en tirée et le jour du f^nd ! on ne se lasse point de
rfgarder. Le temps s'arrête pour celui qui admire.
Que j'ai peu vécu ! que ma jeunesse a peu duré !
C'est une grande galerie voûtée, et enrichie in-
térieurement d'une colonnade qui règne de droite
et de gauche. Vers le nikilieu de sa profondeur y la
voûte s'est bridée , et montre au-dpssus de sa frac-
ture les débris d'uu édifice surimposé. Cette lon-
gue et vas^e fabriquie reçoit encore la lumière par
son i>uverture du fond. On voit ^ gauche^ en de-
hors A une fontsiine ; au-dessus de cette fontaine >
une statue antique assise; au^lessous du piédestal
de cette. statue , un bassin élevé sur un massif de
pierre; autour de ee bassin , au^d^vant de la
galerie 9 daps les entre*-colonnementa 5 une faule
de petites figures , de petits groupes , de petites
scènes très-variées. On puise de l'eau ^ on se re-
pose, on se promène , on converse. Voilà bien du
uiouven^nt et du b];uit* Je vqus çn dirai mon avis
ailleurs , M. Robert ; tout à l'heure. Vous êtes un
habile homme. Vous excellerez^,, vous excellez dans
votre genre. Mais étudiez Vernet. Apprenez de lui
à dessiner , à peindre , à rendre vos figures inté-
ressantes ;. et puisque vous vous êtes voué à la
SALON DE 1JS7. 571
peinture des ruines^ sachez que ce genre â sa poé-
tiqae. Vous Fignoreas absolument/ Cherchez-la.
Vous a^ez le faire ; mais l'i^al vous mannfqne. Ne
sentez-Tous pas qu'il y a trop de figurés ici ; qu'il
eD faut effacer les trois quarts? il n'cin faut reser-
Ter que Cjeiles qui ajouteront à la jsolitude et au
silence. Un seul homnse 5 qui aurfi^it; é^ré^ans ces
ténèbres , les bras croisés sur la poitrine ^ et Ifa
tête penchée^ m'aurait affecté daryautage. L'obs-
curité seule y la majesté de l'édifice , la grandeur
de la fabrique , l'éteiidue , la tranquillité^ le reteû-
tissement sourd de l'espace m^aurait fait frémir.
Je n'aurais jamais pu me défendre d'aller rêver
sous cette toute ^ de m'asseoir entre ces colonnes ^
d'entreir dans votre tableau. ]V|ais il y a trop d'inon
portuiBis. Je m'arrête. Jç regardée. J'admire et je
passe. M. Robert ^ tous ne s^^yez pas encore pour^
quoi les ruines fent tant de plaisir ^ indépendam-
ment de la variété des accidents qu'elles montrent ;
et je vais vous en dire ce qui m'en viendra sur-
le^hafnp.
Les idées que tes ru:ines réveillent ^n moi sont
grandes. Tomt s'anéantit > tout périt , tout passe.
Il n'y a quje le monde qui resté. Il n'y a qu^ le
temps qui dui^e. Qu'il est vieux ce n^nde ! Je
marche entr^ deux éternités. De quelque part que
je jette les yeuic , lés oJ>jéts qui m'entourent m'an-
noncent une fin ^ et me résignent à ôelle qui m'at-
tend. Qu'est-ce que mon existence éphémère^ en
34.
\
Sj2 SALON DE 1767.
comparaison de celle de ce rocher qui s'affaisse y
de ce yallon qui se creuse^ de cette forêt qui chan-
celé f de ces masses suspendues au-dessus de ma
tête, et qui s'ébranlent? Je vois le marbre des
tombeaux tomber en poussière ; et je ne yeux pas
mourir ! et j'euTie un faible tissu de fibres et de
chair , à une loi générale qui s'exécute sur le
bronze I. Un torrent entraîne les nations tes ujies
sur les autres , au fond d'un abîme commun; moi,
moi seul , je prétends m'arrêter sur le bord ^ et
fendrç le flot qui coule à mes côtés !
Si le lieu d'une ruine est périlleux , je frémis.
Si je m'y promets le secret et. la sécurité , je suis
plus libre, plus seul, plus à moi, .plus près de
moi. C'est 1^ que j'appelle mon ami. Cest là que
je regrette mon amie. C'est là que nous jouirons
de nous, sans trouble, sans témoins; sans impor-
tuns, sans jaloux. C'est là que je sonde mon coeur.
C'est Jà que j'interroge le sien , que je m'alarme
et me rassure. Be ce lieu , jusqu'aux habitants des
villes , jusqu'aux demeures du tumulte , au séjour
dé l'intérêt , des passions , des vices , des crimes ,
des préjugés , des erreurs , il y a loin.
Si mon ame est prévenue d'un sentiment tendre,
je m'y livrerai sans gêne. Si mon cœur est calme,
je goûterai toute la douceur de son repos.
Dans cet asyle désert, solitaire et vaste, je
n'entends rien ; j'ai rompu avec tous les embarras
de la vie. Personne ne me presse et ne m'écoute.
SALOM DE 1767. 575
Je puis me parler tout haut^ m'affliger ^ verser des
lannes sans contrainte.
Sous ces arcades obscures^ la pudeur serait
moins forte dans une femme honnête ; l'entre-
prise d^im amant tendre et timide ^ plus vive et
plus courageuse. Nous aimons ^ sans nous en dou-
ter y tout ce qui nous livré à nos penchants y nous
séduit y et excuse notre faiblesse.
Je quitterai le fond de cet antre ^ et j'y laisserai
la mémoire importune du moment^ dit une femme;
et elle ajoute : '
Si l'on m'a trompée ^ et que la mélancolie m'y
ramène , je m'abandonnerai à toute ma douleur. ^
La solitude retentira de ma plainte. Je déchirerai
le silence et l'obscurité de mes cris , et lorsque
mon ame sera rassasiée d'amertumes , j'essuierai
mes larmes de mes mains; je reviendrai parmi
les hommes , et ils ne soupçonneront pas que j'ai
pleuré.
' Si je te perdais jamais y idole de mon ame ; si
une mort inopinée , un malheur imprévu te sépa-
rait de moi; c'est ici que je voudrais qu'on dé-
posât ta cendre^ et que je viendrais converser avec
ton ombre.
Si l'absence nous tient éloignés.^ j'y viendrai
rechercher la même ivresse qui avait si entiè-
rement ^ si délicieusement dispQsé de nos sens ;
monfcœur paljpitera derechef; je rechercherai , je
retrouverai l'égarement voluptueux. Tu y seras ,
574 SALOW DE 1767,
jusqu'à ce que la douce langueur , la douce lassi-
tude du plaisir soit passée. Alors je me relèverai ;
je m'en rieviendrài; mais je n'en reviendrai pas
sans m'arréter , sans retoiirner la tête^ sans fixer
mes regards sur l'endroit où je fiis heureuse avec
toi et sang toi. Sans, toi ! je me trompe ; tù y étais
encore ; et à mon retour ^ les hommes verront ma
joie; mais ils n'en devineront psis là cause; Que
fais-tu y à présent ? où es-4u ? n'y a-t-il aucun
antre ^aucune forêt , aucun lieu secret^ écarté ,
où tu puisses porter tes pas , et perdre aussi ta
mélràeolie?
0 censeur^ qui réside au fond de mon cœur,
tu m'as suivi jusqulci ! Je cherchais à me distraire
de ton reproche; et c'est ici que je t'entends plus
fortement. Fuyons ces lieux. Est*çe le séjour de
l'innocence ? est^e celui du remords? c'est l'un
^'l'autre, selon l'ameqU^on y porte. Le méchant
fuit la solitude ; l'homme juste la cherche. Il est
si biep avec lui-même !
Les productions des aï^tistes sont regardées d'im
œil bien -différent , et par celui qui connaît les
passions, et par celui qui les ignore. Elles ne disent
rien à celui-ci. Que ne disent-elles point à mioi ?
L'un n'entreiia point dans cette caverne que je
cherchais ; il s'écartera de cette foret où je me plais
à m'enfoncer. Qu'y feraii-til ? il s'y ennuierait.
S'il me reste quelque chose à dire sur la poésie
dès ruines, îlobert m'y ramènera.
SALON DE 1765. 373
Le morceau dont il s'agit ici , est le plus beau
de cent qu'il a exposés. Uair y est épais^; la lu-
mière chargée de la vapeur des lieux frais et des
corpuscules que des ténèbres visibles nous y font
discerner ; et puis cela est d'un pinceau si dnux ,
si moelleux, si sûr. C*est un effet tûerveilleUx
produit sans effort. On ne songe pas à l'art. On
admire; et c'est de l'admiration même que l'on
accorde à la nature.
INtÉHlETTR d'une GALSklfe HUXNÉk.
• • • «
Petit ovale.
c
A droite une colonnade ; debout , sur le's débris
ou restes d'une voûte brisée, un homme erivieloppé
dans son manteau ; sur une asâise inférieure de là
même fabrique, au pied de cethomme, une femme
courbée qui se repose. Au bas , à l'angle^ vers
l'intérieur de la galerie, groupe de paysans et de
paysannes , entre lesquelles une qui porte une
cruche sur sa tête. Au-devant de ce groupe, dont
on n'aperçoit que les têtes, femme qui rarfièné un
cheval. Le reste des Sgures de ce c6té> est niasqiié
par un grand piédestal qui soutient une statue;
De ce piédestal sort une fontaine dont les eaux
tombent dans Un vaste bassin. Vers le& bords de ce
bassin , sur le fond , femme avec une cruche à la
main, une corbeille de linges mouillés sur Sa tété,
et s'en allant vers une arcade qUi s'ouvre sur la
576 SALON DE 1767.
scène , et l'éclairé. Sous cette arcade y . paysan
monté sur sa béte^ et faisant son chemin. En
tournant dé là vers la gauche , fabriques ruinées ^
colonnes qui tombent de vétusté^ et grand pan de
yieux mur. Le côté droit étant éclairé par la lu-
mière qui vient de dessous l'arcade^ on pense bien
que le côté jgauche est tout entier dans la demî-
teinte. Au pied du grand pan de vieux niur^ sur
le devant ^ paysan assis k terre > et se reposant
sur la gerbe qu'il a glanée ; et puis des masses de
pierres détachées ^ et autres acce^oires communs
à ce genre»
Ce qu'il y a de remarquable dans ce morceau ,
c'est la vapeur ondulante et chaude qu'on voit au
haut de l'arcade : effet de la lumière arrêtée • bri-
sée y réfléchie par la concavité de la voûte.
PETITE, TRÈS-PETITE RtJINE.
A droite , le toit en pente d'un hangar adosse
à une muraille. Sous cet hangar couvert de paille >
des tonneaux , les uns pleins , apparemment , et
couchés ; d'autres vides et debout. Au-dessus du
toit y l'excédant du mur dégradé , et couvert de
plantes parasites. A l'extrémité à gauche , au haut
de ce mur , un bout de balustrade à pilastres rui-
nés. Sur ce bout de balustrade , un pot de fleurs.
Attenant à cette fabrique , une ouverture ou es-
pèce de porte dont la fermeture , faite de pou-
trelles assemblées à claire-voiê , à demi-ouverte ,
V
/
SALON DE 1767. 377
fait angle droit 00 devant , avec le cote de la fa-
brique qui lui sert d^appui. Au - delà de cette
porte , une autre fabrique de pierres en ruines.
Par derrière celle-ci, une troisième fabrique; sur
le fond , un escalier qui conduit à une vaste éten-
due d'eaux qui se*répandent et qu'on aperçoit
par l'ouverture qui sépare Içs deux fabriques. A
gauche > une quatrième fabrique de pierre , fai-
sant face à celle de la droite , et eh retour avec
celles du fond. A 1^ façade de cette dernière , une
mauvaise figure de Saint dans àa niche ^ au bas de
la niche y la goulotte d'une fontaine dont les eaux
sont reçues dans une auge. Sur l'escalier de bois
qui descend à la rivière > une femme avec sa
cruche. Al'auge, une autre femme qui lave. La
partie supérieure de la fabrique de la gauche. est
aussi dégradée , et 'revêtue de plantes parasites.
L'artiste a encore décoré son extrémité supérieuïre
d'im autre pot de fleurs. Au-dçssous de cç pot il
a ouvert une fettêtre y et fiché dans le mur , aux
deux côtés de cette fenêtre, des perches sur les-
quelles il a mis des draps à sécher*. Tout-à-fait
à gauche, la porte d'une maison; au dedans de
la maison, les bras appuyés sur le bas de la porte,
une femme qui regarde ce qui se passe dans la
rue.
Très - bon petit tableau^ mais exemple de la
difficulté dé décrire et d'entendre une description.
Plus on détaille , plus l'image qu'on présente à
7 . ~ ^
378 SALON DE Î767.
Tesprit des autres , diffère de celle qui est sur la
toile. D^abord , retendue que notre imagiliation
donne aux objets , est toujours proportionnée à
Fenumération des parties. Il y a un moyen sûr de
faire prendre à celui qui nous écoute un puceron
pour un éléphant; il ne s'agit que de pousser à
l'excès Fanatomie circonstanciée de'Fatome vi-
vant. Une habitude mécanique très - naturelle ,
surtout aux bons esprits, c'est de chercher à mettre
de la clarté dans leurs idées ; en sorte qu'ils exa-
gèrent, et que le point dans leur esprit est un peu
plus gros que le point décrit , sans quoi ils ne
l'apercevraient pas plus au dedans d'eux-mêmes
qu'au dehors. Le détail, dans une description ,
produit à ^eu près le même effet que la. tritura-
tion. Un corps remplît dix fois , cent fois moins
d'espace ou de volume en masse qu'en molécules.
M. de Réaumur ne s'en est pas douté ; mais faites-
vous lire quelques pages de son Traité des insec--
tes; et vous y démêlerez le même ridicule qu'à mes
descriptions. Sur celle qui précède, il n'y a per-
sonne qui n'accordât plusieurs pieds eii carré à
une petite ruine grande comme la main. Je crois
avoir déjà quelque part déduit de là une expé-
rience qtii déterminerait la grandeur relative des
images dans la tête de deux artistes , ou dans la
tête d'un même artiste en différents temps. Ce se-
rait de leur ordonner le desisin net et distinct , et
le plus petit qu'ils pourraient , d'un objet suscep-
SALON DE 1767. ' 579
tible d'une description détaillée. Je crois que Pœil
et Timagination ont à peu près le même champ ,
ou peut-^tre , au contraire, que le champ de Fîma-
gination est en raison inverse du champ de l'œiK
Quoi qu'il en soit , il est impossible que le pres-
byte et le myope , qui voient si diversement en
nature , voient de la même manière dans leurs
tétes^ Les poètes, prophètes et presb3rtes sont su-
jets à voir les mouches comme des éléphants; les
philosophes myopes , à réduire les éléphants à
des mouches*. La poésie et la philosophie sont les
deux bouts de la lunette. <
GILAND ESCâLIBR QUI GCKHDUtr A UN ASfdES PORTIQUE.
\
De quatre pieds de haut, sur deux pieds neuf pouces de large.
Sur le fond et dans le lointain , à droite , une
pyramide ; puis rescaliet". Au côté droit de Tes-
calier , à sa partie supérieure , un obélisque ; ajpi
bas, sur le devant^ deux hommes poussant un
tronçoû de colonne, que quatre chevaux n'ébran-
leraient pas : absurdité palpable. Sur les (}egrés,
une figure d^homme qui monte; vers le milieu,
une figure de femme qui descend; au haut, un
petit groupe d'hommes et de femmes qui con-
versent. A gauche, une grande fabrique, une co-
lonnade , un péristyle dont la façade s'enfonce
dans le tableau. Les degrés de l'escalier aboutis-
sent à cette façade. La partie inférieure de cette
58o SALON DE X767.
fabrique est en niches* Ces niches sont remplies
de statues. Des groupes de figures ^ qu'on a peine
à discerner y sont répandus dans les entre-<;olon-
nements de la partie supérieure. On y entrevoit
un homme enveloppé dans son manteau ^ assis y
et les jambes pendantes en dehors. Derrière lui ^
debout^ quelques autres personnages. Au bas
d'une petite fa^.ade^ en retour de cette colon-
nade 9 l'artiste a étendu à terre un passager ^ qui
se repose parmi des fragments de colonnes.
C'est bien un morceau de Robert; et^e n'est
pas un des moins bons. Je n'ajouterai rien de plus ;
car il faudrait revenir sur les mêmes éloges , qui
vous fatigueraient autant à lire que moi à les
écrire. Souvenez-yous seulement que. toutes ces fi-
gures^ tous ces groupes insignifiants , prouvent
évidemment que la poétique des ruines est encore
à faire.
LA CASCADE TOMBANT ENTRE DEUX TERRASSES^ AU. MIUEU
d'une COLONNADE.
UNE VUE DE LA VIGNE-MADAME^ A ROME.
La Cascade. Morceau froid y sans verve y sans
invention^ sans effet; mauvaises eaux tombant en
nappes par les vides d'^arcades formées sur un plan
circulaire ; et ces nappes si uniformes^ si égales y
si symétriques y si compassées sur l'espace qui
leur est ouvert , qu'^n dirait qu'ainsi que les es-
SALON DE 1767. 58i
paces^ elles ont été assujéties aux règles de l'ar-
chitecture. Quoi! M. Robert, de bonne foi, vous
les avez vues comme cela ? Il n'y avait pas une
seule pierre disjointe qui variât le cours et la chute
de ces eaux? pas le moindre fétu qui l'embarras-
sât? Je n'en crois rien; et puis on ne sait ce que
c'est que vos figures. Au sortir des arcade^ , les
eaux sont reçues dans un grand bassin. Derrière
cette fabrique il y a des arbres. Qu'ils sont lourds
ces arbres , épais , négligés , inélé^nts , maussa-
des ! et d'un vert de vessie plus cru ! Les feuil-
les ressemblent à des taches vertes dentelées par
les bords. C'est pis qu'aux paysages du pont ou
de la communauté de Saint-Luc. Ils ne servent
qu'à faire sentir que ceux que vous^ avez dessé-
chés à la gauche de votre composition sont beau-
coup mieux, ou ceux-ci à rendre les preiniers
plus mauvais ; comme on voudra. Mais vous, mon
ami ^ conv.enez qu'à la manière dont je juge un
artiste que j'aime , que j*estime , et qui montre
vraiment un grand talent , même dans ce morceau,
on peut compter sur mon impartialité.
La f^igne-Madame. MaLVLYais ^ selon moi
— Mais cela est en nature. — Cela n'est point en
nature^ Les arbres , les eaux , les rochers sont en
nature; les ruines y sont plus que les bâtiments,
mais n'y sont pas tout-à-fait ; et quand elles y
seraient^ faut-il rendre servilement la nature ?
S'il s'agissait d'un dessin à placer dans l'ouvrage
7
382 SALON DE 1767.
d'un voyageur, il u^y aurait pas le mot à dire; il
faut alors une exactitude rigoureuse. Imaginez à
gauche une longue suite d'arcade qui s'en Yoat
en s'enfonçant dans la toile parallèlement au coté
droit f et en diminuant de hauteur selon les lois
de la perspective. Imaginez à droite une autre en-
filade d'arcades qui s'en Yobt du côté gauche , sur
le devant ^ diminuant pareillement de hauteur ; en
sorte que ces deux enfilades ont l'air de deux
grands triangles rectangles posés sur leurs moyens
côtés ^ et s'entre-coupant par leurs, petits côtés ;
e0et le plus ingrat à l'œil ; effet dont il était si aisé
de déranger la symétrie. Les premières arcades
sont éclairées ^ et fornient la partie supérieure et
le fond du tableau. Les autres sont dans la demi-
teinte y et forment la partie inférieure et le dç-
vant. Celles-ci soutiennent une large chaussée qui
conduit en montant , le long des premières ^ jusr-
qu'au sommet des arcades inférieures du devant.
Sources arcades inférieures , ce sont deslayejise&3
d'autres femmes^ occupées^ des enfants , du feu;
au-devant 9 à gauche , du linge étendu sur des
cordes. Là , toutrà-fait sur le devant, des eaux
qui viennent de dessous les arcades. Au bord de
ces* eaux rassemblées ,. sur une langue de terre à
gauche y d'autres figuires d'hommes , de femmes y
d'enfants, dei pêcheurs, i^u haut de la chaussée
pratiquée sur les arcades inférieures, quelques
groupes. Tout-^*iait sur le fond , à droite au-delà
SALON DE 1767. v^85
des arcades 9 du paysage ; des arbres; et Dieu sait
quels arbres ! Il mauque enco;re bien des choses y
et de technique , et d'idéal à cet artiste , pour être
excellent;. |uais il a de la couleur , et de la cou-
leur vraie ; mais il a le pinceau hardi y facile
et sûr. Il ue ticut qu'à lui d'acquérir le reste. Je
lui dirais en deux ' mots , sur la poésie de^ sou
genre : M. Robert, souvent on reste en admira-
tion à l'entrée de vos ruines ; faites y ou qu'on s'en
éloigne avec effroi y ou qu'on s'y promène avec
plaisir.
LA. COUR DU PALAIS ROMAIN , Qtj'oN INONDE DANS LES
GRANDES CHALEURS, POUR DONNER DE LA FRAICHEUR
AUX GALERIES QUI l'eNVIRONNENT.
Tabùau de (juatre pieds trois pouces de largie, sur trois pieds «n pouce
\ de hau(.
On voit , par l'Quverlure des arcades , Içs gale-
ries tourner autour de la cour du palais ^ que l'ar-
tiste a peinte inondée^ Il n'y a ici ni figures ni acces-
soires poétiques. C'est le bâtiment pur et simple.
On ne peut se tirer avec succès d'un pareil sujet
que par la magie de la peinture. Aussi Robert l'a-
t-il fait. Son tableau est très-beau et de très-
grand effet. Le dessous des galeries est très-vapo-
reu3&. Si j'osais hasarder une observation , je di-
rais que la partie inférieure des voùtçs y à gauche
sur le devant y m'a paru seulement un peu trop
obscure , trop ooire. J'y aurais désiré quelque
-vy
584 SALON DE 1767.
faible lueur d'une lumière réfléchie pat les eaux
qui couvrent la cour. Mais c'est , comme on porte
sa main sur les vases sacrés , que j'aventure
cette critique^ en tremblant. A une autre heure
du jour y à une autre lumière ^ dans une autre ex-
position^ peut-être ferais-je amende honorable au
peintre.
PORT DE ROME ^ OKSÈ DE DIFFÉRENTS MONUMENTS d'aR-
CHITECTURË ANTIQUE ET MODERNE.
Tableau de quatre pieds sept pouces de large, sur trois pieds deux
pouces de haut.
C'est le morceau de réception de l'artiste , et
une belle chose. C'est un Vernet pour le faire et
pour la couleur. Que n'est-il encore un Vernet
pour les figures et le ciel ! les fabriques sont de
la touche la plus vraie ; la couleur de chaque objet
est ce qu'elle doit être , soit réelle , soit locale. Les
eaux ont de la transparence. Toute la composition
vous charme.
On voit, au centre dà tableau, la rotonde iso-
lée; de droite et de gauche, sur le fond, des por-
tions de palais ; au-dessous de ces palais , deux
immenses escaliers qui conduisent à une large
esplanade pratiquée au-devant de la rotonde , et
de là à un second terre-plein pratiqué au-dessous
de l'esplanade.
L'esplanade prend dans son Milieu une forme
circulaire ; elle règne sur toute la largeur du ta-
SALON DE 1767. 585
bleau. I^ en est de même du terre-plein , au des-
sous d'cUe. Le terre-plein est fermé par des bor-
nes enchaînées. Au bas de la partie circulaire dé
l'esplanade ^ au niveau du terre-plein ^ il y a une
espèce d'enfoncement ou de grotte. Du terre-plein
on descend par quelques marches à la mer ou au
port^ dont la forme est un carré oblong. Les
deux côtés longs de^cet espace forment les deux
grèves du port ^ qui s'étendent depuis le bas des
deux grands eâcaliers jusqu'au bord de la toile.*
Ces grèves sont comme deux grands parallélo-
grammes. On y voit des commerçants debout, as-
sis^ des ballots^ des marchandises. A gauche^ il
y a ^ parallèlement au côté de la grève et du port j
une façade de palais. Ce n'est pas tout; l'artiste
a élevé , à chaqué^extrémité de l'esplanade ^ deux
grands obélisques. On voit aussi ramper circu-
lairement , contre la face extéx^ieure de cette espla-
nade , un petit escalier étroit , dont les marches ,
contiguës aux marches du grand escalier^ sont
beaucoup plus élevées , et forment un parapet sin-
gulier pouï* les allants et les venants ^ qui peuvent
descendre e\ remonter sans gêner la liberté des
grands escaliers.
Ce morceau est très-beau ; il est plein de gran-
deur et de majesté; on radmire>^ mais on n'en est
pas plus ému ; il ne fait point rêver ; ce n'est
qu'une vue rare oii tout est grand y mais symé-
trique. Supposez un plan vertical qui coupe par
Saloks. Tom II. ^5
r
386 SALON PE 1767.
leur milieu la rotonde et le port , les deux por-
tions qui seront de droite et de gauche de ce plan
^montreront les mêmes objets répètes. Il y a plus
de poésie ^ plus d'accidents ^ je ne dis pas dans ime
chaumière ^ mais dans un seul arbria qui à souf^
£ert des années et des saisons^ que dans toute la
^Beiçade d'un palais. Il faut ruiner un palais pour
«n faire un objet d'intérêt. Tant ,11 est vrai que ,
quel que soit le faire , point de vraie beauté sans
l'idéal. La beauté de l'idéal frappe tous les
hommes ; la beauté du faire n'arrête que le con-
«aisseur. Si elle le fait rêVer, c'est sur l'art et
l'artiste , et non sur la chose. Il reste toujours hors
de la scène; il n'y entre jamais. La véritable élo-
quence est celle qu^on oublie. Si je m'aperçois que
vous êtes éloquent, vous ne l'êtes pas assez. H y a
entre le mérite du faire et le mérite de l'idéal y la
différence de ce qui attache les yeux et de ce qui
attache l'ame.
ÉCURIE ET MAGASIN A FOIN , PEINTS d' APRÈS NATURE •
A ROME.
Tableail d<^ deux piedjs deux pouces de ibaut , jur un pied trois poiie«s
de large.
Il est ^presque impossible de faire concevoir
cette composition^ et tout aussi malaisé d'en
«^nansmettre l'impression.
A. gauche ^ c'est une voûte éclairée dans sa par^
tie supérieure ^ par une lumière qui vient d'al*-
c
I t
SALON DE 1767. 587
C946S soutecmes isur 4e3 col^oones jçt pha{)ite$uix co-
rjuQtJiiens.
I^ t^uteur de cette Yoâ.t(^ est coupée en deuf ;
Tune e'clairee et l'autre obscure. j
La partî^e éclairée et supérieure est un grenier
à foin y su;: lecjuel ou voit force ]botte;s de paille et
4e foin y ityec de jeunes paysans et dje jeunes pay-
sapœs occupés à les ranger. Par derrière cçs tra-
vailieurs^ deç foi;ir,ches^ une échelle renversée,
et autres ^nstrumepts , moitié enfoncés , moitié
sortant de la paille et du foin. Une autre échelle
dressée porte , par ^on pied , sur le devant du gre-
nier y et par son e?^trémité supérieures contre une
poutre <jui fait la corde de l'arc de la voûte, f^
cette poutre pu linteau, il y a.jun^ poulie avec sa
corde et son crochet à monter la paillé et le foin.
C'est donc toute la partie concave de l'édifice
qui forme le grenier à foin ; et c'est le reste qui
forjçae l'écurie.
L'écurie , ou toute la portion de l'édifice , de-
puis le linteau qui forme la corde de l'arc de la
voûte jusqu'au rez-de-chaussée , est obscure , ou
dajgis la demi-teinte.
Il y a , au côté droit , une forte fabrique de. char-
pente à. claire-voie. C'est une espèce dç iSermeture
commune à l'écurie et à une partie du grenier
à foin. Cette fermeture, est enfr'ouverte.
^ droite, du coté où la fermieture s'ef^tr'ouyre,
eudehotrs , un peu en deçà sur le devajit , on voit
25.
588 SALON DE 1767.
deux paysan^ avec leurs chiens^ Us reyiennent des
champs. Un de leurs bœufs est tombe de lassi-
tude. La charrue qui le masque n'en laisse voir
que la tête et les cornes.
Dans Fécurie^ les objets communs d'un pareil
local , jetés pêle-mêle , très-pittoresquement ; dé-
gradation de lumière si parfaite ; obscurité où tout
se sépare 9 se discerne , se fait valoir. Ce n'est pas
le jour 9 c'est la nuit qui circule entre les choses. U
y a, à l'entrée de l'écurie, deux chevaux de selle ,
avec un palefrenier.
Plus, vers la gauche, c'est une voiture, at-
telée d'un cheval , chargée de nouvelles bottes de
paille ou de foin , ^t couverte d'une grande toile.
A côté de la voiture , son conducteur.
Une autre fabrique , faisant angle en retour avec
la précédente, montre une seconde arcade j, seu-
lement fermée par en bas par un fort assemblage
de charpente à claire-voie. Au dedans de cette
arcade , assez de lumière pour discerner de grandes
ruines. On découvre , au mur latéral gauche , ime
statué colossale dans une niche. Proche du pied
droit de cette arcade , à terre , tout-à-fait à gau-
che , sur le devant, autour d'une paysanne accrou-
pie, l'artiste a dispersé des paniers, des cruches,
une cage à poulets.
Voilà un tableau du faire le plus facile et le plus
vrai. C'est une variété infinie d'objets pittores-
ques , sans confusion ; c'est une harmonie qui en-
SALON DE 1767. 589
chante; c'est un mélange sublime de grandeur^^
d'opulence et de pauvreté ; les objets agrestes de
la chaumière entre les débris d'un palais ! le tem-
ple de Jupiter^ la demeure d'Auguste^ trans*
formée en écurie ^ en grenier à foin ! L'endroit où
l'on décidait du sort des nations et des rois y où
des courtisans venaient en tremblant étudier le vi-
sage de leur maître ^ où trois brigands , peut-^tre ,
échangèrent entre eux les têtes de leurs amis,/de
leur père ^ de leur mère , contre les têtes de leurs
ennemis. Qu'est-ce à présent? Une auberge de
campagne^ une ferme. ^
Quantum est in rébus inane / (i)
Ce morceau est , ou je suis bien trompé , un
dcjs meilleurs de l'artiste. La lumière du grenier
à foin est ménagée de manière à ne point trancher
avec l'obscurité forte de l'écurie ; et l'arcade laté-
raie n'est ni aussi éclairée que le grenier^ ni aussi
sombre que le reste. Il y a un grand art ^ une
merveilleuse intelligence de clair-obscur. Mais ce
qui achève de confondre , c^est d'apprendre que
ce tableau a été fait en une demi-journée. Regar-
dez bien cela , M. Machy ; et brisez vos pinceaux.
Un jour que je considérais ce tableau^ la lu-
mière du soleil couchant venant à Téclairer subi-
tement par derrière, je vis toute la partie supé-
rieure du grenier à foin teinte de feu ; effet très-
(1) À. PjBasii Flàcoi. Sat. i, v. i. Êt>iT>.
390 SALON I>B 1767.
piquaht^ que Fariiste aurait certaictèmént e&Sêrfé
d'imiter^ sHl en avait été tëiuoin. Ce'tait comme
le reflet d'un grand incendie Toisin ^ dont tout
l'édifice était menacé. Je doi» ajouter que cette
lueur rougeâtre se mêlait ûi parfaitement at^c le&
lumières ^ les ombres et les objets du taMetfU ^
que je demeurai pensuadé qu'elle en étâil^ jusqtifà
ce que le soleil Tenant à descendre sdus Thorizon,
Teffet disparut.
CUISINE ITAI4EWNE.
r
Tableau de deux pieds un pouce de large, sur ^iiise pouces de haut.
C'est une observation assez générale , qu'on de-
vient rarement grand écrivain, grand littérateur^
homme d'un grand goût , sans avoir fait connais-
sance^étroite avec les Anciens. Il y a dans Homère
et Moîsé une simplicité, dont il faut peut-être dire
ce que Cicéron disait du retour de Régulus à Car-
thàge : Laus temporum^ non hominis. C'est plus
l'effet encore des mœurs que du génie. Des peu-
ples avec ces usages, ces vêtements , ces cérémo-
nies , ces lois , ces coutumes , ne pouvaient guère
avoir un autre ton. Mais il y est , ce ton qu'on n'i-
magine pas ; et il faut l'aller puiser là , pour le
transporter à nos temps , qui , très-corrompus ,
ou plutôt très-maniérés, n'en aiment pas moins la
simplicité. Il faut parler des choses modernes à
Tantique.
Pareillement^ il est rare qu'un artiste excelle.
SALOM DE 176^. Sgi
sans aTôir tu ll^lie ; et une oh&etveâion qui i/est
guère moins générale que la- première ^ c'est éfud
les plus belles cempositiotis des peintres , le& pins
rares Énorcéaul dJes statuaires ^ ifes plus si iiiples ,
les mieux dessinés , dii plusf beau caractère y de
la cotileur fei plus vigoureuse et la plus ^Tère , eût
été faits à Rome y ou au retoi&r de Rom^. ^
Prétendre , Met qttelqueâM.ufifs , que c'e^t Fin-
Ouencfed'un pltis beau ciel^ dftme plus belle lu^
jûiète, d'une plus belle nature ^jc'est oubliéfr que
ce que je dis > ù^est en général^ sans en exeepter
les bambochasse l^es tableaux de n^iif et les temp&
de brôuiilatdâ et d'orages.
Le phénomène s'explique beaucoup mieuir , ce
me semble > par l'inspiration des grands modèles^
f<mjouâ:-s présents ^ Italie. Là , quelque partque
tnus alliez^ tnus trouTe^ sur votre chemin Michel*
Amge y Raphaël ^ le Guide ^ te Titien ^ le Gorrégey
le Dominiqiinn^ ou quelqu'un de la fanïiU>e des
Carraches. Voilà* les maîtres /dont on reçoit des
leçons continuelles ; et ce sont de grands maîtres.
Le Brttn petdit sa couleur en moins de trois ans.
Peu^tre £i«id[rait41 exiger des jeunes artistes un
plus lon^éjour à Rome ^ afin de donner le temps
êfti bon goût d^ se fixer à deme«ire. La langue d'un
eitfant^ qui fait un voyage de province y se cor-
rbm|yt au bout de quelques semarines. Voltaire ^
rérlégué sur les bords du lac deGenèv-e, y conserve
^trte la pureté > toute la ibrce'^ toute l'élégance^
> -
593 SALON DE 1767.
toute la délicatesse de la sienne. PrécautionnoDS
donc nos artistes par un long séjour ^ par une ha-
bitude si invétérée^ qu^ils ne puissent s'en dépar-
tir contre l'absence des grands modèles ^ la pri-
vation des grands monuments^ l'influence de nos
petits usages , de nos petites moeurs , de nos petits
mannequins nationaux. Si tout concourt à perfeè-
tionner , tout concourt à corrompre. Vatteau fit
bien de rester à Paris. Vernet ferait bien d'habiter
les bords de la mer ; Loutherbourg de fréquenter
les campagnes. Mais que Boucher et Baudouin son
gendre ne quittent point le quartier du Palais-
Royal. Je serai bien surpris ^^i les ruines pro-^
chaines de Robert conservent le même caractère.
Ce Boucher ^ que je viens de renfermer dans nos
ruelles et chez les courtisanes^ a fait^ au retour
de Rome ^ des tableaux qu'il faut voir^ ainsi que
les dessins qu'il a composés ^ lorsqu'il est revenu^
dé caprice, à son premier style, qu'il a pris en
dédain , et tout cela à la porte d'une cuisine.
Entrons dans cette cuisine; mais laissons d'a-
bord monter ou descendre cette servante qui nous
tourne le dos , et faisons place à ce bambin qui la
suit avec peine ; car ces degrés, de gros^s pierres
brutes , sont bien haut$ pour lui. S'il tombe , voilà
à sa gauche une petite barricade de bois qui sert
de rampe , et qui l'empêchera de se blesser. Du bas
de cette porte , je vois que cet endroit est carré ,
et que , pour en montrer l'intérieur , qn a abattu
SALON DE 1767. 395
le mur de la gauche. Je marche sur les débris de
ce mur , et j'avance. Il vient , de Fentrce par la-
quelle Qous sommes descendus y un jour faible qui
éclaire quelque pièce adjacente. Tout ce côté ^ à
cela près ^ est dans la demi-teinte; Âu-dessua de
cette entrée ^ il y a un bout de planche soutenu
par des goussets^ et sur cette planche des pots ven-
trus de différente capacité. Le reste de ce mur est
nu. Au milieu de celui du fond^ c'est la chemi-
née. Au côté droit de la cheminée ^ une espèce de
banquette ou de coussin sert d'appui à deux en-
fants grandelets couchés sur le ventre , les coudes
posés sur le coussin^. le dos tourné au spectateur ^
le visage au foyer ^ et les pieds de l'un posés sur la
dernière marche de Feutrée. On a dressé contre
l'extrémité gauche de la banquette ou duxoussin
quelques ustensiles de cuisine. Trois marmites de
terre de différentes grandeurs sont au fond de
l'âtre.'La plus grande y bouchée de son couvercle^
soutenue sur un trépied ^ occupe l'angle gauche.
C'est sous celle-ci qtie le gros brasier est ramassé.
Les deux autres sont sur des cendres ^ et chauffent
plus doucement. Proche du même coin de la che-
minée^ assise sur un billot^ la vieille cuisinière
est devant son feu.. Il y a ^ entre elle et le mur
du fond y un enfant debout. La hotte ou le man-
teau de la cheminée fait saillie sur le mur. Il
fume dans cette cuisine ; cela est du moins à pré-
sumer à une grande couverture de laine jetée sur
394 SALON DE 1767.
le rebord de la cheminée. Cet^ couTerture ^ rele^
yëe reFS la gauche , lai^e de ce côté tout le fMd de
Tâtre décourert , et pend vers la droite. Cesf un
chandelier de cuivre garni de sa chandelle , avec
uûe théière qui Tarrête sur le bord de là eheihi-
née^ au milieu de laquelle il y a un petit miroir;
et wax pieds de la cuisinière , sur le devant y enltt
elle et les enfants qui se chauffent , on voit un plat
de terre ^ avec des saveurs ëpluchëes et rangées
tout autour du plat 4 Au mnr du fond , à gauche ,
à côté de la cheminée^ à uÉie assez grande hau-
teur y un enfbncemait cintré , formant armoire ,
serre ou garde-manger ^ renferme des vaisseaux ,
des pots 5 du linge , des serviettes ^ doiit ttn bout
est pendant en dehors. Dertière 1^^ cuisine ^ sur
le devant 9 un grand ckiéB debout > œaigre ^ har-
gueux y le nez presque en terre j de mauvaise hu-
meur 9 la tête tournée et les yenr attachés i*ers
l'angl-e antérieur du mwr de la gafuche ^ est teinté
de chercher querelle à un chat dressé sur ses à^Mx
pâtes appuyées èooitFe' les bords d^u» cuviei* à
anses percées y ott Fanimal cherche s'il n^y a- rien
à esicamoter. Ce mur latéral gauche est otivert
proche du fond d'une grande porte. ou feuétre tré&-
éelairée. C'est de là que la cuisine tire son jour.
Qa a pratiqué au haut de cette porte une esf»ète
de petite fenêtre vitrée.
L'effet général de ee petit tableau est charmant.
Je me sui» complu à le décrire y parce que je me
SALON DE 1767. SgS
complaisais à me le rappeler. La lumière y efit
distribiiëe d'une manière tout-à-fait piquante.
Tout y est presque dans la demi-tèînte , rien daùs
les ténèbres. On y discerne sans fatigue les objets,
même le chat et le curier , qui , placés à Fanglc
antérieur du mur latéral gauche , sont slu lieu le
plus opposé à la lumière , le plus éloigné d'elle ,
et le plits sombre. Le jour fort qui vient de Tou^
Yerturé faîte au même muf frappe le chieft , le
pavé , le dos de la euisinière , Fenfant qui èât de^
bout proche d^ellé , et la partie voisine de la ch^
minée* Mais le soleil étant encore assez élevé sb*
rhorfzon , ce que Fbiï reeonnatit à Fangle de ses
rayons avec lé pavé , tout en éclairant vivement
la sphère d'objets coimpHà dans la masse de sa
lumière , laisse le reste dans une obscurité qui
s'accroît à proportion de la distance die ce foyer
lumineux. Cette pyramide de lumière^ qui se dis-
cerne si bien dans tous^ les lieux qui ne sont éclai-
rés que par elle , et qui semble comprise entre
des ténèbres en-deçà et éu-delà d'elle , est supé-
rieurement imitée. On est dans l'ombre ; on voit
tout ombre autour de soi ; puis l'œil , rencontrant
la pyramide lumineuse ou il discerne une infinité
de corpuscules agités en tourbillons , la traverse ,
rentre dans l'ombre^ et retrouve des corps ombrés.
Gomment cela §e fait-il ? car enfin la lumière n'est
pas suspendue entre la toile et moi. Si elle tient
à la toile ^ pourquoi cette toile n'est-clle pas éclai-
596 SALON DE 1767.
rée ? Cette vieille cuisinière est tout4->fait ragoû-
tante d'effet^ de position et de yétement. La lu-
mière est large sur son dos. La serrante , que nous
avons trouvée sur les degrés de Feutrée^ est on ne
saurait plus naturelle et plus vraie ; c'est une des
figures de ces anciens petits tableaux de Chardin.
Ce grand chien n'est pas ami de la cuisinière ; car
il est maigre. Tout est doux , facile , harmonieux,
chaud et vigoureux dans ce tableau ^ que l'artiste
parait avoir exécute en se jouant. Il a supposé le
mur antérieur abattu , sans user de cette ouver-
ture pour éclairer. Ainsi ^ tout le devant de sa
composition est dan$ la demi-^teinte. Il n'y a d'é-
clairé que l'espace étroit exposé à la porte percée
vers le fond , k l'angle intérieur du mur latéral
gauche. Ce morceau n'est pas fait pour arrêter le
commun des spectateurs. Il faut à l'œil vulgaire
quelque chose de plus fort et de plus ressenti.
Ceci n'arrête que l'homme sensible au vrai talent;
et l'esclave d'Horace mériterait les étrivières,
lorsqu'il dit à son maître :
yel cwn Pausiaca torpes, insane , tabella ,
Quipeccas minus atque ego , cum Fulvi, Rutubœque,
Aui Placédeiani, contenta popliie miror
JPrϔia, rubrica picta , aut carbone ( x).
t
Lorsqu'un tableau de Pausias vous tieut immd-
bileet stupide d'admiration , êtes-vous moins in-
(i) HoAÀT. Sermon, lib. 11, SaU vu, y. ^^etseq, Edit*.
SALON DE 1767. 597
sensé que Dave y arrêté de surprise devant une
enseigne barbouillée de sanguine ou de charbon y
la lutte et le jarret tendu de Fulyius , de Rutuba
ou de Placidejanus ?
Son maître peut lui répondre : Sot y tu admires
une sottise^, et cependant tu manques à ton devoir.
Ce Dave est l'image de la multitude. Un mauvais
tableaii de famille la tient bouche béante; elle'
passe devant un chef * d'oeuvre , à moins que
l'étendue ne l'arrête. En peinture comme en litté-
rature y les enÊints , et il y en a beaucoup , pré-
féreront la Barbe-bleue à Virgile y Richard-sans-
peut* à Tacite. Il faut apprendre à lire et à voir.
Des sauvages se précipitèrent sur la proue d'un
vaisseau 9 et furent bien surpris de ne trouver
sous leurs mains qu'une surface plate y au lieu
d'une gorge bien ronde et bien ferme. Des bar-
bares y avec autant d'ignorance et plus de prétep-
tions y prirent pour le statuaire le manoeuvre qui
dégrossissait un bloc à l'aide du cadre et des à- «
plombs.
ESQiriSSES*
Pourquoi une belle esquisse nous plàît-elle plus
qu'un beau tableau ? c'est qu'il y a plus de vie et
moins de formes. A mesure qu'on introduit les
* -^ •
formes y la vie disparaît. Dans l'animal mort y
objet hideux à la vue y les formes y soirt y la vie
n'y est plus. Dans le$ jeunes oiseaux y les petits
SgS SALON DB 1767.
chats ^ plusieurs autres animaux ^ leis formes s^oni
encore e^Yeloppees ^ et il y 41 |jout plein de yifi.
Aussi nous plaisent-ils beaucoup. Pourquoi un
jeune élève ^ incapable même delair^ u;a tableau
médiocre ^ fait-il u^e esquisae merveilleuse? c'est
que l'esquisse est l'ouvrage xle la chaleur et du
génie ; et le tableau , l'ouvrage du travail ^ de |a
patience ^ des longues études ^ et d'une ex^périeace
consommée de l'art. Qui est-ce qui sait^ ce que
Nature même semble ignorer^ introduire les
formes de l'âge avancé , et conserver la vie de la
jeunesse ? Un conte vous fera mieux comprendre
ce que je pense des esquisses ^ qu'uh long tissu de
subtilités métaphysiques. Si vous ed voyez ces
feuilles à des femmes qui n'aient pas les oreilles
faites , avertissez-les d'arrêter là , ou de ne lire
ce qui suit que quand ellles seront seules.
. M. de Bufibn et M. le président de Brosses ne
SQ^t plus jeunes ; mais ils l'ont été. Quand ils
étaient jeunes , ih se mettaient à table de bonne
heure 9 et ils y restaient long-temps. Ils aimaieiit
le bon vin^ et ils en buvaient beaucoup. Ils aimaient
les femmes; et quand ils étaient ivres , ils allaient
voir des filles. Un soir donc qu'ils étaient chez
des filles y et dans le déshabillé d'un lieu de plai^-
sir , le petit président ^ qui n'est guère plus grand
qu'un Lilliputien ^dévoila à leujrs yeux un mérite
si étonnant, si prodigieux^ si inattendi^^ que toutes
en jetèrent un cri d'admiration. Mais q^and on a
SALON DE 1767. 599
jbeaucoup admiré ^ on réSéckit. Uae d'entre elles ^
après avoir fait en silence plusieurs fois le tour
du merveilleux petit président^ lui dit : Monsieur^
voilà qui est beau ^ il en faut convenir ; mais où
est le cul qui poussera cela? Mon ami ^ si Fon vous
présente un canevas de comédie ou de tragédie ^
faites quelques tours autour de l'homme; et dites-
lui y comme la fille de joie au présidentde Brosses :
Cela est beau ^ sans contredit ; mais où est le cul ?
Si c'est un projet de finance , demandez toujours
où est le cul ? A une ébauche de roman ^ de ha-
rangue , où est le cul ? A une esquisse de tableau ,
où est le cul ? L'esquisse ne nous attache peut-être
si fort , que parce qu'étant indéterminée , elle
laisse plus de liberté à notre imagination , qui y
voit tout ce qu'il lui plaît. C'est l'histoire des en-
fants qui regardent les nuées , et nous le sommes
tous plus ou moins. C'est le cas de la musique
vocale et de la musique instrumentale. Nous en-
tendons ce que dit celle-là ; nous faisons dire à
celle-ci ce que nous voulons. Je crois que vous
retrouverez, dans un de mes Salons précédents (i )^
cette comparaison plus détaillée , avec quelques
réflexions sur l'expression plus ou moins vague des
beau^-arts. H^rei^sement ^ ne sais pluifi ceque
c'est, et je ne me répéterai pa^. Mais, en revanche,
je regrette beaucoup l'occasion qui se présente ,
(i) Dans TEssai 4ur la peinture^ à la «uite du Saion de >i765.
~^
4oo SALON DÉ 1767.
et que je manque bien malgré moi ^ de vous jpar-
1er du temps où nous aimions lé vin ^ et où les
plus honnêtes gens ue rougissaient pas d'aller à la
taverne. Voici^ mon ami^ des esquisses de tableaux
et des esquisses de descriptions.
RiriNES.
A gauche ^ sotis les arcades d'une grande fabri-
que f marchandes d'herbes et de fruits. Au centre
sur le fond, rotonde. En face, plus sur le de-
vant , obélisque et fontaine. Autour d'un bassin ,
enceinte terminée par des bornes. Au dedans de
l'enceinte, femmes qui pui^nt de l'eau. Au de-
hors , sur le devant , vers la droite, femmes qui
font rôtir des marrons dans une poêle , posée sur
un fourneau très-élevé. Tout-à-fait à la gauche,
autre grande fabrique , sous laquelle autres mar^-
chaudes d'herbes et de fruits.
Pourquoi ne lit-on pas , en manière d'enseigne ,
au-dessus de ces marchandes d'herbes ,
Divo AuGusTo , oivo NsaoKi ' ?
*
Pourquoi n'avoir pas gravé sur cet obélisque ?
JOVI SIKTATOAI, QVOD rSUCITBB. PSBICULUM BVA8KUT, StlLA';
OU .
TmiCESIIS GSNTSKIS MILUBUS HOMINUM CJESIS , POMPBIUS '.
Cette dernière inscription réveillerait en moi
' Au divin Auguste , au divin Néron.
' A Jupiler conservateur , qui Ta préservé du danger , Sylla.
' Après avoir égorgé trois millions d^hommes , Pompée.
SALON DE 1767! 4^^
rhorreur que je dois à un monstre qui se fait gloire
d'avoir égorgé trois millions d'hommes. Ces ruines
me parleraient, La précédente me rappellerait
l'adresse d'un fripon qui , après avoir ensanglanté
toutes les familles de Rome . se met à l'abri de la
vengeance sous le bouclier de Jupiter. Je m'entre-
tiendrais de la vanité des choseis de ee monde ^ si
je lisais au --dessus de Ja tête d%ne marchande
d'herbes , au divin Auguste y au dipin Néron ,
et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser
un lâche proscripteur , un tigré couronné.
Voyez le beau champ ouvert aux peintres de
ruines ^ s'ils s'avisaient d'avoir 'des idées ^ et de
sentir laî liaison de leur genre avec la connaissance
de l'histoire ! Quel édifice nous attache autant^
au raiilieu des superbes ruines d'Athènes ^ que le
petit lemple de Démosthènes ?
Cela est gris, faible, et d'un effet commun; mais
peint , il faudrait voir ce que cela deviendrait ; et
qui le sait ?
Voilà une description fort simple , une compo-
sition qui né l'est pas moins , et dont il est toute-
fois très-difficile de se faire une juste idée, sans
l'avoir vue.^ Malgré l'attention dé ne rien pro-
noncer"V d'être court et vagué, d'après ce que j'ai
dit > vingt artistes feraient vingt tableaux où l'on
trouverait les objets que j'ai indiqués , et à peu
près aux places que je leur ai marquées , sans «e
ressembler entré eux > ni à l'esquisse de Robert.
Salons, tome ii. 2Q
t
402 SALON DE 1767.
Qu'on l'essaie ^ et que l'on coq vientve de la néces-
sité d'ua croquis. Le plus informé dira mieux et
vite» du moins sur l'ordonnance générale 5 que la
description la plus rigouiwise et la plus soignée.
BUINE d'escalier.
C^ escalier descend de droite à gauche. Vers
le milieu de aa hauteur ^ deux petites figures ;
mère assise , ayec son en^nt devant elle. Â gauche^
yieux vase sur son piédestal; quartiers de pierres
informes dispersées y et autres accessoires» Pareils
accessoires de l'autre côte.
Cela est chaud , mais dur et cru. figures bien
disposées ; mais si croquées , qu'on a peine à les
discei^oer.
INTÉRIEUR d'un UEU SOUTERRAIN ^ d'uNE CAVERNE
ÉCLAIRÉE PAR UNE PETITE FENÊTRE GRILLÉE , PLACÉE
AU FOND DU TABLEAU^ AU CENTRE DE LA COMPOSITION
qu'elle ÉCLAIRE.
Au bas de la caverne y sous un des pans y à
l'angle droit , à ras de terre ^ petit ea£Maioei)nent oir
les habitants du triste ^micile ont allumé du feu,
et font la cuisina. Au pan «opposé > i gauche , ^rers
le milieu de la hauteur^ espèce de cellier^oà l'on
voit des tonneaux , une échelle ^ quelques figures.
Du même côté> un peu vers . la gauche y sous là
concavité du souterrain ^ une fontaine attachée au
mur^ avec sa cuvette^ Entre ces deux pans de mur>
SALON DE 1767. 4^S
escalier qui descend du fond sur le devant ^ et qui
occupe tout cet. espace. Au-dctssus de cet escalier^
sur la plate-forine 5 une foule de petites figures
si barbouillées .qu'on ne sait ce que c'est , quoi-
qu'elles soient frappées directement de la lumière
de la fenêtre grillée , qui est presque de niveau
avec la plate-forme et les figures.
Si l'on n'exige , dans ces sortes de composition^^
que les efijgts de la perspective et de la lumière ,
on sera toujpurs plus ou moins content de Jlobert.
Mais ^ de bonne foi ^ que font ces figures-là ? Est*ce
là une scène souterraine ? J'aimerais bien mieux
y Toir la joie infernale d'une troupe de Bohémiens;
le repaire.de quelques V4>leurs; le spectacle de la
misère d'une famille paysanne ; les attributs et la
personne d'une prétendue sorcière ; quelque aven-
ture de C/^i^^72<2(j)^ ou de l'Ancien Testament;
l'asyle de quelque illustre malheureux persécuté;
l'homme qui jette à sa fenune et à ses en£Eintsaflp5i-
mes le pain qu'il s'est procuré par un forfait; l'his-
tpire de la. Bergère dçs Alpes (p) ; des en&nts qui
viennent pleurer sur la cendre de leurs pères: un
hermite en oraison ; quelque scène de tendresse.
Que sais^je !
ItUIIVES.
A gauche , colçnoadeayec une arcade qui éclaire
*
(i) Roman de Tabbé Prévost. Edit".
(a) Conte de Marmontel. Ëdit'.
4o4 SALON DE 1767.
le fond obscur et voûte' de la ruine. Au-delà de
l'arcade, grand escalier dégradé. Sur cet escalier,
et autour de la colonnade , petits groupes de figu-
res qui vont et viennent. Ce n'est rien que cela.
L'intéressant, j'ai presque dit le merveilleux, c'eçt
que, le corps lumineux étant supposé au-delà de
la toile , dans une direction tout-à-fait oblique à
l'arcade , cette arcade né laisse passer , dans l'in-
térieur de la ruine , quW rideau mince de clarté ;
c'est que ce rideau ^st comme tendu entre des té-
nèbres qui lui sont antérieures , et des ténèbres
qui lui sont postérieures ; c'est que l'éclat de ce
rideau n'ôte point à celles-ci leur obscurité. Com-
ment mon^re-t-on de la lumière à travers une va-
peur obscure? Comment cette lumière , peinte sur
la même surface que le fond, ce fond n'est-il pas
éclairé ? Comment ces ténèbres , peintes sur la
même surface que le fond , ce fond n'esf-îl pas
obscur ? Par quelle magie fait-on passer ma vue
successivement par une épaisseur de ténèbres ,
une pellicule de lumière^, où je vois voltiger des
atomes, et une seconde épaisseur de ténèbres? Je
n'y entends rien ; et il faut convenir que si la chose
n'était pas faites on la jugerait impossible. Cela
se <:onçoit en nature ; mais le conçoit-on dans
l'art? Et ce n'est pas à des sauvages que je m'a-
dresse , mais à des hommes éclairés.
SALON DE 1767. 4o5
PARTIE d'un temple.
A droite , un dçs côtés 'de cette fabric[ue , où
l'on voit un suisse près d'une porte grillée ; sur le
devant^ une chaise de paille; plus sur le^ devant
encore et vers la gauche , une dévote qui s'en va
vers la jgrille; contre un grand mur nu , obscur et
formant une portion du fond attenant à une arcade
cintrée au pied de laquelle règne une balus-
trade^ trois moines blancs assis ; puis l'arcade
cintrée d'où vient la lumière, U y a sans doute
au-dessous de la balustrade une grande profon-
deur, et ce local doit être uqe portion de ces pé-
ristyles élevés sur les bas côtés d'une église. Contre
la balustrade et aux environs , quelques figures ,
parmi lesquelles une qui regarde en bas. Au-delà
de l'arcade qui éclaire de la manière la plus
douce y et dont la lumière est faible^ pâle ^ comme
celle qui a traversé des vitres, autre portion dé
mur nu et obscur , où l'on voit debout quelques
moines noirs. Cela est tout-à-fait piquant , et d'un
effet qu'on reconnaît sur-le-champ. On s'oublie
devant ce morceau. C'est la plus forte. magie de
l'art. Ce n'est plus au ^ Salon bu dans un atelier
qu'on est ; c'est dans une église , sous une voûte '^
il règne là un calmé , un silence qui touche , une
fraîcheur délicieuse. C'est bien dommage que les
petites figures ne répondent pas à la perfection du
reste. Ce$ moines blancs et noirs, cette dévote ,
1
4o6 SALON DE 1767.
sont des magots raides comme ceux qu'on ëtale à
la foire Saint-Ovide. C'est ce suisse surtout qu'il
faut voir avec sa halleb^^e ; c'est précisément
comme ceux qu'on me donnait un jour de l'an ,
quand j'étais petit. M. Robert , votre talent est as*
sec rare , pour que vous y ajoutiez la per£sctioD
des figures ; et quand vous les saurez dessiner fa*
cilement^ savez«*vous c^ qui en résultera ? C'est
que votre imagination n'étant plus captivée par
cet obstacle^ elle vous suggérera une infinité de
scènes intéressantes. Vous ne ferez plus des fi-
gures ^ pour fiiire des figures : vous ferez des figu-
res f pour rendre des actions et des incidents. Ver*
net distribue aussi des figures dans ses composi-
tions ; mais indépendamment de l'art qui les exi-
geait et de la place qu'il leur donne ^ voyez ci^mme
il les emploie.
AUTRES RUINES.
Grande fabrique occupant la droite , la gauche
et le fond de l'esquisse. C'est un palais , ou plutôt
c'en fîit un. La dégradation est si avancée^ qu'on
discerne à peine des vestiges de chapiteaux , de
frontons et d'entablements. Le temps a réduit en
poudre la demeure d'un de ces maîtres du monde ;
d'une de ces bétes farouches , qui dévoraient les
rois qui dévorent les homnies. Sous ces arcades
qu'ils ont élevées , et ôii un Verres déposait les
dépouilles des nations y habitent à présent dés mar-
SALON ]>E 1767. 4^
chauds d^herbés^ des chevavi ^ des bœu6 ^ des
animaux ; et dans ces lieux 5 dont les hommes se
sont éloignés^ ce sont des tigres , des serpents ^
d'autres Toleurs. Contre c^te &çade , ici c^est hîi
banginr dont le toit s'avanee en pente sur le de^
Tant ; c'est une fabrique pareille à œs sales re-
mises appuyées aux auperb^ murs du Louvre*
Des paysans y oqt renfermé les instruments de
leur métier* On voit à droite des charrettes ^ un
tas de fumier ; à gauche > des cavaliers à pied qui
font ferrer leurs chevaux > un maréchal agenouillé
qui ferre ^ un de^ses i^ompagnops qui tient le pied
du cheval » un des valets des cavaUérs qui le cou*
tient par la bride.
. Une autre. chose qui ajouterait encore à l'effet
des ruines^ c'est une forte image de la vicissi-
tude. Eh bien! ces puissants de la terre, qui
croyaient bâtir pour l'éternité > qui se sent &it
de si superbes demeures ,^et qui les destinaient
dans leurs folles pensées à une suite ininierrom*
pue de descendants , héritiers de leurs noms ,
de leurs titres et dé leur opulence > il ne reste
de leurs travaux y de leurs énormes dépenses , de
leurs grandes vues que des débris qui servent
d'asyle à la partie la plus indigente , la plus
malheureuse de l'espèce humaine ^ plus utiles
en ruines qu'ils ne le fiirent dans leur première
splendeur.
Peintres de ruines, si vous conservai; un frag-
1
4oS SALON DE 1767.
ment de bashrelief ^ qu'il soit du plus beau travail^
et qu'il représente toujours quelque action inté-
ressante d'une date fort antérieure aux temps flo-
rissants de la citée ruinée. Vous produirez ainsi
deux effets ; vous me ramènerez d'autant plus loin
dans l'enfoncement des^temps , et vous m'inspire-
rez d'autant plus de vénération et de regret pour
nm peuple qui avait possédé les beaux-arts à un si
haut degré de pertection. Si vous brisez la partie
supérieure d'une statue^ que les jambes et les
pieds qui en resteront sur la base^ soient du plus
beau ciseau et du plus grand goût de dessin. Que
ce buste poudreux que vous me montrez à demi
enfoncé dans la terre ^ parmi des ronces ^ ait mi
grand caractère, soit l'image d'un personnage fa-
meux. Que votre architecture soit riche, et que
les ornements en soient jpurs. Qule la partie sub-
sistante ne donne pas une idée commune du tout.
Agrandissez la ruine , et avec elle la nation qui
n'est plus.
Parcourez toute la terre, mais que je sache
toujours où vous êtes; en Grèce, en Egypte, a
Alexandrie, à Rome. Embrassez tous les temps ;
mais que je ne puisse ignorer là date du monu-
ment. Montrez-moi tous les genres d'architecture
et toutes les sortes d'édifices; mais avec quelques
caractères qui spécifient les lieux, les mœurs, les
temps, les usages et les personnes. Qu'en ce sens
vos ruines soient encore savantes.
SALON DE 176J. 4^9
RUINES.
Ce morceau est d'un grand effet. Le bas consiste
en un massif où l'on voit toutes les traces de la vé-
tusté. Sur ce 4nassif ^ était une fabrique dont
les restes suffiraient à peine à un habile homme
pour restituer Fédifice. Ce sont des tronçons de
colonnes^ des débris de fenêtres et de portes ,
des fragments de chapiteaux ^ des bouts d'enta-
blements. Au pied du massif à droite ^ deux che-
vaux. Proche de ces chevaux^ deux soldats, qui
devisent. Au centre du massif et de la compo-
sition^ une grille 9 unç herse de fer brisée^ au
cintre d'une espèce de voûte ^ sous laquelle une
taverne et des gens à table. Tout^à-fait à gau-
che ^ au pied du massif^ autres gens à table. Au
haut des rumes qui subsistent çncore sur le mas-
sif, un groupe d'hommes , de femmes et d'en-
fants. Que font-ils là ? Comment y sont-ils ar-
rivés? Us sont de la plus grande sécurité, et
le lieu qu'ils occupent est prêt à s'écrouler sous
leurs pieds! S'il n'y avait là que des enfants ,
de jeunes fous; mais des pères, des mères, et
des mères avec leurs enfants , des gens sensés en-
tre ces masses entr'ouyertes , chancelantes , ver-
moulues ! Ah ! M. Robert , (ies figures ne sont pas
les seules ; il y en a d'autres dont il est tout aussi
difficile de se rendre compte. Cet homme n'a pas ,
je crois, beaucoup d'imagination. Ses accessoires
n
4ïO SALON DE 1767.
sont sans mtérét ; il prépare bien le lieu; mais ii
ne trouve pas le sujet de la scène. Gomme ses fi-
gures ne lui coûtent guère, il n'en est pas écono-
me; il ne sait pas combien 1^ grand effet en de-
mande peu. Le prêtre d'Apollon s'en allait triste
et pensif le long des bords arides et solitaires
de la mér, qui faisait grand bruit (i). Elevez de
l'autre côté des rochers ; est voilà uij tableau.
C'est la foreur des enfants de gravir. Que le
peintre dé ruines m'en montre un accroché i une
grande hauteur, dans un endroit très^périlleux ;
et qu'il en place deux autres au bas qui le regar-
dent tranquillement. Mais s'il ose faire survenir
la mère , et lui montrer son filsr prêt à tomber et
à se briser à ses pieds , qu'il le fasse. Et pourquoi
dans un autre morceau , n'en verraîs-je pas un
qu'on reporte à ses parents? C'est que, pour ani-
mer des ruines par de semblables incidents , il
faudrait un peintre d'histoire.
ESQUISSE C0U)Rléfi n'àPRÈS IIATURE , A ROME.
On voit à gauche un mur nu. Contre ce mur
une espèce d'auvent en cintre ; sous cet auvent
une fontain^; au-dessous de la fontaine une auge
ronde ; debout , contre l'auge , un petit paysan ; à
^. (1) C*cst la traduction de ce beau vers d'Homère :
Iliad. chant i , vers 34- Edit*.
SAL0T9 DE 1767. 4^
quelque dUtance de là ^ vers la droite , mais à peu
près sur un même plan ^ un homme debout , une
femme accroupie.
Pauvre de composition^ sans effet ; les deux fi-
gures mauvaises; cela n'a pas coûte une matinée
à l'artiste , car il fait vite : il valait mieux y met-
tre plus de temps , et faire bien. Il faut que Char-
din soit ami de Robert. Il a rassemblé autant qu'il
a pu^ dans un même endroit^ les morceaux dont
il faisait cas ; il a dispersé les autres. II a tué M a-
^y par la main de Robert. Celui-ci nous a fait
voir comment des ruines devaient être peintes , et '
comme Machy ne les peignait pas.
Au sortir des esquisses de Robert , encore un
petit mot sur les esquisses. Quatre lignes perpen-
diculaires , et voilà quatre belles colonnes , et de
la plus magnifique proportion. Un triangle joi-
gnant le sommet de ces colonnes ^ et voilà un beau
fronton ; et lé tout est un morceau d'architecfure
élégant et noble ; les vraies proportions sont don-
nées^ l'imagination fait le reste. Deux traits in-
formes élancés en avant , et voilà deux bras ; deux
autres traits informes^ et voilà deuï jambes; deux
endroits pochés au dedans d'un ovale, et voilà
deux yeux ; un ovale mal terminé , et voilà une
tête; et voilà une figure qui s'agite, qui court,
qui regarde, qui crie. Le mouvement, l'action ,
la passion même sont indiqués par quelques
traits caractéristiques; et mon imagination fait
1
4i2 SALON DE 1767.
le resté. Je suis inspire par le sou0ie divin de
Fartiste.
..... Agnosco veteris vestigiaflammas (i).
C'est un mot qui réveille en moi une grande pen-
9ee. Dans les transports violents de la passion y
rhomme supprime les liaisons^ commence une
phrase, sans la finir ^ laisse échapper un mot y
pousse un cri ^ et se tait. Cependant j'ai tout en-
tendu. C'est l'esquisse d'un discours. La passion
ne fait que des esquisses. Que fait donc un poète
qui finit tout? U tourne le dos à la nature. —
Mais Racine? •^— Racine ! à ce nom^ je me pros-
terne y et je mé tais. — U y a un technique tradi-
tionnel y auquel l'homme de génie se conforme. Ce
n'est plus d'après la nature , c'est d'après ce tech-
nique qu'on Iç juge. Aussitôt qu'on s'est accom^
mode d'un certain style figuré, d'une certaine
langue qu'on appelle poétique; aussitôt qu'on a
fait parler des hommes en vers , et en vers très-
harmonieux ; aussitôt qu'on s'est écarjté de la vé-
rité, qui sait où l'on s'arrêtera ? Lé grand homme
n'est pas celui qui fait vrai, c'est celui qui sait
le mieux concilier le mensonge avec la vérité ;
c'est son succès qui fonde chez un peuple un sys-
tème dramatique, qui se perpétue par quelques
grands traits de Nature, jusqu'à ce qu'un philoso-
phe , poète , dépèce l'hippogryphe , et tente de
(i) ViRGiL. JEneid. lib. iv, vers. 23. ÉpiT».
SALON DE 1767. 4*5
ramener ses contemporains à un meilleur goût.
C'est alors que les critiques , les petits esprits , les
admirateurs du temps passé ^ jettent les hauts
cris y et prétendent que toutpest perdu.
DESSIN DE RUIIÏE.
Très-beau dessin ; excellente préparation à un
grand tableau. A droite , grande fabrique s'enfôn-
çant bien dans la composition ; porte pratiquée à
cette fabrique ; elle est entr'ouverte ; et Ton voit
au-delà 9 hors de la fabrique^ une laitière^ son
pot au lait sur la tête ^ qui passe et qui regarde. En
dedans^ près cette porte, chien couché à terre.
On peut diviser la hauteur de la fabrique en trois
étages. Le rez-de-chaussée est un réduit de blan-
chisseuses. On y coule la lessive; les cuviers sont
voisins du feu. Vers la gauche y une servante ré-
cure des ustensiles de ménage. Autour d'elle,
une femme avec ses enfants ; et une autre servante
accroupie, et récurant aussi. Par derrière ce
groupe de figures, un très -grand vaisseau de
bois. Sur un plancher, au-dessus du rez-de-
chaussée , des tonneaux entassés les uns sur les
autres , avec des intruments dé campagne. L'é-
tage supérieur est un grenier à foin. Ce grenier
est à moitié plein. Sui^i^s tas de foin , au haut ,
à droite, de jeunes filles et de jeunes garçons s'oc-
cupant à l'arranger ; autour d'eux une cage à pou-
lets renversée , un bout d'échelle à demi enfoncée
4^4 SALON DE 1767.
dans le foin ; au-dessus de leur tête ^ sous la toi-
ture , une fabrique en bois , une espèce de potence
tournant sur son pivot ^ avec sa poulie , sa corde et
son crochet. «
Dans ce grand nombre de morceaux de Robert^
il y en a ^ comme vous voyez , qui méritent d'être
distingués. Estimez surtout les Ruines de Vcltc de
triomphe^ la Cuisine italienne; V Écurie et le
M^<isin à foin; la f^rande Gqlerie wiiique éclai-
rée , et la Cour du Palais romain quon inonde.
Ces deux derniers sont du plus grand maître. Les
trois lumières ^ dont Tune vient du devant^ l'autre
du fond f et la troisième descend d'en haut ^ font
à celui-ci un effet aussi neuf que piquant et hardiv
Le port de Morne est beau ; mais il y a moins de
génie. Machy n'est qu'un bon peintre. Robert en
est un excellent. Toutes les ruines de Machy sont
modernes. Celles de Robert^ à travers leurs dé-
bris rongés par le temps , conservent un caractère
de grandeur et de magnificence qui m'en impose.
Machy est dur ^^ sec , monotone; Robert e^t moel-
leux ^ doux 9 facile^ harmonieux. Machy copie bien
ce qu'il a vu. Robert copie avec goiit> verve et
chaleur. Je vois Machy , la règle à la main y ti-
rant les canelures de ses colonnes. Robert a jeté
tous ces instrumeQts-l^|Bar la fenêtre^ et n^a
gardé que son pinceau, ^k morceau , où par le
dessus d'un pont de bois on voit sur le fond un
autre pont y ne lassera jamais celui qui le possède.
SALON DE 1^767. 4^5
MADAME THERBOUCHE.
II 5. UN HOMME ^ LE TBIOŒ A LA MAIN ^ ÉCLAIRÉ d'uEIE
BOtTGIft.
Tableau de nuit. Morceau de réception. De trois pieds six pouces de
haut, sur trois pieds de large.
C'est un gros réjoui 9 assis doTant une table y le
Terre à la main. Il est éclairé par une bougie >
dont il reçoit toute la iumière. Il y £t sur la tabla
un garde-Tue , interposé entre le spectateur et
ce persaimage« Aussi ^ tout ce qui est en deçà du
garde^Tue est dans la demi-teinte. On voit autour
de ce garde-vue y su|! la partie non éclairée de
la table 9 une brochure y et une tabatière ouverte.
Cela est vide et sec 9 dur et rouge* Cette lu-
mière n est pas celle d'une bougjie. Gesl le reflet
briqueté d'un grand incendie. Rien de ce velouté
noir , de ce doux y de ce faible harmonieux des
lumières artificielles. Point de vapeur entre le
corps lumineux et les objets ; aucun de ces pas-
sages y point de ces demi-teintes si légères y qui
se multiplient à Tinfini dans les tableaux de nuit 'y
et dont les tons y imperceptiblen^aat variés y sont
si di0icile$ à rendre. Il faut qu'ils y soient et qu'ils
n'y soient jpas. Ce^ chairs , ces étoiSes n'ont rien
retenu de leur couleur naturelle. Elles étaient rou-
ges y avant que d'être éclairées. Je ne sens rien là
de ces ténèbres visibles avec lesquelles la lumiè«te
4^6 SALON DE 1767.
se mêle ^ et qu'elle rend presque lumineuses. Les
plis de ce vêtement sont anguleux , petits et rai-
des. Je n'ignore pas la cause de ce défaut , c'est
qu'elle a drapé sa figure comme pour être peinte
de jour. Cela n'est pourtant pas sans mérite pour
une femme. Les trois quarts des artistes de l'aca-
démie n'en feraient pas autant. Elle est autodi-
dacte (i ) ; et son faire , tout-à-fait heurté et niâle ,
le montre bien. Celle-ci a eu le courage d'appe-
ler la nature , et delà regarder. Elle ^'est dit à elle-
même : je veux peindre ; et elle se l'est bien dit.
Elle a pris des notions justes de la pudeur. Elle
s'est placée intrépidement devant le modèle nu.
Elle n'a pas cru que le vice eût le' privilège ex-
clusif de déshabiller un homme. Elle a la fiireur
du métier. Elle est si sensible au jugement qu'on
porte de ses ouvrages , qu'un grand succès la ren-
drait folle , ou la ferait mourir de plaisir. C'est
un enfant. Ce n'est pas le talent qui lui a manqué^
pour faire la sensation la plus forte dans ce pays-
ci ; elle en avait de restp. C'est la jeunesse , c'est
la beauté 9 c'est la modestie , c'est la coquetterie.
Il fallait s'extasier sur le mérite de nos grands ar-
tistes; prendre de leurs leçons, avoir des tétons
et des fesses, et les leur abandonner. Elle ar*
rive. Elle présente à l'académie un premier ta-
bleau de nuit assez vigoureux. Les artistes ne sont
(i) Elle s'instruit elle-même; de ttûroç, soi-même; et i^tiiinct» ,
j'enseigne, Edit'.
SALON DE 1767. 4'7
pas polis. On lui demande grossièrement s'il est
d'elle. Elle répond que oui. Un mauvais plaisant
ajoute : et de votre teinturier?' On lui explique ce
mot de la farce de Patelin (i) , qu'elle ne connais-
sait pas. Elle se pique. Elle peint celui-ci, qui
vaut mieux; et on la reçoit.
Cette femme pense qu'il faut imiter scrupuleu-
sement la nature ; et je ne doute point que , si son,
imitation était rigoureuse et forte , et sa nature
d'un- bon choix, cette servitude même ne donnât
à son ouvrage un caractère de vérité et d'origina-
lité peu commun. Il n'y a point de milieu : quand
on s'en tient à la nature telle qu'elle se présente ,
qu'on la prend avec ses beautés et ses défauts , et
qu'on dédaigne les règles de convention ^ pour s'as-
sujétir à un système, où , sous peine d'être ridicule
et choquant , il faut qtie là nécessité des difformi-
tés se fasse sentir , on est pauvre , mesquin , plat ,
ou l'on est sublime ; et madame Therbouche' n'est
pas sublime.
Elle avait préparé f pour ce Salon , un Jupiter
métamorphosé en Pan y qui surprend Antiope
endormie. Je vis ce tableau, lorsqu'il était presque
fini. L' Antiope, à droite , était couchée toute nue,
la janlbe et la cuisse gauche repliées , la jambe et
la cuisse droite étendues. La figure était ensemble
€t de chair; et c'est quelque chose que d'avoir
(i) Dans VAvocat'PaleUn, comédie de Bruéjs, acte i, scène
Yi. Édit».
Salons, tome ii. 27
4i8 SALOW DE 17O7.
mis une grande figure de^ femme nu^ eosemble;
c'est quelque chose que d'avoir fait de la chair.
J'en connais plus d'un y bien fier de son talent ,
qui n'en ferait pas autant. Mais il ëtaît évident 9 à
son cou ^ à ses doi^s courts > à ses jambes grêles ,
à ses pieds ^ dont les oirteils étaient difformes , à
son caractère igaoble> à uiie infinité d'autres dé-
£iMits y qu'elle avait été pein1;e d'après sa femme
d^ chambre ou. la servaate de l'auberge. La tète
ne serait pas mal^ si elle, n'était pas vile. Les bras^
les cuisses > les jambes , sont de chair; mais de.
chairs si molles^ si flasques; mais si flasques^ mais
si molles» qu'à la place de Jupiter j'aurais i^egretté
les frais de la métamorphose. A côté de cette
longue y longue et grêle Antiope ^ il y avait un>
gros ange joufilu, clignotant^ souriant^ bêtement
fin , tout-àr-fait' à la manière de Coypel , avec
toutes ses petites grimaces. Je lui observai que
l'Amour était une de ces natures violentes^ sveltes>
despotes et méchantes; et que le sien me rappelait
le poupard épais ^ bien fait > bien conditionné 9 de
quelque fermier cossu. Cet Amour ^ prétendu
caché dans la demi-teinte ^ levait précieusement
un voile de gaze qui laissait Aqtiope exposée toute
entière aux reigards de Jupiter. Ce Jupiter satyre
n'était qu'un vigoureux porte-faix à. mine plate y
dont elle avait allongé la barbe ^ fendu le pied^
et hérissé la cuisse. Il avait de la passion ; m^is
c'était une vilaine^ hideuse^ lubrique^ malhonr-
SALON DE 1765. \ 419
néte et bâ^sâe parisien. It s'eiittaisiait , il admirait
sottement 5 il sbnriàit , il aVaitlà convulsion^ il
se pdttrtéchaît. Je pris là liberté dé lui dire que
ce Satyre ëtaîf un satyre ordinaire y et non un Ju-
jHter'satyrie; et qti^il nié le fallait p^aillàrd et sacre'.
J'avais eiii l'attention dWoucir ramerlùmè dé ma
critique ^ en écartaôt dé' son chevàlét quelques
personnes qui rentouraieht. Seul avefcf elle /j'a-
joutai que soh Amout» était monotone^ faible de
touche, mince au point de ressembler à une vesàié
soufflée, sans teintes, sans passages , sans nuances;
qise sanymphe n'était qu'un tas ignoble de lys et '
de roses fondus ensemble , sans fermeté et sans
consistance ; et son satyre un bloc de briqué bien
rouge et bien cuite, sans soupléissé et sans mou-
vement. C'était tête à tête que je lui débitais ces
<i6ueeurs< Savez-vous ce qu'elle fit ? elle appela
les témoins que j'avais écartés , et leur rendit
mes observations avec ime intrépidité qui m'ar-
racha , en faveur de son caractère , un éloge que
je ne pouvais accorder à son ouvrage! Sa compo-
sition d'ailleurs était sans intérêt, sans invention ,
commune. Ce n'était pas plus l'aventure de Jupi-
ter et d^Antiope , que celle d'une nymphe et d'un
autre satyre. Je lui disais : Effacez-moi tout cela;
mettez-moi cet Amour en l'air; qu'en emportaht
sur son dos le voile qui couvre^la nymphe , il sai-
sisse le satyre par la corne , et le pousse sur elle.
Étendez-moi le front de ce satyre; raccourcissez
^7-
y
420 SALOSf DE 1767.
ce visage niais ; recourbez ce nez ; étendez ces
joues ; qu'à travers les traits qui déguisent le
maître des dieux ^ je le reconnaisse. Ces idées ne
lui déplurent point ; mais l'ouvrage était trop
avancé pour en profiter. Elle l'envoya au comité ,
qui le refusa. Elle en tomba dans le désespoir.
Elle se trouva mal. La fureur succéda à la défail-
lance ,• elle poussa des cris ; elle s'arracha les che-
veux; elle se rpula par terre; elle tenait un cou-
teau, incertaine si çUe s'en frapperait ou son
tableau. Elle fit grâce à tous les deux. J'arrivai
^au milieu de cette scène ; elle embrassa mes ge-
noux , me conjurant , au nom de Gellert , de
Gessner , de Klopstock , et de tous mes confrères
en Apollon tudesque , de la servir. Je le lui pro-
mis; et, en effet, je vis Chardin, Cochin, Le
Moyne , Vernet , Boucher, La Grénée : j'écrivis à
d'autres; mais tous me répondirent que le tableau
était déshonnête , et j'entendis qu'ils le jugeaient
mauvais. Si la Nymphe eût été belle , l'Amour
charmant , le Satyre de grand, caractère , elle en
eût fait ce qu'on en pouvait faire de pis ou de
mieux , que son tableau eût été admis , sauf à le
retirer sur la réclamation publique. Car enfin
n'avons-nous pas vu au Salon , il y a sept à huit
ans , une femme foute nue étendue sur des oreil-
lers , jambe deçà , jambe delà , offrant la tête la
plus voluptueuse , le plus beau dos, les plus belles
fesses , invitant au plaisir , et y invitant.par l'atti-
1
1
SALON DE 1767. 4^1
tude la plus facile ^ la plus commode ^ à ce qu'on
dit même la plus naturelle, ou du moins la plus
avantageuse. Je ne dis pas qu'on en eût mieux
fait d'admettre ce tableau , et que le comité n'eût
pas manque de respect au public , et outrage les
bonnes moeurs. Je dis que ces considérations l'ar-
rétent peu , quand l'ouvrage est bon. Je dis que
nos académiciens se soucient bien autrement du
talent que de la décence. N'en déplaise à Boucher,
qui n'avait pas rougi de prostituer lui-même
sa femme , d'après laquelle il avait peint cette
figure voluptueuse , je dis que si j'avais eu voix
à ce chapitre-là , je n'aurais pas balancé à lui re-
présenter que si, grâce à ma caducité et à la sienne,
ce tableau était innocent pour nous, il était très-
propre à envoyer mon fils , tu sortir de l'acadé-
mie, dans la rue Frohienteau, qui n'en est pas
loin, et de là chez Louis ou chez Keyser (i); ce
qui ne me convenait nullement.
Madame Therbouche a joint à son tableau de
réception une tête de poète ,011 il y a de la verve
et de la couleur. Ses autres portraits sont froids ,
sans autre mérite que celui de la ressemblance,
excepté le mien qui ressemble, où je suis nu jus-
qu'à la ceinture, et qui, pour la fierté, les chairs,
le faire , est fort au-dessus de Roslin et d'aucun
portraitiste de l'académie. Je l'ai placé vis-à-vis
celui deVan-Loo, à qui il jouait un mauvais tour;
(i) Médecins connus, ëdit".
4^2 SALON PE 1767.
Il était si frappant , que ma fille me ^is^t qu'elle
Faurait baisé cent fois pez^fiant mon absence^ si
elle n'avait pas craint de le gàfer. La .poitrine était
peinte très-chaudement , avec des passages et des
méplats tout-à-feit vrais.
Lorsque la tête fut faite ^ il était qu^tion du
cou y et le haut de mon vêtement le Cachait , ce
qui dépitait un peu l'artiste. Four faire cesser ce
dépit y je passai derrière un rideau , je me désha-
billai y et je paru3 devant elle en nipdèle d'acadé-
mie. Je n'aurais pas osé vous le proposer ^ me
dit-elle ; mais vous avez bien fait; et je vous en
iremercie. J'étais nu^ niais tout nu. Elle me pei-
gnait f et nous causions avec une simj^icité et ime
innocence dignes des premiers siècles.
Gomme 9 depuis die péché d'Adam y on ne com-
mande pas à toutes les parties de son cojrps comme
à son bras ; et qu'il y en a qui veulent quand le fils
d'Adam ne veut pas , et qui ne veulent pas quand
le fils d'Adam voudrait bie^ ; dans le cas de cet
accident, je me serais rappelé le mot de Diogène
au jeune lutteur : A^on fils^ ne crains rien ; je ne
suis pas si méchant que celui-là.
Si cette femme s'e&t un peu promenée au Salon,
elle aura vu passer avec dédain devant des pro-
ductions fort supérieures aux siennes ,
ffipuerinasum rhinocerofUis habent ';
' Nos enfants ont le nez du rhinocéros. Maatiàl. Epig^ïài.i^
epig. IV, vers. 6. Edit».
SALO» Dte 1767. 4^5
et elle s'en retournera un peu sùrpriâe de la sévé-
ritë Ae nos jttgemeâts ^ pluis sociable^ plu^ habile ,
et moins Taine.
Sa JTatitài^ie était de faire un tableau pour le lî'oî.
Je lui dis : CôMfnent detnander , en dëpit de ce
qu'en pout^ont penser les artistes de ce pays, qui,
à cet iBgard , en Vaut bien un autre , de Touvrage
pour une étrangère , à des ministres qui refusent
des àK^ompteis sur celui qu'ils oht ordonné à des
hommes du premier ordre? Ou vous ôei*ez refu-
sée, ou vous ne mtei pas payée, r
Efi eâTet , c^ n'était ni à moi ni à mes amis , qui
auraient maladroitement décelé l'influence qu'ils
owt sur tes supérieurs, à solliciter une espèce d'in-
justice. C'est l'affaire des grands de la cour, c'est
leur passe-^temps journalier. Il fallait que la dame
prussienne , débarcpiant à ï^aris , y fAt pï*écédée et
soutenue des éloges éclatants des ambassadeurs
étrangers qui n'ont Vu que leur pays. Nos talons
rouges n'auraient pas tardé à faire écho. Conduite,
célébrée , occupée à Versailles, elle aurait pu des-
cendre jusqu'au désir d'entrer à l'acadéniie , qui
peut-être l'aurait refusée ; car volontiers Paris
ne souscrit pas auk applaudissements de Fontaine-
bleau : mais alors le blâmé et tes cris du monde
courtisan seraient revenus sur la pauvre aiiâdé-
mie. Voilà le rôle plus avantageux qu'honnête
qu'ont joué lès Liotard et autres. On aurait donc
clabaudé ; on aurait dit : Us n'en veuterit point ,
424 SALON DE 1767.
à la bonne heure ; mais il faut que le roi ait un ou
plusieurs tableaux d'une femme aussi célèbre.
Alors Cochin , sachant que son ami Diderot s'y
intéresse , fausse un peu la b{*anche de la balance,
appuie la demande : ce petit poids détermine ;
les artistes crient ; on leur répond : Que diable ,
la protection ! Us sont faits à ce mot; ils se taisent^
et rient.
Bien conseillée, madame Therbouche aurait
continué sa route , et , chemin faisant , se serait
couverte des lauriers académiques de l'Italie, plus
aisés à cueillir et plus odoriférants en Allemagne
que les nôtres. Mais on a voulu faire du bruit en
France , on s'<était promis de faire du bruit en
France. Les parents , les amis , les grands , les
petits , avaient dit en partant : Quel bruit vous
allez faire en France ! On arrive; on. s'adresse à
des hommes blasés sur le beau , qui vous accor-
dent'à peine un coup d'œil , un signe d'approba-
tion. On s'ôpiniâtre; on couvre de couleurs vingt
toiles l'une après l'autre ; on montre , on écoute ,
on n'entend rien. Cependant un séjour dispendieux
et long, la honte d'appeler de ehez soi dé nouveaux
secours , vous jettent dans la plus fâcheuse dé-
tresse , et l'on s'en tire comme on peut, avec le
secours d'un pauvre philosophe , d'un ambassa-
deur humain et bienfaisant , et d'une souveraine
généreuse (i).
(i) L'impératrice de Russie. Édit*.
SALON DE 1767. 4^5
Le pauvre philosophe ^ qui est sensible à la
misère , parce qu'il Va éprouvée ; le pauvre phi-
losophe qui a besoin de son temps^ et qui le donne
au premier venu ; le pauvre philosophe s'est tour-
menté pendant neuf mois poUr mendier de l'ou-
vrage à la Prussienne. Le pauvre philosophe, dont
on a mésinterprété la vivacité de l'intérêt , a été
calomnié , et a passé pour avoir couché avec une
femme qui n'est pas jolie. Le pauvre philosophe
s'est trouvé dans l'alternative cruelle ou d'aban-^
donner la malheureuse à son mauvais sort , ou
d'accréditer des soupçons déplaisants pour lui ,
de la plus fâcheuse conséquence pour celle qu'il
secourait. Le pauvre philosophe s'en est rapporté
à l'innocence de ses démarches , et a méprisé des
propos qui en auraient empêché im autre que lui
de faire le bien. Le pauvre philosophe a mis à
contribution les grands, les petits, les indifférents,
ses amis ; et a fait gagner à l'artiste dissipatrice
cinq à six cents louis, dont iLne restait pas une
épingle au bout de six mois. Le pauvre philosophe
a arrêté la Prussienne vingt fois sur le seuil du
For-l'Évêque. Le pauvre philosophe a calmé la
furie des créanciers de la Prussienne, attachés aux
roues de sa chaise de poste ; le pauvre philosophe
a garanti l'honnêteté de <îette femme. Qu'est-ce
que le pauvre philosophe n'a pas fait pour elle ?
et , quelle est la récompense qu'il en a recueil-
lie ?— Mais la satisfaction d'avoir fait le bien. —
4^6 SALOW DE Ï767.
Sans doute ^ mais rien après que les marques de
ringratitade la plus noire. L'indigne Prussienne
:pi«tend à présent que j'ai renversé sa forttme en
la chassant de Paris au tnomesit où 'elle tottchait
À la plus haute considération. L'indigne Prus-
stemie traite nos La Orénée^ nos Vien , nos Yemet^
d'infâmes barbouilleurs. L'indigne Prussienne ou-
blie ses créanciers, qui viennent sans cesse crier à
ma porte. L'indigne Prussienne doit ici des ta-
bleaux dont elle a touché le prix , et qu'elle ne
fera point .L'indigne Prussienne insulte à ses bien*
faîteurs. Xi'indigne Prussienne.... a la tête folle et
le cœur dépravé. L'indigne Prussienne a donné
au pauvre philosophe une bonne leçon y dont il ne
profitera pas ; car il resiteri^ bon et béte , comme
Dieu l'a éâit.
PARROCEL.
I 16. JÉSUS-CHRIST SUR LA MONTAGNE DES OUVŒRS.
Tablean de seize pieds de haut, sar sept pieds dé large.
Où a quelquefois besoin d'un exemple de pla-
titude , de platitude de composition , d'ordon-
nance f de couleur , de caractère , d'expression.
En voici un rare , un sublime dans son genre ,
à moins qu'on ne veuille lui préférer le Bélisaire.
Je les recommande tous les deux à celui qui fera
l'art de ramper en peinture. On dit pourtant de
SALON DE 1767. 437
ce tebleau , que c'est le meilleur que l'artiste a
fait.
Crimine àb uno
Disce wnnes^.
On voit en haut des anges qui jouent gaîment
avec la lance , la croix , le fouet et les autres ins-
truments de la passion.
Au milieu un grand ange debout^ qui a l'air de
dire, à Jësus-Çhrist : Eh ! que ne restiez-vous oîi
vous étiez? vous étiez si bien ! Pourquoi vous char-
ger de payer pour les sottises d'autrui ? Que ne
décjariez-vous net à votre père que ce rôle ne
vous convenait pas? Cet ange est tout-à-fait go-
guenard ; et le Christ paraît assez convaincu de la
justesse de sa remontrance. Ce n'est pointée Christ
de l'évangile, accablé^ agonisant^ trempé d'une
sueur de sang ^ repoussant le calice amer. Cette
pusillanimité a paru indigne de Dieu à M. Par-
rocel, qui s'est mis à jouer l'esprit-fort , quand
il s'agissait d'être peintre. Nous savons tout aussi
bien que toi , mon ami , que cette fable est ridi-
cule; mais £aut-il pour cela en faire un tableau
insipide ?
Au bas , ce sont trois apôtres qui dorment
de bon cœur ^ et à qui l'on ne saurait pourtant
reprocher le peu d'intérêt qu'ils prennent à leur
' Par un crime , jugez les autres. YniGiL. JEneid. Mb. 11, yers.
65, ^^ Édit*. . "
4^8 SALON DE 1767.
maître ; car le peintre ne Ta point fait intéres-
sant.
Vouis sentez qu'il n'y a point de liaison là-de-
dans. Les anges jouent en haut. Le Christ et l'ange
s'entretiennent au milieu. Les apôtres dorment
en bajs; mais n'allez pas couper cette toile en trois
morceaux. J'aime encore moins trois mauvais ta-
bleaux qu'un.
Bon , excellent pour un dessus d'autel de cam-
pagne ; mais pour un Salon , ah ! messieurs du
comité^ quand on a admi$ cela^ on n'est pas en
droit de refuser VAntiope de madame Therbou-
che. Soyez sévères, j'y consens; mais, soyez jus-
tes. Là, messieurs, regardez-moi seulement cet
*
ange couché dans de la laine.
UNE ESQUISSE.
Une esquisse de Parrocel ? cela doit être cu-
rieux. Voyons ce que c'est.
C'est Une gloire* L'esquisse est au ciel. Au haut,
petite couronne formée de chérubins enlacés par
les ailes ; au-dessous , plus grande couronne de
chérubins pareillement enlacés par les ailes. Puis
sous un baldaquin d'une forme circulaire , une
lumière divine , une vision béatifique. Ce balda-
quin est soutenu sur des consoles. De droite et de
gauche des cordons verticaux et -symétriques de
chérubins enlacés par les ailes et rangés en co-
lonnes. Au-dessous de cette extravagante et mysti-
SALON DE 1767. 4^9
que composition y des anges ^ des archanges ^ des
saints y des saintes en extase.
Magnifique retable d'autel à tourner la tête à
tout un petit couvent de religieuses. Idée digne du
onzième siècle , oit toute la science théologique
se réduisait à ce que Denis FAréopagite avait -
rêvé de la suite du Père éternel et de l'orchestre
de la Trinité.
BRENET.
;
118. JÉSUS-CHRIST ET LA SAMARITAINE.
I
Tableau de douze pieds six pouces de haut, sur neuf pieds trois pouce»
de large.
Brenet ^est un bon diable qui fait de son mieux y
et qui ferait peut-être bien s'il était riche ; mais
il est pauvre. Il a la pratique de tous les curés
de village. Il leur en donne pour leur argent. Il
vit ; sa femme a des cotillons ^ ses enfants ont des
souliers ; et le talent se perd.
Himdjacile emergunt, quorum j^irtutibus obstat
Res angusta domi; sed Romœ durior illis
Conatus' '.
Maxime vraie par toute la terre. Les besoins de la
vie^ qui disposent impérieusement de npus^ éga-
' Lorsque la misère est au logis , il est difficile aux talents de
percer , et la tâche est bien plus dure à Rome qu^ailleurs. Jdtxnài..
Sat. III, ver^. lô^etseq. Êdit'.
43o SilcLON DK 1767.
rent les talents qu'ils appliquent à des chéries qui
leur sont étrangères, et dégradent souvent cèUî
que le hasard a bien employés. C'est un dès in-
conyéni^its de la société auquel je ne sais point
de remède. Tenez, mon ami, je suis tout prét^ à
croire que ce maudit lien conjugal que vous prê-
chea , comme un certain fou de Genève prêche lé'
suicide, sans vous y empiéger, abaisse Famé et
l'esprit. Combien de démarches auxquelles on se
résout pour sa femme et pour ses enfants , et qu'on
dédaignerait pour soi ! On dirait avec Le Clerc de
Montmercy % qui ne veut devoir l'aisance à per-
sonne : un grabat dans un grenier, sous les tuiles,
une cruche d'eau, un morceau de pain dur et moisi,
et des livres, et l'on suivrait la pente de son goût.
Mais est-il permis à un époux , à un père d'avoir
cette fierté , et d'être sourd à la plainte , aveugle
sur la misère qui l'entoure? J'arrive à Paris. J'al-
lais prendre la fourrure, et m'installer parmi les
docteurs de Sorbonne. Je rencontre sur mon che-
min une femme belle comme un ange; je veux
coucher avec elle; j'y couche; j'en ai quatre en-
fants; et me voilà forcé d'abandonner les mathé-
matiques que j'aimais, Homère et Virgile que je
portais toujours dans -ma poohe, le théâtre peur
lequel j'avais du goût ; trop heureux d'entreprefl*
* Le Clerc de Mtmtmeroy est poète , pkilosoplie , anx^f, géo-
mètre, botasÂite , physicien , médeonol, anBtbmÎBtc; il sâit'tolil^
<|u'on peut apprendre : il meurt de farni»; ma» il est sanmw
SALON DE 176^'. 4^1
dre rEncyclopédie^ à IkqueUe j'aurai sacrifié
vingt-cinq ans de ma yie^
On voit à droite la^Samaritaine appuyée sur le
bord du puits y à gauche le Christ assis et la do^
minant* Par derrière le Christ^ qudlques apôtres^
scandalisés de leur divin maître > surpris en con-
versation avec uae femme qui faisait quelquefois
son mari cocu , et révélant à cette femme ses pe-
tites fredaines qui n'étaient ignorées de personne.
La tête du Christ n'est pas mal ; mais le reste est
mauvais. J'avais juré de ne décrire aucun mau-
vais tableau^. Je^ ne sais pourquoi je manque à; ma
parole, en faveur de M. Brenetque je ne connais
point et à qui je ne dois rien.
JÉSUS-CHRIST SUR LA. MONTAGNE DES OLIVIERS.
C'est un ange' étendu à plat sur des nuages, qui
a bien plus l'air d'un messager de. bonnes.nou^
velles , que d'un porteur de calice amer. C'est un
Christ si sec, si. long, si ignoble, qu'on le pren-
drait pour M. de Vaneck travesti.
AUTRE EXEMPLE DE L^ART DE RAMPER
EN PEINTURE.
Ce mauvais tableau a pensé faire répandre du
sang. Un jeune mousquetaire appelé M oret , re-
gardait avec attention un homme assez plat , assis
au café de Yiseux, à la même table que lui. Cet
homme, si attentivement et si Continuement re«
453 SALON DE 1767.
gardé, dit à Moret : Monsieur^ est-ce que vous
m^auriez vu quelque part ? Vous l'avez deviné.
Tenez y monsieur , vous ressemblez comme deux
gouttes d'eau à un certain Christ, de Brenet, qui
est maip tenant au Salon. Et l'autre tout cour-
roucé : Parlez donc, monsieur, est-ce que vous
me prenez pour un jean-foutre? Et puis voilà la
querelle engagée, des épées tirées, la garde, le'
commissaire appelés ; et le commissaire qui se
tourmentait à persuader à ce quidam colérique
qu'on n'en était pas 'moins honnête homme pour
ressembler à un Christ; et le quidam qui répon-
dait au commissaire : Monsieur , cela vous plait
à dire , mais vous n'avez pas vu celui de Brenet.
Je ne veux point ressembler à un Christ , et moins
à celui-là qu'à un autre. Et le Moret : Oh ! par-
dieu , vous y ressemblerez malgré vous , etcœtera.
Je voudrais avoir fait ce conte ; mais ce n'en est
point un*
Bonsoir, mon ami: Semperfrondesce ^ et vole.
120. LOUTHERBOURG.
IJt pictura , poesis erit ( i ) .
Il en est de la poésie ainsi que de la peinture.
Combien on l'a dit de fois ! Mais ni celui qui l'a
dit le premier, ni la multitude de ceux qui l'ont
répété après lui , n'ont compris toute l'étendue de
(i) ïloKkT/deArt.Poet.y.ZGi. Edit*,
SALON DE 1767. 455
cette maxime. Le poète a sa palette ^ comme le
peintre ses nuaaces^ ses passages^ ses tons. Il a
son pinceau, et son faire ; il est sec^ il est dur ,
il est cru, il est tourmenté , il e§t fort, il est
vigoureux , il est doux , il est harmonieux et fa-
cile. Sa langue. lui offre toutes les teintes imagi-
nables; c'est à lui à les hiejQ choisir. Il a son clair-
obscur, dont la source et les règles sont au fond
de son ame. Vous faites des vers? Vous le croyez,
parce que vous avez appris de Richelet à arran-
ger des mots et des syllabes dans un certain ordre
et selon certaines conditions données; parce que
vous avez acquis la facilité de terminer ces mots
et ces syllabes ordonnées par des consonnances.
Vous ne peignez pas; à peine savez-vous calquer.
Vous n'avez pas , peut-être même êtes-vous inca-
pable de prendre la première notion du rhythme;
le poète a dit,
' Monte decurrens velut amnis , imbre^
Quem super notas aluere ripcbs ,
Fen^etfimmensusqueruitpri^undo
Pindarus ore (i). r
Qui est-ce qui ose imiter Pindare? c'est un tor-
rent qui roule ses eaux à grand bruit de la cime
d'un rocher escarpé. Il se gonfle , il bouillonne ,
il renverse , il franchit sa barrière , il s'étend ;
c'est une mer qui tombe dans un gouffre profond.
(i) HoRAT. Lyric, lib. iv , Od, 11 , ven^ 5 et seq* foiT'.
Salons, tome ii. 30
454 SALOW Dfi 1767.
Vot» avez senti la beauté de rimage ^ qai n'est
rieû : t'estlerhjrthme qui est tout ici ; c'est la magie
prôstxïitjue de ce coin du tableau , que vous ne
sentirez peut-être jamais. Qu'est-ce donc que le
rhythme , .me demandez-vous? C'est imichoîx par^
tteuKer d^expre^ions ; c'est une tîertaine distribu-
tion de syllabes longues ou brèves , dures ou
douces 9 SQUrdes ou aigres , légères ou pesantes ^
lentes ou rapides^ plaintives ou gaies y on un en-
chaînement de petites onomatopées (i) analogues
aux idées qu'on a , et dont on est forte ment occupé f
aux ^nsations qu'on ressent , et qu'on veut exci-
ter ; aux phénomènes dont on cherche k rendre
les atîcidents ; aux passions qu'on éprouve , et au
vcri animal qu'elles arracheraient ; à la nature ^ au
caractère , au mouvement des actions qu'on se
propose de rendre; et cet art-là n'est pas plus
de convention que les effets de la lumière et les
couleurs de l'arc-en-ciel ; il ne se prend point ;
il ne se communique poinï ; il peut seulement se
perfectionner. Il est iiispiré par vm goût naturel ^
par la mobilité de Famé > par la ^sensibilité. C'est
l'image même de l'ame rendue par les inflexions
de la voix , les nuances successives ^ les passages y
les tons d'mi discours accéléré, ralenti, éclatant,
(1) Du grec ovûfM , nom; et de fF^tim^/efitis , jejbrme. C*cst*à-
ém lormution d'an nom , e& imiUot le bruit et la cbosft qu'il
représente. C'est le §^lou glou de la bouteille ; c'est le cliquetis des
armes. lÈbîT*.
SAtON DE 1767. 455
épontpé, tempéré en cent meifDwres àvrtvses» Ecou-
tez le défi énergique et bref de cet enfant qui pro-
voque son camarade. Écoutez ce malade qui traîne
ses accents douloureux et longs. Ils ont rencontré
Tun et Fautre le vrai rhythme, sans y pen$i^. Boi-
leau le cberc^^ et le t]x>uye fiouvent. U semBle
venir au devant de Racine. Sans ce mérite , un
poète ne vaut presque pas la peine d'être lu; il est
sans couleur. Le rnythme^ pratiqué .de réflexion,
a quelque chose d^apprêté et de fastidieux. C'est
une des principales différences d'Homère et de
Virgile , de Virgile et de Lucaîn , de TArioste et
du Tasse. Le sentiment se plie de lui-i?aême à
l'infinie variété du rliiytKme ; Jl» réflexion ne sau-
rait. L'étude^ le goàt«aqui«^ la réflexion «aisiront
fort bien la place d'un vers spondaïque ; fhabi-
tude dictera le choix d'une expression , elle sé-
chera des pleurs , elle laissera couler les larme? ;
j(nftis frapper .mes jenji et moi^ oreille , porter à
mon imagination , par le seul prestige des sons , le
fracas d'un torrent qui se précipite , ses eaux gon-
flées ^ la plaine submergée^ son mouvement ma-
jestueux, et sa chute dans un gouffre profond ,
cela ne se peut. Entrelacer d'étude des sylla^-
bes sourdes ou snoll^s, .enitre des syllabes for-
tes, éclatantes ou dures, suspendre, accfélérer,
heurter, briser , renverser ; cela ne se peut.
C'est Nature , et ]>îâtttre seule qui dictjç Ja vé-
ritable hf^tnpnie d'une péejioide entière , d'un
2S.
456 SALON DE 1767. '
certain nombre de vers. C'est elle qui fait dire
à Quinault :
Au temps heureux où Ton sait plaire ,
Qu'il est doux d'aimer tendrement !
Pourquoi dans les périls , avec empressement ,
Chercher d'un vain honneur l'éclat imaginaire ?
' Pour une trompeuse chimère ,
Faut-il quitter un bien charmant ?
Au temps heureux où l'on sait plaire ,
. Qu'il est doux d'aimei* tendrement ( i ) !
C'est elle qui fait dire à Voltaire :
Le moissonneur ardent , qui court avant l'aurortf
^ Couper les blonds épis que l'été fait éclore ,
S'arrête , s'inquiète et pousse des soupirs :
Son cœur est étonné de ses nouveaux désirs^
U demeure enchanté dans ces belles retraites ,
. Et laisse , en soupirant , ses moissons imparfaites (2).
Que reste-t-il de ces deux morceaux divins, si
TOUS en ôtez l'harmonie? Rien. C'est elle encore
qui fait dire à Chauïieu :
Tel qu'un rocher , dont la tête
Egale le mont Athos ,
' Yoit à ses pieds la tempête
, Troubler le calme des flots :
La mer autour bruit et grondé ;
^ Malgré ses émotions ,
Sur son front élevé règne une paix profonde '
,(i) Armide, acte 11, scène iv. Ëdit".
(a) Senriade, chant ix«. , vers an — aa6. Énir».
SALON DE 1767. 457
Que tant d'agitations , > ''
Et que les fureurs de Tonde
Respectent à Tégal des nids des alcyons (i).
Il faut voir le tourment > Tinquiétude, le cha-
grin y le travail du poète, lorsque cette harmonie
se refuse. Ici, c'est une syllabe de trop ; là , c'est
une syllabe de moins. L'accent tombe , quand il
doit être soutenu; il se soutient, quand il doit
tomber. La voix éclate où la chose la veut sourde ;
elle est sourde où la chose la veut éclatante. Les
sons glissent où le sens doit lés faire onduler ,
bouillonner. J'ei^i appelle au petit nombre dç ceux
qui ont éprouvé ce supj^ice. Toutefois, sans la fa-
cilité de trouver ce chant, cette espèce de Ddusi-
que , on n'écrit ni en vers ni en prose : je doute
même qu'on parle bien. Sans l'habitude de la sen-
tir ou de la rendre , on ne sait pas lire ; et qui est-
ce. qui sait lire ? Partout où cette musique se fait
entendre, elle est d'un charme si puissant , qu'elle
entraine, et le musicien qui compose, au sacrifice
du terme propre , et l'homme sensible qui écoute ,
à l'oubli de ce sacrifice. C'est elle qui prête aux
écrits une grâce toujours nouvelle. On retient une
pensée. On ne retient point l'enchaînement des in-
inflexions fugitives et délicates de l'harmonie. Ce
n'est pas à l'oreille seulement, c'est à l'ame d'où
elle est émanée , que la véritable harmonie s'a-
(i) Épitre au chevalier de Bouillon, en 1713. Édi't».
4^^ SALON DE 17^.
dressé. Ne dites pas d'un poète sec , dur et bar-
bare y qu'il n'a point d'oréîllc ; dites qu'il n'a pas
assez d'ame. C'est de ce côté que les langues an-
ciennes avaient un avantage infini sur les langues
modernes. C'était un instrument à mille cordes ,
sous les doigts du génie ; et ces Anciens savaient
bien ce qu'ils disaient^ lorsqu'au grand scandale
de nos froids penseurs du jour ^ ils assuraient que
l'homme vraiment éloquent s'occupait moins de
la propriété rigoureuse , que du lieu de l'expres-
sion. Âh ! mon ami ^ quels soins il faudrait donner
encore à ces quatre pages > si elles devaient être
imprimées , et que je voulusse y mettre l'harmo-
nie dont elles sont suscepnbles. Ce ne sont pas les
idées qui me coûtent ; c'est le toi^ qui leur con-
vient. En littérature comme en peinture ^ ce n'est
pas une petite affaire que de savoir conserver son
esquisse. Cela est bien pour ce que cela est; et
parlons de Loutfaerbourg. On peut réduire les
compositions qu'il a exposées sous quatre classes.
Des batailles , des marines et des tempêtes , des
paysages et des dessins.
BATAILLES.
uns BATAILLE.
À droite ^ tout-à^fait dans la demi-teinte^ c'est
un château couvert de fumée. On n'en aperçoit
que le haut , qu'on escalade y et d'où lesassi^eants
r
SA^LOW DE ijQ7. 45»
sont précipités dans un fo^se y où on les voit tom-
ber péle-méle. En allant de ce fossé vers lagau*
cke^ le terrain s'élève » et l'on voit à terre des
drapeaux > des timbales^ des armes brisées ^ des
cadavres y une mê|ée de combattants formant une
grande masse oii Ton. discerne un cavaUer blanc
à, demi-renversé^ mort, et tombant en arrière
vers la croupe de son cheval ; .plus^ sur le fond y
de profil -y un cavalier brun y dont le cheval se c^*^
br^ y et qui meurt. A la fumée » et i la lueur farte
et rougeâtre qui colore cette fumée y on reconnaît
l'effet d'un coup de canon. Sur les deui( ailes et
^ur le fond, ce sont des combats particuliers^ des
actions moins ramassées y plus éteintes > etfiatisant
valoir la coasse principale. Dans cette masse ^ le
cavalier blanc est vu par la croupe di9 son cheval •
Sur le devant y vers le centre du combat ^ morla y
mourants y hpmmes blessés et diversement éten-
duQ sur la terre. Je passe sur beaucotip d^autres
incidents.
Voilà un genre de peinture y où il n'y a propre-
ment ni unité de temps y ni unibé d'action > ni unité
à% lieu. C'est un spectacle d'incidents divers ^ qui
n'impliquent aucune contradiction. L'artiste est
donc obligé d^y montrer d'autant plus de poésie y
de verve , d'invention y de géxûé y qu'il est moins
gêné par les règl£s. H faut que je voie partout
1^ variété > la fougue^ le tumulte extrénoîe. Il ne
peut y avoir d'autre intérêt. Il faut ^^ l'pfli^oi et
44o ' SALON DE 1767.
la commisération s'élancent à moi de tous les
points de la toile* Si l'on ne s'en tenait point à des
actions communes ( et j'appelle actions communes
toutes celles où un homme en menace ou en tue
un autre ) ^ mais qu'on imaginât quelque trait de
générosité , quelque sacrifice de la vie à la con-
servation d'un autre, on, élèverait mon ame,, on
la serrerait > peut-être même m'arracherait-on
des larmes. J'aime mieux une bataille tirée de
l'histoire qu'une bataille d'imagination. Il y a ^
dans la première , des personnages principaux que
je connais et que je cherche.
Le genre de bataille est celui de l'expression.
Celle-ci est belle i très-belle ; elle est fortement
coloriée ; il y a une grande intelligence de pres-
que toutes les parties de l'art. Ce nuage rougçâtre,
qui occupe la partie supérieure du fond ^ est bien
vrai. Avec tout cela , il y a une ordonnance de
routine qui marque une stérilité presque incu-
rable f et puis une uniformité d'incidents , ou qui
n'intéressent point j ou qui intéressent également.
J'aimerais bien mieux remarquer au milieu de ce
fracas un général tranquille ^ oubliant le danger
qui l'environne de toutes parts, pour assurer la
gloire d'une grande journée, ayant l'œil à tout,
la tête fière , et donnant ses ordres sur un chapip
de bataille comme dans son palais. J'aimerais
bien mieux voir quelques uns de ses principaux
officiers occupés à lui former de leurs corps un
w
SALON DE 1767. 44^
bouclier. Je n'entends pas par une bataille ^ une
escarmouche de pandoùrs ôu^ de hussards ; j'en ai
une plus grande idée.
COMBA^T SUR TERRE.
Au centre ^^ç'est une masse dé çbfnbattants de
la plus grande force , du plus grand effet. On y
discerne , on est frappé par un cavalier vu par le
(Jos et par la croupe de son cheval, blanc et vi-
goureux. II porte un étendard ^ qu'un fantassin ^
qui est à sa gauche , cherché à lui enlever avec Ja
vie. Mais ce^ cavalier a saisi la garde de Fépée du
fantassin^ et lui va plonger la sienne daiis la
gorge. L'étendard , élevé et déployé , fait un bel
effet. H marque un plan. Cependant le cavalier
court un autre danger non moins imminent; à
droite^ un autre fantassin s'est emparé de la bride
de son cheval : mais l'animal furieux lui tient le
bras entre ses dents , et lui arrache des. cris.- Sous
ses pieds , des chevaux ; • autour de ces .combat-
tants^ des morts y des mourants ; de droite et de
gauche , des mêlées séparées. , des corps particu-
liers de troupes engagés , s'éteignant , s'étendant
sur le fond , perdant insensiblement de la gran-
deur et de la lumière j s'isolantde la ma^se prin-
cipale y et la chassant en devant.
Il y a, comme on voit^ deux manières d'ordon-
ner une bataille ;, ou en pyramidant par lé centre
dé l'action ou de la toile, auquel correspond le
r
44^ SALON DE 17Ô7,
sommet de la pyramide ^ et d'oà le» branckes on
dijQTérents plans de cette pyramide tont €» s'éten-
dant sur le foad ^ à mesure cpi'ila s'eafonc^t dans
le tableau ^ magie qui pe suppose qu'une intelli-
gence commune de la perspective et de la distri-
bution des ombres et des lumières; ou en embi^s-
saut un grand espace, en regardant toute l'ëtendue
de sa toile comme un yaste champ de bataHlô y
ménageant sur ce champ des inégalités y y répan-
dant les différents incidents y les actions diverses^
les masses, les groupes, liés pi^r une longue ligue
qui serpente', ainsjt qu'on le voit dans les çomp^
sitions de Lebrun r Je préfère cett^ manière ; elle
demande plus de fécondité ; elle: fournit plus au
génie; tout se déploie et se &it yaloir : c'est un
instant d'une action générale ; c'est un po^me;. les
trois unités y sont. Au lieu qu'à la mia^nière dé
Loutherbourg , deux ou trois objets principaux ,
un ou deux énormes chevaux couvrent \t reste.
Il semble qu'il n'y ait qu'un incident, qu'Ain point
remarquable ; c'est le sommet de la pyramide >
auquel on a tout sacrifié pour le fiiire saillir.
COMBAT DE M^R.
L'ordohnance de ce combat de mer différera
de peu de l'ordonnance du combat de terre \ tant
ce technique , ou la manière de py ramidCer du centre
de la toile vers le fond est bornée.
K droite ydaas la demi-tçinte , ainsi qu'à l'un
SALON t)ï 176^. 443
des dent combats précédents ^ vaisseau et com-
battants y dont les armes à feu sont dirigées vers
un autre bâtiment ^ qui fait le sommet de la py-
l'amide et la massé principale. Autour de ce der-
nier bâtiment , foule d'hommes tombant ou pré-
<^ipités dans les eaux. Sur la droite , un de ces
précipités , isolé , et cherchant à se raccrocher au
bâtiment. A gauche 9 sur le fond^ et faisant Teffet
des petites actions oU mêlées latérales aux deux
combats de terré, autres Vaisseaux couverts de
combattants , éloignés , éteints , et chassant en
devant le bâtiment du milieu. J'aurais deviné
d'avance cette distribution. On a changé d'élé-
ment ; mais c'est la même routine. D'ailleurs y
celui-ci est moins beau. Comme on y a plus en-
core affecté la Vigueur, il y a plus de papillotage.
L'action se passe au milieu des flots agités et
ééumeux.
MuiJtlNSS Bt TEJUPÉTSS.
MARÉE MONTANTE, ET AUTRES.
La marée montante; les animaux: qu'on passe
dans une barque , et qui descendent des montagnes.
Le paysage avec des animaux appartenant à un
homme de mérite , mais un peu singulier , je ne
s«ÛB point étonné qu'ils n'aient point été exposes.
Cet honnête homme, honnête^ et très-hoanête ,
fait peu de cas du genre humain , et vit beaucoup
444 SALON DE 1767.
pour lui. Il e^ receveur-général des finanees. II
s'appelle Randon de Boisset. Vous ne verrez pas
ses tableaux; mais vous saurez une.de ses actions ,
qui ne vous déplaira pasi Au bout de cinq à six
mois de son installation daps la place de fermier-
général , lorsqu'il vit Ténorme masse d'argent qui
lui revenait , il témoigna le peu de rapport qu'il y
avait entre son mince travail et une aussi prodi-
gieuse récompense; il regarda cette richesse 3i su-
bitement acquise , comme un vol , et s'en expliqua
sur ce ton à ses confrères ^ qui en haussèrent les
épaules ^ ce qui ne l'empêcha jpas de renoncer à
sa place., Il est très-instruit. Il aime les sciences ,
les lettres ^t les arts. Il a un très-beau cabinet de
peinture , des statues ^ des vases^ des porcelaines
et dés livres. Sa bibliothèque est double. L'une ^
des plus belles éditions ^ qu'il respecte au point
de ne le^ jamais ouvrir. Il lui suffit de les avoir et
de les montrer. L'autre ^ d'éditions communes^ qu'il
lit, qu'il prête, et qu'on fatigue tant' qu'on veut.
On sait ces bizarreries ; mais on les pardonne à la
probité , au bon goût, et au vrai mérite. Je l'ai
connu jeune ; et il n'a pas tenu à lui que je ne
devini^se opulent.
UNE MAtllNE.
On voit , à droite , un grand pan de murailles
ruinées , au-dessus duquel , tout-à-fait de ce côté,
une espèce de fabrique voûtée. Au pied de cette
r
SALON DE 1767. 445
fabrique^ des masses de roches. Plus vers la gauche^
au-dessus du même mur ^ et un peu dans l'en-
foncement, une assez haute portion de tour go-
thique ayec l'éperon qui Ja soutient. Sur le devant,
vers le sommet de la fabrique , un passage étroit ,
avec une balustrade conduisant de cette fabrique
ruinée à une espèce de phare. Ce passage est cons-
truit sur le cintre d'une arcade, d'où l'on descend
à la mer par un long escalier. Au pied du phare,,
sur le mén^e plan , vers la gauche , un vaisseau
penché à la côte , comme pour être, radoubé et
calfaté. Plus vers la gauche, un autre vaisseau.
Tout l'espace , compris entre 1^ fabrique de la
droite et l'autre coté de la toile ,. est mer. Seule-
ment , sur le devant, vers la gauche , il y a une
langue de terre , ou des matelots boivent , fument
et se reposent.
Très-beau tableau , d'une grande vigueur. La
fabrique à droite bien variée , bien imaginée , de
bel effet. Les figures y sur la langue de terre^ bien
dessinées et coloriées à plaisir. Si l'on voyait ce
morceau seul , on ne pourrait s'empêcher de s'é-
crier : 0 la belle chose ! mais on le compare mal-
heureusement avec un Vernet , qui en alourdit le
ciel , qui fait sortir l'embarras et le travail de la
fabrique > qui accuse les eaux de fausseté, et qui
rend sensible aux moins connaisseurs la différence
d'une figure^ qui a du dessin et de la couleur, mais
qui n'a que cela; la différence d'un pinceau vigou-
44^ SALON DE 1767.
veux y mais âpre et dur , et d'iiae harmoBie de
natum ; d'un original et d'uGue belle imitation ^
de Virgile et de Lucain. Le-Loutkerbourg test fait
et bien &it. Le Vemet est crée*
/
UNE TEMPÊTE.
On voit 5 à ^liche^ un grand itidber. Sur une
longue saillie de ce roclier s'ëlevant à pic aud^és-
sua des eaux^ un homme agenouillé, et courbe%
€[ui tend une corde à un^Halbeurc^x qui se noie.
Voilà qui est bien in^aginë. Sur une avance^ a;U
pied du rodier ^ un autre honime qui tourne le
dos à la mer , qui se dérobe avec les mains , dont
il se couvre le visage ^ les borreurs de la tempête ;
cela est bien encore» Sur le devant , du mémecdté^
un ^enfant noyé , étendu sur le rivage ^ et la mère
qui se désole sur son eafant. M. Lotttfae;rbou.rg ,
cela est mieiu^ , maïs ne vous appartient pas; vous
avez priis cet incident à Vernet« Au même endroit,
plus vers la droite , un époux >qui soutient sous les
bra« sa femme nue , et moribonde . Ni cela^ non
plua 9 M. Xioutberbdurg 9 autre incident emprunté
de Vemet. Le reste >est une mer orageuse^ des
eaux agitées "et couvertes d'écume. Aju^essus de^
eaux un eiel obscur, qui^se résout en |>iuie.
Tableau eru, dur, ^ons mérite, sans e^Set,
pemt de réminiseence de plusieurs ai^es. Pla-
giat, des eaux de Loutberbourg sont feii^sses, ou
celles de Vernet. Ce ciel de Louf faerbotlrg est so-
/x
SALON DE 1767. 447
lide et pesant ^ ou les mêmes ciels de V^niet oot
trop de légèreté 5 de liquûiité et de moirvemeot.
M. Loutherbourg V £^ll^z voir la mer» Voua êtes
èatre des étables^ et l'onVen apeiiçoit; maïs tous
n'avez Jamais tu de tempêtes.
AUTKE tEMPÉTE.
A droite > roclies formidables , dont les proévii*
nêcioes s'élancent Ters la mêr, et sont suspendues
en voûte au**dessiiis de la snrfoce des eaux^ Sur ces
roches , plus sur le devant ^ autres roches moins
considérables 9 mais plus avancées dans la mer.
Dans UDC espèce de détroit ou d'anse formée par
ces dernières , une mer qui s'y porté avec fureur.
Sur leur penchant j dans la demi-teinte , homme
assis , sotrtenant par La tête uQe femme noyée 9
qu'un auti^e , sur la pente en dessous^ ^ porte par
ies pieds. Sur l'exti^mité d'une de ces roches
eintrées du £»nd y la plus isolée ^ la plus l^in jetée
sur les Itots ^ un spectateur ^ les brais éjLendiis ,
effrayé > stup^it ^ et regardant les flots en UsU
endroit où vraisemblablement des malheujre^x
viennent d'être brisés , submergés. Autour de ces
masses escai^pées ^ hérissées j inégales ^ sur le de*
vaut et ^ians le lointain ^ des &ats soulevés et écu-
1A6UZ. Vers le fond y ^ur la gauche .^ un vaisseau
battu de la tempête* Toute cette scène ôbscurene
reçoit du jour que d'un endroit du ciel ^ à gauche^
oh les nuées sont moins épaisses. Ces nuées vont ^
44^ SALON DE 1767.
en se condensant , en s'obscurcissant ^ sur toute
l'étendue des eaux. Elles sont comme palpables
vers la gauche.
Les eaux sont du3res et crues.. Pour ces nuées ^
Vernet aurait bien su les rendre aussi denses, sans
les faire mattes, lourdes, immobiles çt compactes.
Si les ciels , les eaux , les nuées de Loutherbourg
sont durs et crus > c'est ta suite de sa vigueur af-
fectée , et de la difficulté de mettre d'accord ,
quand on a forcé de couleur , quelques objets.
P^YS^GES.
CASCADES.
 droite , masse de rochers, Cascade entre ces
rochers. Montagnes sur le fon4- V6rs la gauche ,
au-delà des eaux de la cascade, sur une terrasse
ass(3z élevée , animaux et pâtre , une vache cou-
chée, une autre vache qui descend dans l'eau > une
troisième arrêtée , sur laquelle le pâtre , debout et
vu par le dos , a les bras appuyés. Tout-à-fait vers
la gauche , le chien du pâtre , ensuite des arbres et
du paysage
Arbres lourds , mauvais ciel , à l'ordinaire ;
pauvre paysage. Cet artiste a communément le
pinceau plus chaud. Mais , me direz-vous , qu'est--
ce que peindre chaudement? C'est conserver sur
la toile, aux objets imités , la couleur des êtres
SALON DE 1767. 449
de la nature ^ dans toute sa force ^ dans toute sa
vérité^ dans^tous ses accidents. Si vous exagé-
rez^ yous serez éclatant^ mais dur ^ mais cru.
Si vous restez en deçà , vous serez peut-être doux^
moelleux^ harmonieux^ mais faible «^ Dans l'un
et l'autre càs^ vous serez faux^ à vous juger à la.
rigueur^
■ -. • - -, -
AUTRE PA.YSAGÏ»
J'aperçois des montagnes à ma droite ;^lus sur
le fond 9 du même côté^ le clocher d'une église de
village ; sur le devant> en m'avançant vers la gau-^
^^che^ un paysan assis sur un bout de rocher '^ son
chien dressé sur les pattes de derrière , et posé sur
ses genoux; plus bas et plus à gauche^ une laitière
qui. donne 9 dans une écuelle^ de son lait â boire
au chien du berger. Quand une laitière donne de
son lait à boire au chien , je ne sais ce qu'elle re-
fuse au berger. Autour du berger, sur ie de-
vant , moutons qui se reposent et qui paissent.
Plus vers la gauche, et un peu plus sur le fond ,
des bœufs, des vaches; puis une mare d'eau.
Tout-à-fait à ma gauche , et sur le devant , chau-
mière , maisonnette , petite fgibrique , dei^rière
laquelle, des arbres et des rochers qui terminent
la. scène champêtre , dont le centre présenté des
montagnes dispersées dans le lointain ; montagnes
qui. lui donnent de l'étendue et de la profondeur.
Salons, tomk ii. :39
45o SALON DE 1767.
La lumière rougeàtre ^ dont elle est ëeWiree , est
bien du -soir; et il y a quelque finesse dans l'idée
du .tableau.
AUTEE PAYSAGE.
Il y a un tableau de Vernet qui semble avoir été
fait exprès pour être comparé à celui-ci , «t faire
apprécier le mérite des deux artistes. Je voudrais
que ces rencontres fussent plus fréquentes. Quel
]»rogrès,n'en ferions-nbus pas dans la connaissance
de la peinture ? En Italie ^ plusieurs musiciens
composent sur les mêmes paroles. En Grèce , plu-
sieurs poètes dramatiques traitaient le même su-/,-
jet* &i Von instituait la même lufte entre les pein-
tres > avec quelle chaleur n'irionsHtious pas au Sa-
lon? quelles, disputes ne s'élèveraient pas entre
nous? Et chacun s'appliquant à motiver sa préfé-
rence ^ quelles lumières^ quelle certitude de ju-
gemeatu'acquerrions-'nouspas? D'ailleurs , croit-
on que la crainte de n'être que le second n'excitât
pas d^ rémulation entre les artistes , el ne les por-
tât pas à quelques efforts de plus ?
Des particuliers^ jaloux de la durée de l'art
pfirmi nous 9 avaient projeté une souscription ^
une liOterie. Le prix des billets devait être em-
ployé à occuper les pinceaux de natre académie.
Les tableaux auraient été exposés et appréciés. S'il
y avait eu moins d'argent qu'il n'en fallait ^ on
SALON DE 1767. 45î
aiirait augmenté le prix du billet. Si le fond de
la loterie ayiait excédé la valeur des ta})leaux , le
sui^lus aurait été reversé sur la lot^ie suivante.
Le gain du premier lot consistait à entrer le pre-
mier dans le lieu de rexposition , et à choisir le
tableau qu'<»n aurait préféré. Ainsi il n^y avail
d'autre ji^ge que le gagnait. Tant pis pour lui> et
tant mieux pour celui qaï choisissait après lui ^
si 9 négligeant le jugement des artistes et du pu-
blic y il s'en tenait à son goût f)articuli6r. Ce
projet n'a pokit eu lieu y parce qu'il était em^
barrasse de difiereQtes difficultés ^ qui , dispa-
raissent -en ^suivant là mianière, simple dont je l'ai
conçu.
La scène monl:re à droite le sommet d'un vieux
idiàteau au-dessous des rochers, Dans ces rochers^
trots arcades pratiquées. Au long de €es arcades ^
un torrent, dont les eaux, resserrées par ùneautne
masse de roches qui s'avancent encore plus sur
le devant , viennent se briser , bondir ,, couvrir. de
leur écume ► un gros quartier de pierre brute ,
et s'échappeat ensuite en petites nappes $ur 1^
eotés de €# obstacle. Ce J;orrent , ees eaux , cette
foasse font un très-bel effet et bien pittoresque.
Au-delà de ce .poétique local, les eaux se répaonr-
d^nt et forment un étang. Au-delà des arcades ,
«m peu plus sur le fond et vers la gauche , on dér-
cfwyre Ae sommet d'i^n nouveau rocher couvert
4'arbiaâtes et de plant€» sauvées* Au pied de ce
39.
452 SiLLON DE 1767.
rocher ^ un voyageur conduit un cheval charge de
bagages^; il semble se proposer de grimper vers
les arcades par un sentier coupé dans le roc ^ sur
la rive du torrent. Il y a , entre son cheval et lui ,
une chèvre. Au-dessous de ce voyageur ^ plus sur
le devant et plus sur la gauche , on rencontre une
paysanne montée sur une bourrique. L'ânon suit
sa mère. .Tout*à-fait sur le devant, au bord de
l'étang formé des eaux du torrent , sur un plsin
correspondant à rintervalle qui sépare le voya-
geur qui conduit son çheVal , de la paysainne af-
fourchée sur son ânésse , c'est un pâtre qui mène
seâ bestiaux à l'étang. La scène est fermée à gauche
par une.haute masse de roches couvertes d'arbus-
tes , et elle reçoit sa profondeur des sommités de
montagnes vaporeuses qu^qn a placées au loin , et
qu'on découvre entre Ifes roches de la gauche et la
fabrique de la droite.
Quand Vernet nç remporterait pas de très-loin
sur Loutherbourg , par la facilité, l^efTet, toutes
les parties du technique , ses compositions se-
k*aient encore plus intéressantes que celles de son
antagoniste. Celui-ci ne sait introduire dans ses
compositions que des pâtres et des animaux. Qu'y
voit-^ii? Des pâtres et des animaux; et toujours
des pâtres et des animaux. L'autre y sème des
personnages et dès incidents de toute espèce | et
ces personnages et ces incideiits, quoique vrais ,
ne sont pas la nature commune des champs. Ce-
SALON DE 1767. 455
pendant ce Vernet, tout ingénieux, tout "fécond
qu'il est, reste encore bien en arrière du Pous-
sin du côté de l'idéal. Je ne vous parlerai point
de MArca^ie de celui-ci , ni de son inscription
sublime , Et ego in Arcadia. a |||yivais aussi
dans la délicieuse ArCadie. » Mais voici ce qu'il
a montré dans un autre paysage plus sublime
peut-être, et moins connu. C'est celui-ci, qui
sait aussi quand il lui plaît/ vous jeter du mi-
lieu d'une scène champêtre l'épouvante et l'ef-
froi ! La profondeur de sa toile est occupée par
un paysage noble:, majestueux, immense. Il n'y
a que des roches et des arbres; mais ils sont im- .
posants. Votre œil parcourt une multitude de
plans différents depuis le point le plus voisin de
vous, jusqu'au point de la scène \^ plus enfoncé.
Sur un de ces plans-ci , à gauche , tout-à-fait au
loin , sur le fond , c'est un groupe de voyageurs
qui se reposent, qui s'entretiennent, les unSxassis,
les autres couchés; tous dans la plus parfaite sécu-
rité* Sur un autre plan , plus sur le devant, et oc-
cupant le centre de la toile , c'est une femme qui
lave son^ linge dans une rivière; elle écoute. Sur un
troisième plan, plus sur la gauche, et tout-à-fait
sur le devant , c'était umhomme accroupi ; mais il
commencé à se lever et à jeter ses regards mêlés
d'inquiétude et de curiosité vers la gauche et le
devant de la scène; il a entendu. Tout-à-fait à
droite et sur le devant , c'est un homme debout ^
454 SALON DE 1767.
transi de tendeur , et prêt à s'enfiiifr ; il a tu. Mais
qui est-ce qui lui imprime cette terreur ? Qu^a^
t-îl vu? Il a vu , tout-à-fait sur 1^ gauche et sur
le devant, une femme étendue à terre, enlacée
d*unf énormflÉerpent qui la dévore et qui Fen-
traîne au fond des eaux, où ses bras, sa tête et
sa chevelure pendent déjà. Depuis les voyageurs
tranquilles du fond jusqu'à ce dernier spectacle
de terreur, quelle étendue imniense, et sur cette
étendue, quelle suite de passions différentes , jus-
qu'à vous qui êtes le dernier objet , le terme de
la composition ! Le beau tout ! le bel ensemble !
Cest une seule et unique idée qui a engendré
le tableau. Ce paysage, ou je me trompe fort,
est le pendant de VArcadie; et Ton peut écrire
sous celui-ci (pofô? (1); et sous le précédent xoî
Voilà les scènes qu'il faut savoir imaginer ,
quand on se mêlé d'être un paysagiste. C'est à
l'aide de ces fictions , qu'une scène champêtre de-
vient autant et plus intéressante qu'un fait histo-
rique. On y voit le charme de là nature avec les
incidents les plus doux ou les plus terribles de la
vie. Il s'agit bien de montrer ici un homme qui
passe ; là , un pâtre qui Conduit ses bestiaux , ail-
leurs , un voyageur qui se repose ; en un autre
endroit, un pêcheur, sa ligne à la main , et les
(i) La crainte. Edit».
(2) La pitié. Édït».
SALOIf DE i^. 455
yeux attachés sur les eaux. Qu'est-ce que cela
signifie ? Quelle sensation cela peut-il exciter en
moi? Quel esprit, quelle poésie y a-t*il là-
dedans? jSans imagination on peut trouver ces ob-
jets , à qui il ne reste plus que le mérite d'être
bien ou mal placés , bien ou mal peints ; c'est
qu'aT£^nt de se livrer à un genre de peinture quel
qu'il soit, il faudrait avoir lu, réfléchi, pensé ;
c'est qu'il £aiudrait s'être exercé à la peinture his-
torique qui conduit à tout. Tous les incidents du
paysage du Poussin S(>nt liés par une idée corn-*
mune , quoique isolés , distribués sur différents
plans , et séparés par de grands intervalles, l^s
plus exposés au péril , ce aontceux qui en sont les
plus éloigné^. Ils ne s'en doutent pas ; ils sont tran*
quilles ; ils soqt heureux ; ils s'entretiennent de
leur vdyage« tiélas ! parmi eux, il y a peut-être un
époux que sa femme attend avec impatience, et
qu'elle ne rç verra plus ; un fils unique que sa mèr6
a perdu de vue depuis long-temps , et dont elle
sQi^pire en vain le retour ; un père qui brûle du
désir de rentrer dans sa famille ; et le monstre ter-
rible qui veille dans la contrée perfide doi^t le
charjsne l^s a invités au repos, va peut-être tromr
per toutes ces espérances. On est tenté , à l'aspect
de cette scène, de crier à cet homn^e qui se lève
d'inquiétude , fuis ; à cette femme qui lave son
linge , quittez votre linge , fuyes ; à ceô voyageurs
qui se reposent ; que faites- vous U ? fuyez , mes
456 $ÀLON DE 1767.
amis ^ fuyez. £st-<;e que les habitants des caïupa-
gnes^ au milieu des occupations qui leur sont
propres ^ n'ont pas leurs peines ^ leurs plaisirs ,
leurs passions^ Tamour, la jalousie ^ l'ambition?
leurs fléaux^ la grêle qui détruit leurs moissons^
et qui les désole ; l'impôt qui déménage et Tend
leurs ustensiles; la corvée qui dispose de leurs
bestiaux ^ et les emmène ; l'indigence et la loi qui
les conduisent dans les prisons? N'ont-ils pas aussi
nos vices et nos vertus ? Si , au sublime du techni-
que y l'artiste flamand avait réuni le sublime de
l'idéal , on lui élèverait des autels.
TABLEAU d'animaux.
On voit, à droite^ un bout de roche; sur cette
roche ^ des arbres; au pied le pâtre assis. 11 tend,
en âouriamt, un morceau de son pain à une vache
blanche qui s'avance ^ers lui , et sous laquelle
l'artiste a accroupi une autre vache rousse. Celle-
ci est sur le devant , et couvre les pieds de la va-
che blanche. Autour de ces deux vaches , ce sont
des moutons , des brebis , desbéliers , des boucs ,
des chèvres. Il y a une échappée de campagne.
Sur le fond, tout-à-fait sur la gauche, un âne
s'avance de derrière une autre fabrique de roche,
veips des ^chardons parsemés autour de cette niasse
qui ferme la scène du côté gaUche.
Beau , très-beau tableau , très-vigoureusement
SALO)îï DE 1767. 457
ettrès-sageipent colorié.. Animaux \rais, peints et
éclairés largement. Les trebis > les chèvres , les
boucs , les béliers et Fane sont surprenants. Pour
le pâtre et tout le côté droit du tableau , s'il pa-
raît un peu sourd , c'est peut-être le défaut de l'ex-
position , l'effet de la demi-teinte , t[ui est forte.
Le ciel est un des plus mauvais y des plus lourds
de l'artiste : c'est un gros quartier de lapis-lazuli
à couper aSrec le ciseau d'un tailleur de pierre.
On peutâ'asseôir là-dessus , cela est solide. Jamais
corps ne divisera cette épaisseur en tombant. Point
d'oiseau qui n'y périsse étouffé. Il ne se meut
point ; il ne fuit point; il pèse sur ces pauvres bê-
tes. Vernet nous a rendus difficiles sur les ciels.
Les siens sont si légers , si rares , si vaporeux , si
liquides ! Si Loutherbourg en avait le secret ,
conime ils feraient valoir le reste de sa composi^
tion! les objets seraient isolés , hors de la toile ;
ce serait une scène réelle. Jeune artiste , étudiez
donc les ciels : vous voulez être vigoureux , j'y
consens ; mais tâchez de n^étre pas dur. Ici ; par
exemple , vous avez évité l'un de ces défauts , sans
tomber dans l'autre ; et le vieux Berghem aurait
souri à vos animaux.
/
I
4^ SALON DE 1767.
LE DEDATfS b'xTrfE ÉTABLE p ÉCLAIRÉE DE LA LUMIÈRE
NATURELLE.
Deux bœufs couchés , Tun la tête tournée vers
la gauche^ et sur, le devant ; l'autre la tête tournée
vers la droite , et le corps presque entièrement
couvert du premier. A gauche , sur le devant ,
mouton couché et qui dort. Du même côté , sur
le fond, pâtre étendu à plat-ventre sur de la
paille. La lumière naturelle entre par une fenêtre
carrée ouverte au mur latéral de la droite. Il
faut voir la beauté et la vérité de ces animaux,
Feffet du rideau de lumière qui glisse sur eux ; .
comme ils en sont frappés, comme ils en sont
largement éclairés , comme ils sont dessinés.
J'aime mieux un pareil dessin que dix tableaux
communs.
■ ?
LE DEDANS d'uNE ÉTABLE , ÉCLAIRÉE DB LA LUMIÈRE
d'uKB LANTERNE DE CORNE.
En entrant dans cet étable par la gauche, ou
trouve des cruches et autres ustensiles champê-
tres ,* puis la lanterne de corne suspendue à un
chevron de la toiture; au-dessous un chien qui
dort ; plus , vers la droite , dormant aussi , le pâ-
tre , le dos étendu. sur de belle paille ; sous un rà-
SALON DE 1767. 459
telier tout-à-fait à l^ droite , un ânon couché sur
des gerbes. Je serais transporté de celui-ci , si je
n'avais pas vu le premier. <
SCÈNE CHAMPÊTRE ÉCLAIRÉE PAR LA LUNE.
Imaginez à gauche une grande arcade; sous
cette grande arcade ^ des eaux; entre des nuages
le disque de la lune, dont la lumière faible et pâle
frappe la partie supérieure de la voûte ou arcade^
et éclaire la scène. Aii pied de la voûte , sur le
devant , une chèvre; fen s^avançant vers la droite^
toujours sur le devant, des moutons et des vaches;
depuis rihtérieur de la voûte, sur toute la lon-
gueur du fond , une fabrique ruinée , dont le som-
met est couvert d^arbustes. Sur un plan qui par-
tage à peu près en deux la profondeur ^ un pâtre
sur son âne. Au-dessous , un peu pluâ sur la droite,-
un bélier et des moutons. Sur le devant, quelques
masses de pierres. Des roches couvertes d^arbustes
ferment la scène vers la droite. C'est encore un
très-beau dessin.
L'artiste semble s'être proposé à peu près le
même local et les mêmes objets à éclairer de toutes
les lumières différentes qu'il s'agit de distinguer,
avec du blanc , du brun et du bleu. Il n'a oublié
que le feu. Après de pareilles études , il ne tom-
bera pas dans le défaut si fréquent et si peu re-
marqué , je ne dis pas dans les paysages , mais
dans toutes les compositions, de n'employer qu'un
46o SAliON DE 1767.
seul corps lumineux , et de peindre toutes les
sortes de lumières.
LE DEDANS d'uNE ÉCURIE ^ ÉCLAIRÉE d'uNE LANTERNE
DE CORNE PLACÉE SUR LE DEVANT.
On voit y à gauche , les têtes de quelques bétes
à cornes. Sur le fond ^ un pâtre s'en allant vers
la droite, avec une botte de paille sous chaque
bras. La lanterne , posée à terre sur le devant,
l'ëclaire par le dos ; plus. , à droite et au premier
plan , un âne debout, qui brait. Autour de l'ani-
mal importun, des moutons couchés. Tout-à-fait
à droite et sur le fond , un râtelier avec du foin.
Les précédents ne déparent ni celui-ci ni les
suivants.
LE DEDANS d'une ÉCURIE , ÉCLAIRÉE PAR UNE LAMPE.
•
A gauche, une petite séparation tout-à-fait dans
l'ombre et sur le devant ,. où l'on voit un pâtre
assis sur un grabat , se frottant les yeux , bâillant,
s'éveillant. Au-dessus de sa tête , des planches ,
sur lesquelles des pots et autres ustensiles. Au-delà
de la couche du pâtre , en dedans de l'écurie , po-
teau d'où partent plusieurs chevrons , à l'un des-
quels la lampe est suspendue. Au pied de ce po-
teau, paniers et ustensiles. Proche la lampe, plus
sur le fond , des chevaux. Vis-à-vis ces chevaux,
un bouc. Sur un plan entre les chevaux et le bouc,
un autre pâtre. Proche de celui-ci , un ânàn. Au-
SALON DE 1767. 4&i
tour de l'ânon , en allant vers la droite , quelques
moutons. Au-dessus des moutons , sur le fond ,
N,
vaches s'acheminant avec le reste des animaux
vers uîie grande porte ouverte à droite, à l'angle
intérieur jàn mur latéral droit* Tout-àrfait de ce
côté , attenant à la porte sur le devant, fabrique
de bois. Au pied de cette . Êibrique , des sacs de-
bout , un crible et d'aiitres ustensiles.
AUTRE DEDANS d'ÉCUBIE , ÉCLAIRÉE d'uKE LAMPE.
A gauche, fabrique de bois. Sur une planche
attachée à un poteau, lampe allumée. Au pied de
ce poteau , pâtre endormi , son chien à ses pieds.
Puis un amas de foin , une grande vache debout.
Autour de cette vache , sur le devant , dés mou-
tons couchés et un ânon accroupi.
Fermez les yeux, prenez dé ces six dessins le
premier qui vous tombera sous la main;' et soyez
sûr d'avoir une chose précieuse. Je ne sais si , à
tout prendre, ils ne sont pas plus faits dans leur
genre que les tableaux de l'artiste. Ici , il n'y a
rien à réprendre.
5o. AUTRES DESSINS SUR DIFFÉRENTS PAPIERS.
> C'est un berger à droite , assis à terre , le coude
appuyé sur am. bout de. roche; ses animaux se
r^pDsant devant lui. C'est un souffle , mais cW
liB souffle de la nature et de la vérité. Beau dessin.
46^ SALON DB 1767.
crayon large , grands animauxj économie de tra-
vail merveilleuse.
Le livret annonce d'antres morceaux sous le
même numéro 5o; mais je ne me les rappelle pas.
Je ne le$ regrette pas pour vous; la meilleure
diescription dit si peu de chose I mais bien pour
moi qui les aurais vus.
Et vous voilà tiré de Loutherbourg ^k qui certes
on ne saurait refuser un grand talent. Cest une
belle chose que son tableau d'animaux. Voyez cette
vache blanche^ comme elle est grasse ! plus vous la
regarderez de prèè , plus le faire vous en plaira ; il
est touché comme un ange. Le Combat sur terre, le
Combat surm^er, la Tempête, lé Calme, le Midi,
le Soir, six morceaux qui appartiennent au comte
deCreutz, sont tous fort beaux et d'un bel effet. H
y a des terrasses , des roches, des arbres , des eaux ,
imités à miracle, et d'un ton de couleur très-
chaud , très-piquant. Dans la Bataille sur terre,
son morceau de réception , le coi^) de canon , ou
plutôt ce ciel , cette fumée teinte d'un feu rou-
geâtre , est bien ; le cheval blanc dessiné à ravir,
belle croupe , tête pleine de vie. L'animal et le
cavalier von,t tomber. Le cavalier se renverse en
* arrière ; il a abandonné ses armes ; son cheval est
sur la croupe. Les armes sont faites avec préci-
sion , et il y a là un tact tout particulier^. Boucher
.m^arréta par le bras, et me dit: Regardes fa^n
c« morcejau; c'est «n homme que cela f L'antre
(
SALON DE 1767. 4^5
cavalier ^ sur le fond , allonge le bt-as^ en laissant
tomber son sabre. Un des blessés, sur le detant,
a une ëpée passée à . travers les flancs , et tente
inutilement de l'arracher. Il est bien dessiné ; el
son expression est forte. La touche vigoureuse d^s
soldats morts y le bipillant mat de l'acier donnent
de la force au-devant du tableau. La terrasse e^
chaudement faite , heurtée .. coloriée. Â l'angle
droit 5 on escalade un fort. La teinta y est très-
vaporeuse, les soldats ajustés à la manière de
Salvator-Rosa ; mais ce n'est pas la touche fière
de celui-ci. Si vous voulez bien savoir ce que c'est
que papilloter en grand , arrêtez-vôus un moment
encore devant le Combat de mer^ et vous sentirez
votre œil successivement attiré par différents ob-
jets séparément très-lumineux, sans avoir te temps
de s'arrêter, de se, reposer sur aucun. Les com-
battants n'y manquent pas d'action» Ce sont des
Turcs, d'un côté, de l'autre des soldats cuirassés.
Ce tableau est plus soigné et moins beau. A la
Tempête, le local est trop noir, les vagues lour-
des , la pluie semblable à une trame de toile, à un
réseau à prendre des bécasses ; il est monotone ,
point de clair, pas la moindre liieur ; les figui^s
très-bien pensées, très-maussadement coloriées.
he Calme est roussâtre et sec. A cet instant, les
objets sont comme abreuvés de lumière , effet
très-difficile à rendre. On n'obtient de grandes
lumières , que par l'opposition des ombres ; et à
464 i SALON DE 1767.
midi 5 ^out est brillant^ tout est clair; à peine y
a-t-il de l'ombre dans ^ la campagne ; elle y est
comme détruite par la vigueur des reflets. Il n'eu
reste qu'au fond des antres ^ dans les cavernes ,
où l'obscurité est redoublée par l'éclat général.
Faible à la lisière des forêts , il faut ^'y enfoncer
pour l'y trouver forte. Le Sùir est peint chaude-
ment : ou voit que la terre est encore brûlante.
IjCS arbres ne sont pas mal feuilles. Loutherbourg
en j^out touche fortement, et spirituellement. Re-
venez sur le tableau d'animaux, liegardez le che-
val chargé de bagage, et son conducteur; et dites-
moi s'il était possible de faire cet animal avec
plus de finesse , et ce bagage avec plus de ragoût.
Au morceau où la laitière^.donne de son lait au
chien de berger , le jchien est de bonne couleur ,
les figures sont bien dessinées , ^t la dégradation
de la lumière prolonge , du centré du tableau à
une distance infime , la campagne et le lointain.
J'ajouterai 3 de ses dessins , qu'il était impossible
d'y montrer plus d'esprit, plus d'intelligence.
C'eût été bien dommage qu'une canne à pomme
d'or égarée dans, sa maison eût privé l'Académie
d'un aussi grand artiste ; cependant peu- s'en est
fallu. Quand on éveille la jalousie par un grand
talent , il ne faut pas prêter le flanc du côté des
mœurs. La furie de ce jeune peintre se jette sur
tou|:; mais c'est dans les batailles surtout qu'elle
se déploie^. En lui pardonnant sa manière de py—
SALON DE l'j^j. 465
ramider 9 sa disposîtlan est bien ëten4ue ; ses
groupes s'y multiplient sans confusion f sa couleur
est forte y les effets d'ombres et de lumières sont
grands; ses, figures noblement et aaturellement
dessinées^ leurs attitudes yariées; ses combat-
tan;ts bien en action ; ses morts ^ ses mourants ^
ses blessés bien jetés^ bien entasses *sotts les pieds
de ses chevaux; ses animaux vrais et animés ; ce
sont des bataillons rompus ^ des postes emportes^
lui feu perçant à travers les rougeâtres tourbillons
de la poussière et de la fumée ; du sang 9 du car-
nage y un spectacle, terrible. A l'une de ses tem-
pétes^ sa mer est trop agitée aux parties éloignées
du tableau. La chaloupe qui coule à fond ^ le
mouvement.de l'eau sont bien rendus-^ si ce n'est
qu'il est absurde que de frêles bâtimients tentent
un abordage par un gros temps^ ou^ comnie disent
les marins ^ par une mer trop dure^ Encore une
fois j Loutherbourg a un talent prodigieux; il a
beaucoup vu la Nature^ mais ce n'est pas chez elle^
c'esft en visite chez Berghem^ Wôuvermàns et
Vernet. Il a de la couleur. Il peint d'une manièice
ragoûtante et facile. Ses efïets sont picjuants. Dans
ses tableaux de paysages ^ il y a quelquefois des
figures qui visent un peu à l'éventail ; j'en appelle
à l'un de ses tableaux du matin ou du soir ^ et à
cette petite femme qu'on y. voit montée sur un
cheval, avec un petit chapeau de paille sur la tête,
et noué d'un ruban sous son cou. Avec cela , c'est
Salons, tomi n. 3o
466 âALOM DE 1767.
an furieuse garçon ^ et qui n'en restéirâ pas otl il
eâ «st; suitout fti ^ ea s'assujé tissant un peu plus
à Tiétude du vrai^ ses compositions viennent à
perdre je ne «aïs quoi de romanesque et de iTatti^
qu'ion y sent plus aisément qu'on ne le peut dire.
Son grand tableau de bataille Ta élevé au rang
d'académicien j^^t e'efit ma loi un beau titre. C'est
le plus beau , celui qui caractérise le mieux Un
grand maître* Des dix-huit morceaui (|u'il a ex-
posés 5 il n'y en a pa6 un , où Ton ne débôûvre
des beautés. Ce qui lui manque petit s'acquérir.
On n'acquiert point ce qu'il a. Qu'il aille , qu'il
regarde y et qu'il fesse provision de phéhomènes.
Si ses dessins sur papier blanc au crayoh roiigeont
moins d'effet que Cfcux sur papier bteu , cela tieiit
éerlainement à la couleur du papier et du crayon.
Un dessin sur papier blanc et à la sanguine est
nécessairement plus égal de ton^ de touche et d'ef-
fet ; mais en général ils sont d'un prix inesti-
mable. Mon ami ^ y avez—vous bien pris garde ?
Avez^vous observé combien ils sont jfins et Spiri-
tuels? Quel effet! quelle touche! quel ragoAtf
quelle vérité ! Àh ! les beaux dessins ! Berghèm
ne les désavouerait pas. Au reste ^ n'oublier pas
que j<ô ne garantis ni mes descriptions , ni mon
jugement sur rien j mes descriptions, parce cju'il
n'y a aucune mémoire sous le cifel qui puisse rap-
porter fidèlement autant de compositions diverses;
mon jugement , parce que je ne suis ni artiste, ni
SALOIM D£ 17^7. 4^
fiséme amatear. Je vov^ dis 6eu).««ri«iit ce que je
pense ; et je vous 4e dis avec toute ma franchise.
S'il m'arrive d'un moment à Fautre de me contre-
dire , c^est que d'un monienjt à l'autre j'ai été
dii^ersçment affecté ^ également impartial quand
je ioue et qve je jne 4édis d'un éloge ^ quand je
Uâmetét qiue j^e me dépars dfC ma ccitique. Bon^
neE'iin sftgne d'appveihatîon à jues Femarques^
Ifirsqu'eiies, vous paraîtrovit iHilides , et laissa iw
autres pour ce qu'elles sont. Cbacwi a sa mamève
de voir, de penser^ de sentir. Je ne priserai la
mienne ^ que quand elle se trouvera conforme à
la vôtres et ciela .1]^ dit ime if^t je laoïitifiEç
mon ckejaû^iSiaasjii^ soucier 4iu ri^ste 9 i^^^è^ itvoir
murmuré tout bas à l'oreille de l'ami Louther-
bourg : Votre femme est jolie ; on le lui disait
avant qu'elle vous appartînt : qu'on continue à
le lui dire depuis qu'elle est 'à vous , à la bonne
heure , si cela vous convient autant qu^à elle; mais
faites en sorte qu'on puisse oublier sans consé-
quence , sur son lit ou le vôtre , son chapeau , son
epée ou sa canne à pomme d'or. Madame Vassé,
.etiant d'autres moitiés d'artistes que je nomme-
rais bien^ ont aussi des lits; mais on*y retrouve
tout Ce qu'on y oiiblie.
« «
Xes .portraits de lAefihaLjfs .«pnl m oBi^irvaî^ de
dessin, de couleur et du reste , qu'ils* ont l'itfcr
_ 5o.
468 SALON D£ 1767.
d'être iaits en dépit de Fart et du bon sens. Celui-
ci ne HQViS rainera pas en copies. Je ne ressemble
pas à l'usurier d'Horace :
Quanto perditior quisque est, Uintodcrius urget '.
Quand je blâme .^ je fronce le sourcil ; et cela
ne m'amuse pas. Voici cinq ou six personnages
qui vont me donner de l'humeur. Si je ne me hâte
pas de m'en débarrasser y je ne sais plus quand
TOUS aurez, la suite.
L'ÉPICIÉ.
l52. JÉSUSr-CHRIST ORBONKE A SES DISCIPLES DE LAISSER
APPROCHER LES ENFANTS Qu'oN LUI PRÉSENTE.
Tableau cintre de sept pieds neuf pouces de haut, sur sept pieds six
pouces de large. -
De même hauteur et de la moitié de la lar-
geur, à gauche du précédent. Saint -Charle-
magne.
De même hauteur et de la moitié de la largeur
du premier , à droite et en regard avec Saint-Char-
lemagne, Saint-Louis.. Les deux derniers cintrés
comme le premier.
Avez-Tous vu quelquefois > au coin dçs rues ,
de ces chapelles ^ que les pauvres habitants de
Sainte-Reine promènent sur leurs épaules, de
' nus Un bomme est pauvre , plus il Técrase. Horat. Sermon.
iib. I , Sat. II, vers. ij5. Ébit». .
n
SALON DE 1767. 4^
bourg en ville j c'est une espèce de boîte cin-
trée y qui renferme un tableau principal ^ et dont
les deux vantaux y peints en dedans y ndontrent
chacun: l'image d'un Saint^ quand la boite ou cha-
pelle portative est ouverte? Eh bien ! tout juste
de la même forme .et de là même forcé ^, le tableau
précèdent et les deux suivants. C'est là chapelle
des gueux de SainterReine ; et ce l'est si bien y
qu'il n'y manque que les charnières , quej'y au-
rais peintes furtivement , si j'avais été un- dés po-
lissons de l'école.
Au fond de la boîte , c'est le Christ, n'ordon-
nant pas à ses disciples de laisser approcher les
petits enfants y comme le peintre le dit ; mais les
recevant, les accueillant. Ainsi L'Epicié n'a su ce
qu'il faisait ; et c'est le moindre défaut dé sonî ou-
vrage; Le Christ est assis sur un jpàlihier ; autour
de lui y vers la gauche y sont plusieurs petits en-
£sints , filles et garçons, qui lui sont présentés par
leurs mères, leurs frères, leurs grand'mères. A
droite , derrière le palm,ier , deux où trois apôtres
en mauvaise humeur.
Sur le vantail à droite, Saint-Loùis; sur le Van-
tail à gauche , Saint-Charlemagne.
Le tableau du milieu est cru y sec et dur ,
comme il les faut pour appeler la populace aux
carrefours. Figures raides , découpées , appli-
quées les unes sur les autres , sans plan , sans
mouvements , fortes enluminures. Quel sujet , ce-
47^ 8AL0N DE 1767.
pendant poor nn grand maître , par le charme et
la rariétë des natuiM f Imaginez ce Christ , ces
apôtres ^ ces pères ^ ces mères y ces grand'mères ,
ces petites fiOiles, ces petits garçons ^ peints par
wn Raphaël.
Sans avoir vu le Saini^Louis , on ne devine pas
combien il est plat ^ ignoble , sot et bête. C'est
à peu près comme nos anciens sculpteurs nous
le montrent en pierre > aux portails des églises
gothiques.
Le Saint-Charlemagne est un gros spadassin ;
le ventre tendu en devant , la tête ébouriffée et
renversée en arrière^ la main gauche fièrement
«^puyée sur le pommeau de son épée» Il est im-
possible de le regarder , sans M rappeler la figure
du. feu Gro&-Thomas.
Si M « L'Épicié veut placer ces trois tableaux
en enseigne à sa porte ^ je lui garantis la prati-^
que de tous ces gens ijai chantent ^ans les rues,
montés sur des escabeaux , la baguette à la main ,
4 côté d'une longoe pancarte attachée à un grand
bâton y et montrant comment le diable lui appa^
rut pendant la nuit, comment il -se leva et s'en
alla dans la chambre de sa femme qui donnait.
Le. voilà qui va. Voilà le diable qui le pousse. Le
voilà dans la chambre de sa femme. Voilà sa
femme qui dort. Comment son bon ange lui re-
tient la tnain , lorsqu'il allait tuer sa femme. Voilà
le bon ange. Voilà le méchant époux avec son cou-
t^H* Le Yoilà qui a le couteau levé. Voilà k hm
augQ qui lui retit^ut Isi Hiain ? ^ Qœie^a ^ et omterm^
J^ lui gari^utis l'^ntreiprise de XwA^% les diapeUet
d^ Sktint&rReiiu^ ^ 9Utr^ Umix > Uat en; Bmnisa
qu'ailleurs ^ eii le$ pays»u9 «nallieuii^eu]^ ai«iettt
maux meiMlior dans les graudes i4Hea» y que d«
l^teir daus \em% villages y k cultiTer deai terras >>
où iU déposeraient Jleui:^ simeurs y et qui Ae peu-^
dr^ieut pai^ w^ ép pcmr le» sHniprir ; k muiusi qu'il
n -aiuie |i^ieiui:t eierc^' les d^uoi: Ufiétie^ à le feùs^
faiiseï la curiqsité > et la luodertrer..
LA CONVERSION DE SAINT-PAUL *.
La lumière d'crii se fit entendre la voix' qui di-
sait: Saute {i) y S&uhy gmd 7nepersequeri8?^pB!tt
de Fangle supérieur ^uehe du tableau. Cette
gloire est bte» hunineuse. Le Saint , renverserons
cette direction > est aussi bien renversé. Il est en-
veloppé de la masse des rayoi»s qui le fihappent y
mais quiue le frappent pasàssez pittoiresquement;
il aurait ilillu de la verve ^ pour hii donner un air
de foudre ; et L'Épicié n'eu a pas. Le casque s'est
séparé delà tête y et il est à terre au-dessous. Plus ,
à droite , vu par le dos , courbé en devant , et
*■ Voyez le Salon d^ i'j65 , tqm» y^t pag^ i5S, le mèôa« w^t
traité par Deshays. Ëdit*.
(i) Noos observerons en passant que le premier nom du con-
▼er^ dfe Damai est Saul; et qu^on ne sait pas bien pourquoi il a
prô lenofli an VvêL imr».
47^ SALON DE 1767.
sortant du fond , un soldat relève Saul ^ le secourt^
en appuyant une main entre ses épaules y et Tau-
tre sur sa poitrine. Sur un plan plus enfonce , et
correspondant au persécuteur terrasse 9 vu deface^
un soldat Sur son cheyal. Le cheval tranquille^ et
plus brave que l'homme qui est fort effrayé y mais
à la vérité d'un faux effroi , d'un effroi de théâtre.
Ce gros soldat joue la parade. Tout-à-fait sur le
fond , autour dé ce grotesque personnage , et der-
rière son officieux camarade , des têtes de satel-
lites épouvantés. Tout-à-fait à gauche , sous la
lumière fiilminante^ abattu , troublé , effaré , le
cheval de Saul^ dont les jambes sont embarras-
sées dans les siennes. Ce cheval est «beau , et sa
crinière flotte bien. Tout cela n'est ni mal entendu^
ni mal ordonné. La gloire m'a paru be^le. La lu-
mière forte et vraie. Le cheval a,ssesL be^u , mais
faible de touche > et. sans humeur. Le Saul a les
yeux fermés 9 comme il doit arriver à un hoipme
ébloui; mais il est petite chiffonné^ ignoble de
caractère ^ plus mort que vif. Ce bras droite qu'il
tient étendu en l'air ;» est vraiment hors delà toile;
l'autre bras ^ ainsi que la main , sont bleuâtres; ce
qui suppose^ contre la vérité^ de la durée dans
une position contrainte. Ces soldats du fond sont
assez bien effarouchés; et le tout est mieux dessiné^
mieux colorié qu'il n'appartient à L'Épicié. Le che-
val de son gros hollandais ventru qui fait la pa-
rade^ est de bois« Mais est-ce que L'Épicié voudrait
SALON DE 17%. 4?^
devenir quelque chose? faire le second tome de
* La Grénée? Je n'en crois rien.
UN TABLEAU DE FAMILLE.
II y a là de quoi désespérer tous les grands ar-
tistes , et leur inspirer le plus parfait mépris pour
le jugement public. Si vous en exceptez: le Clair
de lune de Vernet, que beaucoup de gens ont ad-
miré sur parole , il lï'y en a peut-être pas un au-
tre qui ait arrêté autant de monde , et qu'on ait
plus regardé que celtii-cî . Cest un vieux prêtre
qui lit l'Ancien ou le Nouveau Testament au père^
à la mère^ aux enfants rassemblés. Il faut voir le
froid de tous ces personnages; le peu d'esprit et
d'idées qu'on y a mis ; la monotonie de cette scène ;
et puis cela est peint gris et symétrisé. Ce prê-
tre parle de la main^ et se tait de la bouche. Sa
raide soutane a été exécutée sur lui par quelque
mauvais sculpteur en bois; elle n'est jamais sortie
d'aucun métier d'ourdissage. Ce n'est pas ainsi
que notre Greuze se retire de ces scènes-là , soit
pour la composition ^ le dessin y les incidents , les
caractères ^ la couleur. M. L'Epicié y laissez là ces
sujets; ils exigent un tout autre goût de vérité que
le vôtre. Faites plutôt.... rien. Je ne vous décris
pas ce tableau. Je n'en ai pas le courage. J'aime
mieux causer un moment avec vous des jugements
populaires dans les beaux-ai^s. Je serais long , si
je voulais; mais rassurez-vous^ je serai court.
474 SiàLON DE 1767.
Le mérite d'une esquisse , d'une étude ^ d'une
ébauche , ne peut être senti que par ceux qui ont ^
un tact trè&-délicat , très-fin , très-délié , soit na-
turel , soit développé et perfectionné par la vue
b^l^tuciUe de difféi^ptes iioiages du beau en ce
gwre^ ou par les g^us fnéines^ de X'o^fi. Avai^t que
d'allei* pl^s Iqin > vous me demai)df^3 ce q^c^ c'est
qiie ce tuet ? je v^us l'ai déjà dit ^ c'est une^ kabi-
tttde dei j vg^r ^reup^eoi^ prép^irée par de^ qu^li^
naturelles y et fmdée: sur des phén^mèi^s et de$
Mipérienoea^ dont la mémoire ne potis est pas ]^é-
sente. Si lea phéoomèo^ pqus; étaient préseiirts 9
nous pourrions sur-rle-rchamp veudre qompte de
poti^ jilgeiawt ; et bous a,ui^i^ U soiwce. lifi
Bp^moir^ des expériqneea et des phépqmèii^ ne
j^yjks ét£int pa» présente 9 uou4 Q'en jiige^s pas
moip^ sûrement ^ pous m jugeons m^« plus
proHtptementjnQus iguorqnSf c^ qui qoiusf déter^-
mme^ et nous avens ce qu eq apfi^llie t^t, îii^iiiQt^
e^rit de Ja cko$te y %<&^ naturel. S'il arrive: qu'qu
demande à un bomme de gaùt Ja raison de £K>n
jugemeiitf, que fait41;? il rêve; il se promène; il
se rappelle > ou les modèles qu'il a vu& , ou les
phénomènes de \^, nature^ ou les passions du cpdur
bumaiq ^ en un mot, tes expérieucea qu'il 9 |(Mte&;
n^t-à-dire^qu'il-devieutsa^v^nt. U«? même bomn^e
a le tact sur certains objets > et la scieqee sur
d'autres. Ce tact est préparé par des qiiolitéa que
la nature seule donne. Farcourez toutes les fonc-
SALON DE 1767. 4?^
ttona de la me y toutes les sciences , tous les arts ,
la danse ^ la musique > la lutte ^ la course; et vous
recoimaitrez dans les orgues une aptitude propre
à ces fonctions : et de même qu'il y a une organi-
sation de bras , de cuisses , de jambes , de corps ^
propre à Fétat de porte*&ix y soyez sûr qu'il y a
une organisation de tête propre à l'état de peintre^
de poète et d'orateur^ organisation qui nous est
inconnue y mais qui n'en est pas moins réelle > et
sans laquelle on ne s^élète jamais au premier
rang; c'est un boiteux qui yeut être coureur.
Rappelez -Yous toutes les études^ toutes les ccm-
naissances nécessaires à un bon peintre > à un
peintre ne ; et vous sentirez combien il est difficile
d'être un bon juge y un juge né en peinture. Tout
He monde se croit compétent sur ce point ; pres-
que tout le monde se trompe : il ne faut que se
promener une fois au Salon y et y écouter les jii-
gements divers qu'on y porte y pour se convaincre
qu'en ce genre ^ comme en littérature y le succès^
le grand succès est assuré à la médiocrité y l'heu-
reuse médiocrité qui met le spectateur et l'artiste
commun de niveau^ 11 faut partager une nation
en trois classes ; le gros de la nation qui forme
les mœurs et le goût national ; ceux qui s'élèvent
au «^dessus sont appelés des fous, .des hommes
bizarres y des originaux ; ceux qui descendent au-
dessous y sont des plats , des espèces. Les progrès
de l'esprit humain y chez un peuple y rendent ce
47^ SALON DE 1767.
plan mobile. Tel horn-me vit quelquefois trop long-
temps pour sa réputation. Je .vous laisse le soin
d'appliquer ces principes à tous les genres , je
m'en tiens à la peinture. Je n'ai janSais entendu
faire autant d'éloges d'aucun tableau deVan-Loo ,
de Vemet ^ de Chardin ^ que de ce maudit tableau
de famille de L'Épicië y ou d'un autre tableau de
famille , plus maudit encore, de Voiriot. Ces in-
dignes croûtes ont entraîné le suffrage public ; et
j'avais les oreilles rompues des exclamations qu'ils
excitaient. Je m'écriais : ô Vemet ! 6 Chardin ! ô
Casanové ! ô Loutherbourg ! ô Robert ! travaillez
à présent; suez sang et eau, étudiez la nature ,
épuisez-vous de fatigue, faites des poèmes sublimes
avec vos pinceaux ; et pour qui ? pour une petite
poignée d'hommes de goût qui vous admireroi4^' '
en silence , tandis que le stupide , l'ignorant vul-
gaire , jetant à peine un coup d'œil sur vos chefs-
d'œuvre , ira se pâmer , s'extasier devant une en-
enseigne à bière, un tableau de guinguette. Je
m'indignais et j'avais tort. Est-ce qu'il en pouvait
être autrement ? Il faut que le chancelier Bacon
reste ignoré pendant cinquante ans; lui-même
l'avait prédit de son propre ouvrage. Il faut que
le Traité du i>rai Mérite par Le Maître de Claville
ait en deux ou trois ans de temps cinquante édi-
tions.' Celui qui devance son siècle ; celui qui
s'élève au-dessus du plan général des mœurs com-
munes , doit s'attendre à peu de suffrages ; il doit
SALON DE 1767. 477
se féliciter de l'oubli qui le dérobe à la persécu-
tiojl. Ceux qui touchent au plai^ général et com-
mun y sont à la .portée de la main ; ils sont persé-
cutés. Ceux qui s'en élèvent à une grande distance^
ne sont pas aperçus ; ils meurent oubliés et tran-
quilles y . ou comme tout le mopde , ou trèsyloin
de tout le monde. C'est ma devise.
AMAND.
l35. S0UMA.N II FAIT PÉSHABILLER DES ESGLAVE5
EUROPÉENNES.
11 n'y était pas , et je ne vous conseille pas de
leregretter. Je n'ai jamais vu d'Amand que des
' tableaux froids ou des esquisses extravagantes.
Plusieurs dessins y plujsieurs mauvais dessins
dont ne je parlerais pas , sans un de ces traits
d'absurdité sur lesquels il faut toujours arrêter les
yeux des enfants. C'est une figure d'homme vu par
le dos^ les mains appuyées à la manivelle coudée
d'un tambour de puits. Il y a dans ces machines un
moment oii le coude de la manivelle rend la po-
sition du bras de levier très-haute. Il faut alors ,
ou que l'homme abandonne la manivelle , ou que
. ses bras puissent atteindre à cette hauteur, les
poings fermés , sans quoi, la machijne revient sur
elle-même, et le poids redescend. Or , on donne-
rait un demi-pied de plus au tourneur d'Amand,
48o SALON DE 1767.
Les nudges répandus entre eux sont pareillement
jaunâtres 9 et achèyent de rendre la comparaison
exacte. M. Fragonard ^ cela est diablement fade.
Belle omelette^ bien douillette y bien jaune et bien
brûlée.
UNE TÊTE DE YIEILLARD.
Cela est faible , mou y jaunâtre y teintes variées^
passages bien entendus^ mais point de vigueur. Ce
vieillard regarde au loin; sa barbe est un peu
monotone , point touchée de verve ; même repro-
che aux cheveux, quoiqu'on ait voulu Téviter.
Couleur fade. Cou sec et raide. M. Fragonard ,
quand on s'est fait un nom, il faut avoir un peu
plus d'amour-propre. Quand , après une imniense
composition , qui a excité la plus forte sensation ,
on ne présente au public qu'une tête, je vous de-,
mande à vous-même ce qu'elle doit être.
PtUSIBUBS DESSIIfS.
Pauvres choses ! Le paysage est mauvais.
L'homme appuyé sur sa bêche ne vaut pas mieux.
J'en dis autant de cette espèce de brocanteur , as-
sis devant sa table dans un fauteuil à brks. La
mine en est pourtant excellente.
SALON DE 1767. 481
MONNET.
l4l- UNE MAGDELEINE EN MÉDITATION.
Tableau ovale.
UN CHRIST EXPIRANT SUR LA CROIX.
Ce Christ n'est point au Salon. Monnet n'ayait
apparemment pas eu le temps de l'expe'dier. Le
Christ est malheureux en France. Il est bafoue par
nos philosophes^ déshonore par ses prêtres , et
maltraite par nos artistes.. Au sortir des mains
de Pierre , il tomba dans celles de Bachelier, qui
Fa livré cette année à Parrocel, à Brenet , à L'Épi-
cié 9 à Monnet qui le tient à présent.
La Magdeleine de celui-ci est sans couleur , sans
expression 9 sans intérêt , sans caractère^ sans
chair; c'est une ombre ^' c'est un morceau détes-
table de tout point. On voit, à droite, un rocher.
Devant ce rocher, une grande croix de bois. A
genoux, et les bras croisés, la sainte pécheresse.
Derrière elle , un autre rocher. On ne sait ce que
c'est que cela. C'est une image de papier blanc ,
une découpure de Hubert , mais mauvaise , ^ans
la précision des contours , seulement aussi mince ^
aussi plate , et très-insipide , quoique nue. Au
pont Notre-Dame , chez Tremblin , pourvu qu'il
en veuille, car il est difficile. La religion souffre
ici de toute part.
SilLOMS. TOME II. 3l
t,
4^2 SALON DE if&j.
Je ne sais ce que c'est que VHermite lisant. On
dit qu'il n'est pas sans mérite. Chardin l'a pour-
tant caché. Pour les dessins et les esquisses ^ mal-
heureusement on les Toit.
TARAVAL.
REPAS DE TANTALE.
Tableau de ^atre pieds de large, sur trois pieds neuf pouces de haat.
Je Teux mourir 9 si ^ ni tous^ ni moi y ni per-
sonne ^ eût jamais deviné le sujet de ce tableau.
A droite , un palais. Au-deyant de la façade d«
palais 9 sur le fond ^ des femmes qui élancent de
joie leurs bras vers un enfant. Un peu plus vers
la gauche y et tout^'-feit sur le devant y une femme
ageaouâllée y tendant aussi les bras au même en-
fant, qu'elle se dispose à recevoir d'un vieillaid y
qui le lui présente de côté y et sans la regarder.
Ce vieillard y c'est Jupiter. Je le reconnais à l'oi-
seau porie^foudre y qu'il a sous ses pieds. Sur le
fond^ une table couverte d'une nappe. Au-delà
de cette table y des dieux et des déesses y portés
sur des nuages y comme dans une décoration d'o-
péré, et jei|ant des regards d'indignation et de
terreur sur ce qui «e passe .vers la gauche. Voilà
un double intérêt bien marqué. M'indignerai-je
avec cenx"^i^ ou joindrai-je ma joie à celle des
premiers? Au-dessous de Jupiter sévère^ je vois
un scélérat qu'on se prépare à lier. H est déses-
SÂLON^DE 1767. 485
perc- Il regarde la terre. U $e fmppè k fr*iM: du
psing. A côté de ce bri^od , car il en a bîeot
Tair ^ on jeune bomme qui lui à i^aifii le bra^ ^ qvA
tient une chaîne <ie sa main gaucHe^ et qui aerre
si fi)rt cette chidne , qu'<m dirait q^'il craint plti$
qu'elle ne lui échappe que son^eoupable. Ce jeune
homme 9 c'est Mercure; je le reconnais aux ai*^
les y dont il est coiffe ; ou plutôt c'est un paysan
ignoble , quelque satellite déguisé qui les lut a
¥olées,
. £h bien ! mon anû 9 voiUi ce qix'il plaît à l'artiste
d'appeler ie Mepaa cl^ Tantale. l\ a beau dire >
c'est rinstant où Jupiter > s'apercevant qu'on lui
a servi à manger l'enfant de la maison ^ le re^^
suscite 9 le rendit sa mère^ et condamne le père
awc fers. Je lui repondrai toujours , ce sont trois
instants et trois sujets très-distingués. L'instant du
repas n'est point celui de l'ea&nt ressuscité. L'ins-
tant de l'enfant ressuscité n'est point celui de l'en-
fant rendu; et l'instant de l'enjËsmt rendu n'est point
eelui de la condamnation du père. Aussi fatras de
figures 9 d'effets et de sensations contradictoiives.
Exemple excellent du défaut d'unité. Ces gens sans
^erye et sans génie ne sont effrayés de rien. Us
ne soupçonnent seulement pas la difficulté d'une
composition. Voyez aussi comme ils s'en tirent.
La mère de Pélops , petite n^ine rechignée. Tan-
tale, bas coquin, gibier de Grève. Tout le terri-
ble réduit à la flamme rougeàtre d'un pot à feu ,
3i.
484 SALON DE 1767.
ëleve à gauche sur un guéridon. Mais , me dirét*
TOUS ^ ces défauts sont peut-être rachetés par un
faire merveilleux? Oh ! non. Cependant, trouvez,
si vous le voulez , le Tantale chaudement colorié.
Dites que le Jupiter est beau , que sa tête est no-
ble; ajoutez encore que le tout n'est pas sans effet ,
à la bonne heure.
VÉNUS ET ADONIS.
Adonis est assis; on le voit de face* Son chien
est à côté de lui. Il tient son arc de la droite.
Sa gauche est je ne sais où. U a sur ses genoux
une peau de tigre. Sur un grand coussin d'étoffe
argentée , Vénus est étendue à ses pieds. On ne
la voit que par le dos. Ce dos est beau , et l'ar-
tiste le sait bien , car c'est pour la seconde fois
qu'il s'en sert. La tête d'Adonis est empruntée d'un
Saint Jean de Raphaël , comme Raphaël emprun-
tait la tête antique d'un Adonis pour en faire un
Saint Jean. Aussi cette tête est-elle bien coloriée.
De la manière dont ce sujet est composé , il ne
peut guère y avoir que le mérite du technique.
La figure principale tourne le dos ; et un dos n'a
pas beaucoup d'expression: Voyez pourtant ce
dos y car il en vaut la peine ^ et la manière dont
cette figure est assise sur son coussin y la vérité
des chairs , et du coussin.
SALON DE 1767. 4^5
JEUNE FILLE kGàÇkTXT SON CHIEN DEVANT UN MIROIR.
La tête de la jeuqe Fille et le chien ont de la
vie , du dessin , sans couleur.
UNE TÊTE DE BAGGHINTE.
On la voit presque par le dos, la tête retour-
nëe. On prétend qu'elle est d'un pinceau vigou-
reux. J'y consens. Son expression est bien d'une
femme enthousiaste ou ivre , mais souffrante y non
comme une Pythie qui se tourmente et qui cher-
che à exhaler le Dieu qui l'agite , mais, souffrante
de douleur. L'enthousiasme, l'ivresse et la souf-
france affectent les mêmes parties du visage ; et
le passage de l'un de ses caractères contigus à
l'autre est facile.
HERCULE ENFANT, ÉTOUFFANT DES SERPENTS,
AU BERCEAU.
Esquisse.
On voit à droite une suivante effraye'e> puis
Alcmène et sou ëpoux. Celui-ci saisit son enfant
et l'enlève de i^on berceau. Dan^ le berceau voi-
sin, le jeune Hercule, assis, tient par le cou
un serpent de chaque main , et s'efforce des bras ,
du corps et du visage , de les étouffer. Sur le
fpnd à gauche , au-delà des berceaux ^ des femmes
tremblent pour lui. Tout-à-fait à gauche , deux
autres, femmes debout : cellesrci sont assez tran-
quilles. De ce^ deux femmes, c^lle qu'on voit par
4S6 SALON DE 1767-
le do» montra le eiel de la main ^ et semble dîxe
à sa compagne : Voilà le fils de Jupiter. Du même
côte ^ colonnes. Dans Tentre-colonnement ^ grand
rideau qui y relevé par le plafond y vient faire un
dais aurdes^us des berceaux. Beàtt sujets digne
d'un Raphaël. Cette esquisse est fortement colo-
riée ^ maïs sans finesse de ton^; etlà^essufi ^ mon
ami ^ je tous renvoie a mon conte polisson sur le&
esquisses (t).
Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que
Fragonard^ m Fragonatd mietix que Taraval ;
maiscelui^i me parait plus voisin de la manière
et du mauvais style* La fricassée d'anges de Fra<»
gonard est une singerie de Bouchot. Outre les des-'
sins dont j'ai parlée il y ena d'autre.sde ce dernier
artiste > à la sanguine et sur papier bleu ^ qui
sont jolis et d'un bon crayon. Il y a de l'esprit
et du caractère. En général Fragonard a l'étoffe
d'un habile homme ; mais il ne l'est pas. Il est
fougueux ^ incorrect, et sa coiiletir est volatile. Il
peut aussi facilement empirer qu'atnander ; ce que
je ne dirais pas de Taraval. Il n'a pas assez re-
gardé les grands maîtres de l'école d'Italie. Il a
rapporté de Rome le goût, la négligence et ta
manière de Boucher , qu'il y avait portés» Mau-
vais symptôme , mon ami ! Il a conversé avec ies^
apôtres ; et il ne s'est pas converti. Il a vu les mi-
racles; et il a persisté dans son endurcissement,
(i) Page 398 de ce volume. Édït*.
SALON DE 1767. 4*7
il y a qvMlque temps (fw Centrai par carîo-
sîtaé dans, les aAeiiers de nos ëlèvest : je voua jure
qvL^îl y a des peintres' i PAcadémie y à qui ocb en-
fitnta-Ià ne céderaient pas la médaille. Il faut vaîr
ee qnf ils deriendront. Mais veus devriez laie» coeh
sctfUer à ces souverains ^ aTec lesquels voua avea
Fbonneur de correspondre ^ et qui ont à cœur la
naissance et le progrès des beaua-^^arts dans: leur
Empire ^ de fyuAet une école à Paria y d^ch les
élèves passeraient ensuite à une seoeode école fon-
dée à Rome. Ce moyen serait bien plgs sur que
d'appeler des artistes étrangers ^ qui périssant
transplantés comme des plantes exotiques dans des
serres chaudes.
149. RESTQUT.
LES PLAISIRS i/àKIGRÉOIY. -*^ DIOGàlfE D6Mill1>ÀI<T li^ÂU-
mOSïR A. U»£ STAJUB. -^ UN SÀIJilT^papSïO.
Voyez au Salon précédent (i) ce que je vous ai
dit de ces trois morceaux ; et n'en rabattez pas un
mot. Il y a dansje morceau $Anacréan, couleur ,
entente de lumières^ vigueur et transparence. Le
tout est d'un ton vrai et suave. Le corps , la gorgé
et les épaules de la courtisane sont de chair , et
peints dans la pâte à pleines couleurs. Le corps
Ôl Anacréon est bien modelé ; le bras qui tient la
(i) Tome vai| page 34^ eltuiv. fiwT«.
48d SALON t>E 1^7.
coupe fin de touche y quoique défectueux de des-
sin. Les étoffes étendues sur ses genoux sont belles.
La jambe droite^ qui porte le pied en ayante sort
du tableaul La cassolette et les vases ^ d'un faire
recherché^ sans attirer Fattention aux dépens
des figures. Mais je persiste : VAnacréon est un
charretier ivre, tel qu'on en voit sortir sur les
six heures du soir des tavernes du faubourg Saint-
Marceau. La courtisane est une grenouille; si
elle était debout à côté de VAnacréon y son front
n'atteindrait pas au creux de son estomac : c'est
accoupler une Lapone avec im Patagon. Le site
est tout-à«-fait bizarre. Ah I monsieur Restout,
que dirait votre père s'il revenait 'au monde et
qu'il vît cela ? Jusqu'à présent on ignorait que les
pompons, les étoffes de Lyon à fleurs d'argent,
les cirsakas , fussent en usage chez les Grecs : où
est le costume et la sévérité de l'art?
Votre Diogène ressemble à un gueux qui tend
la main de bonne foi ; et puis il est sale de cou-
leur.
Pour votre Saint-Bruno y c'est un très-joli mor-
ceau , bien dessiné , bien posé , tout-à-fait intéres-
sant d'expression , largement drapé , peint avec
vigueur et liberté, bien éclairé, bien colorié ; on
le prendrait pour un petit Chardin , quand celui-
ci faisait des figures. Que ne suivez -vous ce
genre ?
Quand on expose une tête seule , il faut cpi'elle
SALON DE 1767. 489
soit très'belie; et celle de ce chanteur de rue^ de
ce gueux ivre , demandait une exécution merveil-
leuse^ pour en excuser le bas caractère. Moins le
sujet d'une composition est important^ moins il
intéresse > moins il touche aux moeurs^ plus il faut
que le faire en soit précieux. Qui est-ce qui regar-
derait les Téniers, les Wouvermans, les Ber-
ghem^ tous les tableaux de l'école flamande y la
plupart de ces obcénités de l'école italienne ^ tous
ces sujets empruntés de la fable ^ qui ne montrent
que des natures méprisables , que des mœurs cor-
rompues ^ si le talent ne rachetait le dégoût de la
chose? Les originaux sont d'un prix infini; on ne
fait nul cas des meilleures copies ; et c'est la diffi-
culté de discerner les originaux des copies , qui a
fait tomber en France les tableaux italiens. On ne
dupe plus que les Anglais. M. Baudouin , lisez ce
paragraphe , et profitez-en.
M. Restout^ je reviens à vous. Que pensez-vous
du contraste de cette tête ignoble àiAnacréon avec
les vases précieux qui l'entourent et les riches étof-
fes qui le couvrent? Jetez un voile sur le reste de
votre composition ; ne montrez que cette tête , et
dites-moi à qui elle appartient. Et votre Diogène ^
de bonne foi, lui voit-on le moindre trait qui in-
dique l'esprit de son action ? Où est l'ironie ? oii
est la fierté Cynique? est-ce là cet homme dont
Sénèquea dit que celui qui doute de sa félicité
peut aussi douter de celle des dieux? Votre Saint-
49^ SALON DE 17(97.
Bruno est très^-bieû > je ne m'ea dédia pas ; mais
n'y a-tr«il point là de plagiat?
Ce qui £àche y c'ert que ces talents naissants y
qui ont décora notre Salon cette aounée y iront en
s'étéighant ; ce scmt de prétendus maîtres qui au*
raient grand besoin de retourner à l'éeelèsôiis des
maîtres sévères qui les châtiassent.
JOLLAIN.
l5^. I'aMOÛR KNCHAtNIÏ PAR LES GRACES.
Imaginez l'Amour assis sur une petite éminence,
au milieu des trois Grâces accroupies; et ces Grâ-
ces n'en ayant ni dans leurs attitudes ^ ni dans leurs
caractères > maussadement groupées ,■ maussade-
ment peintes^ la tête de rAmour si féminisée^
qu'on s'y tromperait^ même à jeun. Ni finesse^
ni mouvement , ni esprit* Trois filles pag trop
belles 9 pas trop jeunes y passant des guirlandes de
fleurs autour des bras et des pieds, d'un innocent
qui les laisse faire* Ni verve , ni originalité^ ni
pensée , ni faire. Qu'est-ce donc que cela signifie?
Rien. C'est barbouiller de la toile y et perdre de
la couleur.
BÉLISAIRE.
Ce n'est pas un tableau , quoi qu cil disô le li-
vret, c'est une mauvaise ébduche* Cela est$igris>
si blafard , qu'on a peine à discerner les figures y
SAISON DE 1767. 49 «
et ^e ma lorgnette de Passement ^ qui colore les
objets ^ a manque son effet sur ce tableau. Qu'estn
ce que M. JoUain ? C'est. . • « c'est un mauvais pein-
tre; c'est un sot ; qui ne sait pas que celui qui tente
la scène de Bélîsaire s'impose la loi d'être sublime*
Il faut que la chose dise plus que l'inscription ^
date obolam Belisario ' 9 et cela n'est pas aisé. A
droite^ presque au centre de la toile ^ Bélisaire as*
sis. Du même côté^ étendue à terre ^ sia fille ^ la
tête penchée sur le bras de scm père y qui lui serre
la main. Au pied de Bélisaire $ une leyrejtte qui
dort. Tout-à-fait à droite y le dos tourné à son
époux et à sa fille , les yeux couverts de ses mains ,
et la tête posée contre un mur ^ la femme de Béli*-'
saire. A gauche ^ sur le fond ^ un jeune homme qui
demande l'aum&ne dans le casque du général
aveugle* Autour de ce jeune homme, des passa-*
gers y un soldat les bras étendus et le visage étoùné^
ime femme qui délie sa bourse , quelques person-
nages qui conversent > parmi lesquels on en re-^
marque un qui, le doigt posé sur sa bouche,
semble recommander le silence aux autres. A
gauche^ un vestibule qui conduit à des bâtiments 1
à droite et sur le fond , des murs , une architec-
ture ; d'oà l'on conjecturé que la scène se passe
dans la cour d'un château , et que cette oompo-
sâtion , qui ne vaut pas les estampes de Gravelot ,
a été &ite d'après une situation de l'ouvrage ,
' Donnez une obolé à BéUstire. ' r
49^ SALON DE 1767.
très-médiocre et beaucoup trop vante , de Mar-
montel.
Le Belisaire est raide^ ignoble et froid. La fille
n'est pas mal de position et de caractère ; mais , et
cette fille , et la mère qui tourne le dos à la scène ,
sont prises du Testament cVEudamidas ( i ) , où
elles sont sublimes , on n'a fait que les séparer.
Toutes ces figures dispersées à droite ne disent
rien , mais rien du tout. L'enfant qui demande
l'aumône dans le casque est une idée commune ,
que l'artiste aurait rejetée s'il eût senti l'effet du
casque que Van-Dick a posé au pied de Belisaire.
Que fait là ce chien qui dort ? Quelle comparaison
de l'étonnement de ce soldat^ et du morne silence
du soldat de Van-Dick, qui , la tête penchée, les
mains posées sur le pommeau de son épée , re-
garde et pense ! Quelle différence encore dans le
choix du local ! Van-Dick fiit bien un autre
homme, lorsqu'il assit son héros sur une borne,
le' dos contre un arbre, son casque à ses pieds.
C'est qu'avec du génie , il est presque impoissible
de faire un bon tableau d'après une situation ro-
manesque , ou même une scène dramatique. Ces
modèles ne sont pas assez voisins de Nature. Le
tableau devient une imitation d'imitation.
Quand je vois des JoUain tenter ces sujets après
un Van-Dick , un Salvator-4\osa , je voudrais bie»
savoir ce qui se passe dans leurs têtes ; car enfin ,
(i) Tableau de Nicolas Poussin. Èdit«.
SALON DE 1767. 495
refaire Bélisaire d'après ces hommes sublimes ,
c'est refaire Iphigénie après Racine y Mahomet
après Voltaire. M. JoUain^ cela n'est pas modeste.
La composition y le dessin y l'expression générale^
le caractère du principal personnage y le clair-
obscur^ la couleur, l'effet, sont, je crois, des
parties sans lesquelles la peinture n'existe pas.
Or , il n'y a rien de tout cela dans le tableau de
JoUain. Ce tableau est donc nul. Ce JoUain m'a
l'air d'un cousin de Cogé ou de Riballier. Béli-
saire , le pauvre Bélisaire , après avoir ëte chanté
par Marmontel , proscrit par la Sorbonne (i) > il
ne lui manquait pour dernière disgrâce que d'être
peint par JoUain.
UN HERMITE.
Je me le rappelle : il est froid , léché et mau-
vais. Mauvaises mains, mauvaises et lourdes dra-
peries, barbe monotone, livre relié en parche-
min , sans ton , sans illusion ; tête faible de
touche. C'est JoUain , toujours Jollain.
(i) Le Bélisaire de Marmontel a été censuré et condamné par
la Sorbonne en 1767. Edit*.
FIN DU SECOND VOLUME DES SALONS.
-• r-
TABLE DES MATIERES
00NTBXUB8
DANS CE yOLUME.
SALON DE 1767.
page I
A MON ÀHi M. Grimm.
3
IVCchel Yan-Loo.
09
HaUé.
40
Vîen.
4^
La Grénée.
75
Satire contre le luxe à la manière de Perse.
145
Belle.
i55
Bachelier.
iSi
««ffiliardiii.
i56
Vcmet.
169
MiDet Francisque.
a4i
Lundberg.
a44
Le Bel
248
Vénevault.
aSo
Perroneau.
25 1
Droiiais^ Roslin, Yalade, etc.
aSa
Madame Yien.
254
Machy.
256
Drouais fils.
a58
Juliart.
259
Yoiriot.
263
Doyen.
264
Gasanoye.
295
Baudouin.
3o3
Roland de La Porte
3i6
1
^ Belldig^.
t*^ Le Prince.
Guerin.
Robert.
Madame Ther bouche.
PaiTOcel.
Brenet.
Loutherbourg.
Deshays.
L'Êpicié.
Amand.
Fragonard.
Monnet.
Taraval.
Restout.
Jollaîn. V
TÀBLfi DES^ MATIÈRES.
■\
355
%4
4i5
i^S
429
452
467
468
-479
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487
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